Ce n’est qu’en 1956 que sera publiée l’œuvre fondatrice de la pensée de Günther Anders, né Stern (1902-1992), connu jusque-là, inhabituel retour des choses, comme le premier mari de Hannah Arendt. Selon L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, réédité en 2002 par l’Encyclopédie des nuisances, c’est la technique qui déciderait désormais de nos existences. Nous ne maîtriserions plus rien. Autant dire que nous expérimentons désormais au quotidien cette autonomisation de la technique dont Anders nous avait avertis. Mais le lire aujourd’hui, alors que la menace d’une guerre nucléaire est peut-être plus proche que celle du « globocide », nous conduit à nous demander si nous devons continuer à faire l’autruche. Tous ces textes sont, à l’exception d’un seul, des rééditions, le plus souvent consultables en ligne. Leur lecture dans d’élégants imprimés est, ô combien, préférable.
Günther Anders, Le rêve des machines. Trad. de l’anglais et de l’allemand par Benoit Reverte, Allia, 144 p., 13 €
Günther Anders, Dix thèses sur Tchernobyl. Édition établie, introduite et commentée par Bruno Villalba. Trad. de l’allemand par Christophe David. PUF, 112 p., 9 €
Günther Anders, L’émigré. Trad. de l’allemand par Armand Croissant. Allia, 64 p., 7 €
Le rêve des machines est composé de deux lettres adressées au pilote-espion américain Francis Gary Powers, qui se trouvait alors dans la prison de la Loubianka, à Moscou, après avoir été capturé par la défense aérienne soviétique. Lorsqu’Anders lui envoie sa première lettre, l’espion attend sa condamnation, intervenue à l’été 1960. Powers n’effectuera pas la peine prononcée (dix ans de prison), il sera échangé contre l’espion soviétique Rudolf Abel (William Fisher) un peu moins de deux ans plus tard, en février 1962.
Anders entend ici réitérer l’expérience de sa correspondance avec Claude Eatherly, le pilote américain qui avait donné le « feu vert météo » pour larguer la bombe sur Hiroshima et ne s’en était jamais remis. Anders avait vu en lui un anti-Eichmann. Il pensait qu’à l’instar d’Eatherly, Powers avait exprimé de vrais remords lors de son procès. À ses yeux, il représentait une « figure exemplaire de la condition de l’homme contemporain, théorisée, dit son préfacier, sous l’expression “décalage prométhéen” ». Le développement des systèmes techniques avait connu, selon lui, « une réussite si fantastique que l’homme qui utilise des instruments aux effets démesurés n’est plus capable de se représenter, ni d’éprouver, ni d’imaginer, même après coup les conséquences de ses actes ».
Écrite un 6 août, « jour de mort d’Hiroshima », cette première lettre a été envoyée, mais il n’est pas certain en revanche que Powers l’ait reçue et lue. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que l’espion-pilote ait eu l’envergure d’un Eatherly. Il ne répondra jamais à Anders (ce qu’il aurait pu faire après sa libération). La seconde lettre, écrite trois semaines plus tard, restera dans les archives de Günther Anders, conservées à la Bibliothèque nationale d’Autriche. Elle n’a apparemment jamais été expédiée. Dans cet écrit inédit, Anders développe un parallèle avec Eatherly qui, en eût-il eu connaissance, n’aurait guère ému Powers – d’autant que, comme le lui concède Anders, il n’a pas, lui, 200 000 morts sur la conscience. Et pourtant, dit-il, Eatherly « tira simplement sur un levier, il ne savait simplement rien, il était l’incarnation de l’ignorance ». Powers comme Eatherly auraient été réduits à l’état d’instruments dont ils ne maîtrisaient pas la portée.
Anders n’avait pas encore anticipé la généralisation de l’usage des drones à partir desquels tuer est un jeu d’enfant. Ou presque. Dans Le Monde du 18 avril dernier, on pouvait lire le portrait de Skyba, le soldat ukrainien expert en drones tueurs : « À 23 ans, il a déjà rempli l’équivalent d’un cimetière et plusieurs hôpitaux russes […] Pour Le Monde, tout en pouffant de rire, il déclare : le vrai chiffre est bien supérieur. […] Il était parfaitement détendu, prompt à la plaisanterie », note, apparemment sans s’émouvoir lui non plus, le journaliste. Poursuivant le raisonnement d’Anders, on pourrait dire de ces nouvelles armes ce qu’il dit de la bombe. Dès lors qu’elle existait, elle devait servir. Deux semaines après qu’on a achevé de la confectionner, la bombe est « testée » sur Hiroshima, alors que le Japon a déjà fait savoir qu’il était prêt à capituler… « Mais la bombe était là. Et comme le triomphe des appareils tient au principe “existence oblige” – autrement dit, ils nous forcent, par leur simple existence, à reconnaître ce qu’ils peuvent comme un devoir –, la bombe prétend au droit, de son point de vue légitime, pour ne pas dire moral, à être utilisée. » On aimerait penser qu’il force un peu la note. Ce n’est pas certain.
