John Waters, cinéaste underground, publie un premier roman, Sale menteuse. Une romance feel-bad, où l’on retrouve l’ambiance trash et déjantée de ses films culte, dont Multiple Maniacs, Polyester, Pink Flamingos, Female Trouble ou Serial Mom. EaN a pu interviewer cet auteur transgressif lors de son passage à Paris.
John Waters, Sale menteuse. Une romance feel-bad. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau. Gaïa, 256 p., 22,80 €
« Sale menteuse », qui donne son titre à ce roman, est une injure proférée par une fille à l’adresse de sa mère, incarnée par Divine dans Polyester.
Cela relève de l’argot de Baltimore, c’est une expression du langage des enfants, d’autant plus insolente quand c’est eux qui l’emploient. Ici, on l’a traduite par « sale menteuse », c’est assez juste. C’est l’histoire de Marsha Sprinkle, voleuse de valises, escroc, ennemie des chiens et des enfants, que sa propre famille préférerait voir morte. Elle est en fuite, pleine de rancune, on l’appelle « sale menteuse » jusqu’au jour où un homme sain d’esprit l’oblige à dire la vérité. Voilà la bande-annonce, je suis un showman de la vieille école, je réfléchis toujours en termes de bande-annonce, de générique, de titre.
D’où vient l’idée du roman ?
Un jour, quelqu’un m’a raconté que sa petite amie avait volé une valise dans un aéroport. Je connais aussi une femme qui a piqué le portefeuille d’une hôtesse de l’air, elle m’a dit qu’il se trouvait toujours dans le même endroit dans l’avion, dans un compartiment jamais fermé à clé. Et j’avais une connaissance dont la chatte était en rut, ils se sont servis d’un coton-tige pour la calmer. Ma nièce m’a informé qu’elle avait eu un accident de bus, donc, lors de l’écriture de la scène dans l’autobus, je l’ai interviewée intensivement, elle m’a dit que le pire, c’est quand elle a vu ses valises en train de brûler. Cela dit, la plupart du temps, je m’assois devant mon bureau pour faire mon boulot : inventer des trucs.
N’y avait-il pas une structure au préalable ?
Non. D’abord, je songe à mon argumentaire, mon concept, mon résumé de l’intrigue : une voleuse de valises dans les aéroports. Il faut avoir un titre, une image du personnage. Ensuite, je conçois les autres personnages, les péripéties de l’intrigue – le plus dur –, ces dernières étant la clé du succès. Enfin, je commence à écrire, la première ébauche est la plus difficile, il faut persévérer, continuer jusqu’au bout, à la fin je me dis : « Qui aurait pu écrire cela, c’est horrible ! », parfois ça l’est, mais j’écris plus ou moins cinq ébauches, après chaque tentative c’est un peu mieux.
Pourquoi un roman au lieu d’un film ?
Un film est plus difficile à financer s’il n’existe pas de livre bien accueilli en amont. Ç’aurait été encore plus problématique, vu la classification qu’on attendrait s’agissant d’un tel film. Je n’avais jamais écrit de roman, même s’il y avait de la fiction dans Carsick, le récit de mon voyage en autostop à travers l’Amérique de Baltimore à San Francisco. J’ai écrit tous mes scénarios de films, donc je sais imaginer des histoires, mais j’avais envie d’une nouvelle aventure, comme lorsque j’ai fait de l’autostop à soixante-six ans, et que j’ai repris du LSD – après une pause de plusieurs décennies – à soixante-dix.
C’est paradoxal de pouvoir raconter librement des expériences illégales.
Apparemment, le LSD est redevenu légal dans le cadre du traitement contre l’alcoolisme. Lorsqu’on l’avait essayé pour la première fois en 1962, c’était encore légal, il n’a été pénalisé qu’à partir de 1967. Nous l’avons volé dans un célèbre hôpital psychiatrique, à Baltimore, où on s’en servait contre l’alcoolisme, il n’était pas encore très connu, ça se présentait sous la forme d’un carré de sucre.
