Ceux qui dansent en attendant la fin du monde

L’ouvrage d’Édouard Morena suscite à la fois un rire sardonique et la consternation. L’auteur, enseignant en sciences politiques, a déjà publié Le coût de l’action climatique qui montrait comment des fondations dites « philanthropiques » étaient parvenues à orienter le débat sur le climat. Cette fois-ci, il s’applique, avec une grande précision et beaucoup d’exemples, à montrer comment les élites économiques et financières les plus astucieuses, s’associant à diverses célébrités, se sont emparées du problème. Cela leur permet non seulement de préserver leur situation mais, plus encore, d’accroître leur fortune. Pour ce faire, elles imposent l’idée qu’elles sont bien les seules, étant donné leurs qualités, à pouvoir piloter les solutions techniques destinées à enrayer le changement climatique à travers la décarbonation. Ainsi naît « un capitalisme vert », paré de toutes les vertus, et surtout indispensable, voire providentiel !


Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique. La Découverte, 168 p., 21 €


Il est piquant de constater que les ultra-riches, au mode de vie extravagant, se propulsent à la tête du combat contre le réchauffement climatique. En effet, il ressort que « la majeure partie des émissions des 1 % les plus riches de la population mondiale émane de leurs investissements plutôt que de leur consommation ». En 1979, ils provoquaient près de 70 % de leurs émissions… En revanche, pour les 50 % les plus pauvres, le chiffre avoisinait les 6 %. Depuis les années 1990, la situation s’est aggravée avec l’accroissement des inégalités. Bien évidemment, les perturbations climatiques menacent les actifs des plus riches. Cependant, une partie d’entre eux choisit le repli et « investit dans des bunkers de luxe au milieu du désert de l’Arizona ou au fin fond de la Patagonie ». Ce n’est pas parce que c’est la fin du monde que l’on ne peut pas vivre dans l’opulence ! Mais d’autres font le choix inverse, non seulement pour atténuer la menace, mais aussi pour trouver de nouvelles sources de profit.

Fin du monde et petits fours, d'Édouard Morena

À Tahiti © Jean-Luc Bertini

Ainsi s’est fondée « une jet-set climatique » avec pour figures de proue, entre autres, Al Gore, Jane Goodall, Christiana Figueres et même… le roi d’Angleterre ! Ce petit groupe sillonne le monde et ressasse inlassablement le même discours, « savant mélange de constat d’urgence, critique du manque d’ambition des États, célébrations des forces du marché et autosatisfecit ». Avec l’aide d’experts, consultants, représentants d’ONG, fondations, think-tanks, bureaucrates onusiens, communicants et certains scientifiques, ils s’emploient à substituer « le capitalisme vert » au capitalisme fossile. Ils ne manquent évidemment pas de réduire le défi à un simple enjeu techno-économique, en délaissant toute question sociale.

« La jet set » est composée d’hommes d’affaires qui se sont enrichis grâce au développement des nouvelles technologies de l’informatique ainsi qu’à la finance. Pour eux, l’engagement dans le débat climatique représente aussi une manière de se distinguer et de se légitimer dans l’espace public et dans les cercles d’élite. Narcissiques et se prétendant « philanthropes », ils vantent leurs mérites et leurs parcours, affirmant être les mieux placés pour effectuer la transition climatique. Édouard Morena souligne que l’une de leurs grandes idées fut la valorisation du carbone et sa conversion en marchandise échangeable sur les marchés financiers. Ainsi, de simples puits de carbone, les forêts sont devenues des puits de « crédit carbone ». Elles peuvent être vendues sur les marchés à des entreprises qui, au lieu de réduire leurs émissions, préfèrent les compenser. « Les forêts et tourbières d’Écosse valent désormais plus que les moutons. »

Fin du monde et petits fours, d'Édouard Morena

Alors qu’au début du XXe siècle les Carnegie, Rockefeller et autres Ford acquéraient une acceptabilité sociale en finançant des bibliothèques, des universités, des hôpitaux et des musées, « les barons voleurs verts du XXIe siècle » joignent le profitable à l’agréable. Ils ne se contentent plus de donner de l’argent mais l’investissent dans des projets doublement rentables pour eux – financièrement et symboliquement – et supposément bons pour la planète. Ainsi, le problème ce n’est pas eux… Tout au contraire, ils font partie de la solution. Le problème, ne serait-ce pas les autres et surtout les plus pauvres, toujours plus nombreux ?