Hanté par l’idée de la destruction de l’humanité, Anders assistera à ce qu’il avait prévu : une catastrophe nucléaire, celle de Tchernobyl, en avril 1986. L’occasion pour lui d’écrire ses Dix thèses sur Tchernobyl. Mais un retour en arrière s’impose. Car à peine le monde – si ce n’est tout le monde, certainement les victimes (comme lui) désignées de l’idéologie nazie – avait-il appris la mise à mort industrielle des Juifs et des Tziganes que la double explosion atomique de Hiroshima, le 6 août 1945, et de Nagasaki, trois jours plus tard, le plonge plus profondément encore dans la stupeur. La bombe atomique a une puissance incomparablement plus grande que les chambres à gaz dès lors qu’elle peut viser l’humanité entière et non « seulement » une part de l’humanité. Une puissance totale. Resté muet devant l’événement, Anders ne peut se défaire de cette « stupeur » que quelques années plus tard. Elle transformera, dit son préfacier, Bruno Villalba, « sa perception philosophique, notamment sa relation à la technique ». Toute son œuvre en découlera.
En juin 1986, Anders publie une « Adresse amicale au sixième congrès international des médecins pour l’empêchement d’une guerre nucléaire », intitulée « Dix thèses sur Tchernobyl ». La catastrophe qui vient d’avoir lieu confirme ses prédictions. L’adresse ne laisse guère d’espoir : « Chers contemporains du temps de la fin ». Anders rappelle sa série de « thèses » entamée en 1957. La première était intitulée « Hiroshima est partout ». En 1986, dit-il, on pourrait intituler la dixième : « Tchernobyl est partout ». Ces dix « thèses » seraient « une forme d’inventaire articulé de sa philosophie de l’existence ». Qu’on en juge : la première signale l’invisibilité du danger ; dans la seconde, Anders revendique le nom de « semeur de panique » qui lui a été attribué, renchérit même en admettant être « un semeur de panique professionnel » ; la troisième reconnait l’émotion qui le guide, elle n’hésite pas à juger « froids et bêtes » ceux qui qualifient son émotion d’irrationnelle ; dans la quatrième, Anders dénonce le mensonge de la distinction entre l’usage pacifique et l’usage guerrier du nucléaire – un missile, tout comme une centrale qui explose, apporte la mort ; la cinquième affirme l’impossibilité de soigner les victimes du nucléaire ; dans la sixième, il répond à l’accusation d’être un « ennemi du progrès » (« ce n’est plus au mode de production que nous sommes opposés, mais à l’existence des produits eux-mêmes ») ; la septième thèse conteste celle de l’épuisement des réserves de la Terre, notamment du pétrole ; dans la huitième, il désigne « les véritables terroristes d’aujourd’hui [qui] sont ceux qui font continuellement peur au monde en menaçant de le détruire » ; la neuvième thèse retourne une phrase de Clausewitz – la paix serait la continuation de la guerre par d’autres moyens ; dans la dixième, il entrevoit la possibilité, découlant des thèses précédentes, d’un « immense Hiroshima ».
Son style est direct, car « le temps presse ». Dans son essai, qui accompagne la présentation des dix thèses, Bruno Villalba retrace la relation de Günther Anders avec ses contemporains, qu’il s’agisse de Hannah Arendt, qui le suit sur son terrain, mais sans le promouvoir — sans doute va-t-il trop loin pour elle, engagée dans d’autres causes –, d’Ernst Bloch, dont il conteste le « principe Espérance », de Karl Jaspers, dont Anders était proche et qui voit une possibilité de réguler l’usage de l’arme atomique, ou encore de Hans Jonas, à qui il reproche d’être resté aveugle « face à l’apocalypse ». Aucun d’eux n’aurait eu sa clairvoyance. Au sein de ses contemporains, Anders longtemps cria dans le désert.
À juste titre, Villalba effleure un rapprochement avec la situation ouverte par l’invasion de l’Ukraine en février 2022 par le pays détenteur de la plus puissante arme atomique, évoquant la difficulté d’une réponse diplomatique en cas de menace. Agir en politique à l’heure de la bombe ? C’est bien là la question. Une guerre nucléaire ciblant les centrales nucléaires n’est plus la vision catastrophiste d’un « ennemi du progrès ». Elle pourrait être d’actualité. Bruno Villalba n’en tire cependant pas la conclusion qui consisterait à appeler à redoubler d’efforts diplomatiques : aucune guerre, même la pire qui soit dans toute l’histoire de l’humanité, n’a trouvé fin sans un compromis, dont on nous serine aujourd’hui l’impossibilité. Anders n’est plus là pour interroger : quel en sera le prix ?