On vous considère comme un artiste underground.
Ce n’est plus le cas : Hairspray [pièce musicale adaptée de son film] se joue partout. Maintenant, je fais partie du club, Pink Flamingos a été choisi par le National Film Registry comme l’un des films américains les plus importants. L’Academy Museum of Motion Pictures va bientôt consacrer à mon œuvre tout le dernier étage de son nouvel immeuble (John Waters: The Pope of Trash, du 17 septembre 2023 au 4 août 2024).
Pourtant, votre cinéma se démarque. Côté dialogues, les personnages ne s’expriment pas de manière habituelle : ils déclament, ils hurlent les uns aux autres, ils gueulent.
À mon avis, cela vient d’Artaud, du théâtre de la cruauté, et du théâtre du ridicule de Charles Ludlam et Jack Smith à New York. Dans les films de Russ Meyer, les gens sont toujours en train de crier, les femmes hurlent, c’est peut-être l’influence des institutions psychiatriques, les gens sont trop bruyants. Aujourd’hui, je déteste les personnes qui parlent trop fort dans les avions. En Amérique, qu’est-ce que les gens sont bruyants, putain, ils sont sur leur téléphone portable, ils parlent en Sensurround !
L’acteur qui gueule le plus, c’est Divine.
On était amis. Divine n’était pas trans, il aurait eu un regard favorable sur le mouvement, mais il n’avait pas envie d’être une femme, il s’habillait comme un homme. Je l’ai connu lorsque sa famille s’est installée dans la même rue que mes parents, on avait tous les deux à peu près dix-sept ans.
Divine ne s’habillait jamais en femme ?
À la toute fin, un peu… Il est devenu coiffeur, il a rencontré des gens du centre-ville, il se travestissait brièvement, mais il avait toujours un problème de surpoids. J’ai fait un film avec lui lorsqu’on était encore au lycée et je l’ai nommé Divine, puis il a fait une parodie d’une sorte de travelo à la tronçonneuse, ce que Lizzo fait toute nue. Il avait été asticoté et intimidé à l’école, il s’est servi de sa rage pour devenir le personnage qu’on a créé ensemble. Bien entendu, il ne ressemblait pas à cela, c’était un homme plutôt timide. Je l’avais connu comme ami, après la sortie de Pink Flamingos, à cause de la scène où il mange du caca, tout a pété, les gens ne cessaient de lui poser des questions, il s’en est lassé. C’était un bon acteur, dans Hairspray il a joué à contre-emploi, endossant le rôle d’une gentille mère mal fagotée, il a eu des critiques élogieuses, puis deux semaines plus tard il est mort.
Andy Warhol admirait votre cinéma.
Je l’ai rencontré sur le tard, j’avais vu tous ses films. À la sortie de Pink Flamingos, on a organisé une rencontre [à The Factory] entre notre équipe et celle d’Andy. Sauf qu’il s’était récemment fait tirer dessus, il n’avait pas besoin d’un nouveau groupe de cinglés. On a regardé ensemble Pink Flamingos, on a expliqué qui on était, Divine a fait la connaissance de Candy Darling, c’était comme une réunion de l’OTAN. Andy se cachait dans le placard, il est sorti à la fin, il a demandé ce qu’on comptait faire par la suite, j’ai répondu un film appelé Female Trouble, il a dit qu’il le financerait, mais j’ai refusé parce que ç’aurait été Female Trouble d’Andy Warhol. N’empêche, ce fut un beau geste, il nous soutenait, il a mis Divine sur la couverture d’Interview. Dans mon livre précédent (M. Je-Sais-Tout), j’ai écrit tout un chapitre sur lui.
La solidarité de votre troupe de Baltimoriens – les Dreamlanders – fait rêver.