Dans cette normalisation du « capitalisme vert » au sein de la « nomenklatura capitaliste », le cabinet de conseil en stratégie McKinsey s’imposa comme un acteur incontournable au cours de la période qui mena à la COP15, en décembre 2009. Il démontrait que la décarbonation n’était pas seulement une nécessité environnementale mais qu’elle présentait un intérêt économique. Dans cette perspective, l’appel à des entreprises et à des investisseurs privés allait de soi. Toutefois, l’échec de la conférence, qui n’aboutit à aucun engagement contraignant chiffré, fut interprété comme un échec de communication. C’est alors qu’il fut décidé de cibler, non plus seulement les décideurs politiques et économiques, mais aussi tous les publics concernés par la question. En effet, le mouvement Climate Justice Now, fondé en 2007, avec ses manifestations en marge de la COP, avait été identifié comme l’un des responsables de l’échec. Avast.org, spécialisé dans le cyber-activisme, entre autres officines, fut mis à contribution pour orchestrer des campagnes d’information avec des slogans volontairement consensuels.

Fin du monde et petits fours, d'Édouard Morena

© CC BY 2.0/Stay Grounded-Sarah Heuzeroth/Flickr

Il fallait aussi associer les scientifiques, qu’il convenait cependant de circonvenir afin que leurs discours s’inscrivissent bien dans la ligne souhaitée. Des communicants furent donc mis à contribution avec la consigne de faire entrave à tout ce qui sortait du cadre convenu comme, par exemple, la lutte contre la pauvreté et l’accès à l’énergie… L’accord de Paris en 2015 (Cop 21), montrera cependant que certains scientifiques ne se laissent pas intimider. Ainsi, le climatologue Kevin Anderson osa résister et déclara sans ambages : « Ce brouillon d’accord est moins ambitieux que celui de Copenhague. Le texte actuel n’est pas en phase avec les dernières estimations de la science ». Mais sa voix ne fut guère entendue et l’accord de Paris fut considéré comme « un pacte historique » par les médias. Le but était d’enclencher un mécanisme de contributions volontaires par les États et les entreprises. Morena ironise en évoquant « la production de récits enchanteurs, de « signaux » et de « momentums » censés inciter les politiques et l’opinion publique à s’engager sur la voix de la transition bas carbone.

Ainsi, dès les années 1990, dans un contexte de popularisation de l’enjeu climatique, des entreprises fossiles comme Shell ou BP se sont transformées, à grand renfort de spots publicitaires, en chantres de la science climatique pour promouvoir l’industrie pétrolière et les nouvelles technologies comme solutions à la crise climatique.

Fin du monde et petits fours, d'Édouard Morena

Au Sommet de Davos (2008) © CC BY-SA 2.0/World Economic Forum/WikiCommons

À mesure que montent en puissance des mobilisations pour le climat, avec les rapports du GIEC, les élites climatiques se mobilisent pour se les réapproprier et les instrumentaliser. Greta Thunberg, à Davos, en 2020, tance vertement (c’est le cas de le dire), pendant huit minutes, les puissants de ce monde qui… l’applaudissent à tout rompre avec « standing ovation ». Édouard Morena fait judicieusement observer que la présence de la jeune fille à Davos prouve que le mouvement climatique peine à s’extraire d’un agenda et d’un cadre imposé de longue date par un processus élaboré par les élites qu’il compare à un boa constricteur ! Il enserre le mouvement climatique mondial « pour mieux l’étouffer, l’avaler et le régurgiter, vidé de son potentiel de transformation sociale ».

Morena invite donc à mettre en œuvre une nouvelle théorie de l’organisation politique permettant à la fois de briser les chaînes qui ont trop longtemps assujetti le mouvement climatique aux intérêts des élites et à engager un rapport de force avec elles. Il s’insurge contre les politiques climatiques mises en œuvre dans leur intérêt à base de cadeaux fiscaux, de crédits d’impôt, de prêts garantis, de partenariats public/privé, d’engagements volontaires et de mécanismes de marché qui ont un prix élevé pour la société. Il les juge inefficaces et faisant porter le risque et le coût financier sur la collectivité.

L’ouvrage d’Édouard Morena démonte les ressorts d’une habile stratégie qui sait maquiller ses objectifs réels à travers de vertueuses intentions. C’est à un véritable exercice de déniaisement que nous invite l’auteur. Une fois de plus, exploiteurs, tartuffes, bateleurs sont au rendez-vous pour démontrer que le capitalisme peut être « verdi ». Saura-t-on déjouer une « cupidité à long terme » ? Les dernières phrases de l’ouvrage nous y incitent : « Fin du monde. Fin du mois. Fin des ultra-riches. Même combat ». Vaste programme !

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