Le dernier texte republié par Allia, L’émigré, quitte le terrain apocalyptique. Il fait partie des textes fondamentaux sur la perte de la langue maternelle, ce qui se produisit pour Anders, puisque, Juif allemand, il quitta l’Allemagne et sa langue dès 1933. L’émigré peut-il raconter sa vita, demande-t-il, quand il a plusieurs vitae ? Le fait que sa vie « singulière » ait été scindée et que, par conséquent, il ait eu plusieurs vies complique sérieusement le travail de la mémoire, « pour ne pas dire [qu’il] le rend impossible ». Émigré, Anders l’aura été pour toujours à l’âge de trente et un ans, lorsqu’il quitta Berlin à la suite de Bertolt Brecht, qui fut son ami (la notice Wikipédia consacrée à Anders dit que Brecht avait été arrêté. Faux : opéré d’une appendicite en février 1933, Brecht quitta l’hôpital sans faire ses adieux à quiconque après l’incendie du Reichstag et gagna Prague).
Dans le chapitre si justement intitulé « Le balbutiement comme forme d’existence », à propos des effets sur les manières de parler de l’émigré, « ballotté d’un pays à l’autre » et d’une langue à l’autre, Anders évoque ce que tout exilé expérimente en tentant de s’approprier la langue du pays d’accueil (ou de celui où il a pu échouer, comme il serait plus juste de dire) : un appauvrissement du niveau d’expression auquel des intellectuels comme Thomas Mann, ou Brecht, dit-il, se refusent, n’acceptant pas de « baragouiner ». Un problème que n’avaient pas « les bienheureux propriétaires de la langue universelle », à savoir les musiciens, qui se sentent pratiquement chez eux partout. Ces derniers, pensons à Kurt Weill, par exemple, cesseront pour la plupart d’être des « émigrés », contrairement à ceux qu’Anders appelle les « plumitifs attachés à leur dialecte provincial ». Tant pis pour la langue de Goethe. Mais pire encore : tandis que l’émigré passe douloureusement d’une langue à l’autre, sa propre langue commence à se détériorer [1].
Chassé d’un monde à l’autre, à peine arrivé sur un nouveau sol, l’émigré, dit Anders, doit effacer le souvenir du précédent pour être en mesure de remplir sa vie d’un contenu nouveau. De fait, il n’existe que parce qu’il a été la cible de persécutions : « on est à mes trousses – donc je suis ». Il n’y a que pour le persécuteur que l’émigré existe encore, dans sa volonté de le détruire. Hors de son atteinte, « nous devînmes de l’air ». D’où cette vague de suicides résultant de l’émigration : « l’absence de monde et la disette des relations sociales avaient en fait déjà consommé ceux qui se pendirent ou se jetèrent sous un train ». Pour les plus solides, le désir que leur existence soit reconnue les encourage à se hâter de se transformer en « immigrants ».
Anders rejoint Brecht : ce dernier ne cesse de dire au cours de son exil américain qu’il n’est pas un « immigrant », mais un « émigré », signalant ainsi qu’il n’a aucune intention de faire des États-Unis son pays. Il n’y est que de passage. Brecht, cependant, reste allemand, tandis qu’il ne reste plus à Anders que la langue comme patrie. Cette différence de rapport au pays d’origine entre les deux hommes souligne la spécificité de l’exil des Juifs allemands. Dans sa typologie des émigrés, c’est de Brecht et de ses semblables que parle Anders, lorsqu’il évoque ceux qui ne se sentaient plus appartenir à un pays, mais à une communauté de destin « sans que l’on puisse dire avec certitude si leur politisation fut la cause de l’entêtement avec lequel ils s’évertuèrent à demeurer des étrangers ».
Nous ne savons pas si la discussion s’est poursuivie après la guerre : Brecht rejoindra finalement la terre est-allemande, tandis qu’Anders refusera la chaire proposée par l’entremise d’Ernst Bloch en RDA – il reprochera à ce dernier ce qu’il appelle « sa manie de l’espérance ». Mais il fait partie du nombre dérisoire d’émigrés germanophones qui rentrèrent en Europe après la guerre. Renonçant à trancher entre les deux Allemagnes, il choisira plus ou moins l’Autriche, et, incapable cependant de s’établir définitivement en un seul lieu, il ne cessera de faire le va-et-vient entre l’Europe et le Nouveau Monde.
Dans l’interview accordée en mars 1985 à Fritz Raddatz de l’hebdomadaire Die Zeit, Anders parle encore de Bloch, disparu en 1977, estimant que l’auteur du Principe Espérance avait refusé de prendre acte de la situation nucléaire. « J’ai essayé maintes fois – il faut dire que nous étions intimes – de lui faire comprendre que la disparition totale du monde était une éventualité incontestable, que la vraie révolution, c’était une humanité capable de se détruire elle-même et qu’au regard de cet énorme changement de situation, non seulement pour l’homme, mais aussi pour toute vie, les distinctions que nous autres marxistes avions établies entre les systèmes de domination, et même entre les classes sociales, devenaient secondaires. »
L’un avait choisi l’espoir, l’autre le désespoir. Que pouvait-on attendre de celui qui écrivit aussi Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?
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Pour les germanophones : cet ensemble de textes, publié sous le titre « Der Emigrant », se trouve en ligne sur le site de la revue Merkur-Zeitschrift, juillet 1962.