On ne s’était jamais appelés ainsi, la presse a inventé ce terme. C’étaient juste mes amis, chaque gosse fait des films avec ses copains, c’était peut-être un peu plus extrême, c’était hétéro, gay, tout mélangé, nous étions des parias de milieux variés, on a traîné ensemble et on s’est mutuellement renforcés. On a fait ces films qui étaient presque des actes politiques contre la tyrannie du bon goût. À l’époque, on ne réfléchissait pas sur tout cela, c’est avec le recul que je le vois. C’était comme une cellule dans laquelle on vivait ensemble, on avait envie de se faire rire, ce qu’on trouvait drôle à l’époque, c’étaient les blagues politiquement incorrectes des hippies.
Y a-t-il un fil conducteur entre vos films et votre roman ?
Absolument : il s’agit d’un groupe de tarés réunis dans une sorte de secte, des choses loufoques leur arrivent, alors que je ne porte aucun jugement sur des gens qui, normalement, susciteraient la désapprobation de la société. Je rends la folie allègre, l’ambiance est celle d’un chaos joyeux, personne ne se suicide dans mon œuvre, sauf des chiens.
Est-ce que vous détestez les chiens ? Marsha Sprinkler tombe amoureuse d’un préposé à la fourrière.
C’est vrai, mais c’est parce que lui forme les chiens à se venger de leurs maîtres. À mes yeux, un chien est condamné à subir une vie entière de caresses humaines, tandis qu’il devrait être libre comme le sont les chiens à Bucarest, où ils courent dans les parcs et mordent des hommes. C’est terrible qu’un chien doive rester habillé à la maison comme Keesha pour Halloween, ou tenu en laisse. Et quand ils font caca, des gens les suivent partout et ramassent ça. C’est humiliant !
Vous êtes fasciné par la merde.
On est tous obligés de pratiquer cette activité. Je m’y oppose. Soit, je suis contraint de le faire, mais cela me fâche, ça ne me parait pas naturel. N’aurait-on pas pu imaginer une alternative ? Marsha Sprinkle n’expulse que de petits boulets qu’elle tire régulièrement, qu’elle a appris à contrôler parce qu’elle refuse de s’essuyer. Si tu ne manges que des crackers, ça marche. Elle a maîtrisé son système digestif, donc elle tire ces petits boulets qui ne l’obligent pas à s’essuyer. Le New York Times a écrit que j’ai eu un apprentissage à la propreté défaillant, ma mère a répondu que c’était faux, et qu’elle ne souhaitait pas être mêlée à ça.
Vos pénis aussi sont mis en lumière : dans les films, ils sont exposés. Dans le roman, il y en a un qui devient personnage, celui de Daryl, doté d’un prénom : Richard. (« Dick », le surnom usuel pour « Richard » veut dire « bite ».)
Son pénis fait un virage homosexuel alors que lui ne l’est pas. Dans les questions de genre, c’est nouveau, Daryl n’est ni bisexuel, ni homosexuel refoulé, ça relève de la géographie : lui est hétéro, son pénis est gay. Dans le train, il reçoit une fellation qu’il ne désirait pas, sa première fellation masculine, il ressent la barbe, une autre forme de salive. En haut, au niveau de sa tête, il dit : « Non, s’il vous plaît, non » alors qu’en bas…. Ça m’a fait rire d’imaginer le conflit créé lorsque le pénis fait une fugue, qu’on ne peut plus le contrôler. Les « Trade » [des gigolos et/ou des partenaires hétéros des gays] disent que s’ils ne se font faire que des pipes, ils ne sont pas vraiment gays, c’est un peu vrai, mais ici il s’agit d’autre chose : son pénis réagit alors que l’esprit s’oppose.
Avant l’incident dans le train, Daryl/Richard a déjà vécu un traumatisme psycho-sexuel.
Daryl travaille pour Marsha, son salaire consiste à faire l’amour avec elle une fois par an. C’est le jour J, elle décide de se débarrasser de lui, donc il la poursuit afin de pouvoir coucher avec elle. Puis quelqu’un lui tire dans les couilles avec un pistolet laser, sa bite est blessée puis commence à lui parler. Daryl n’en revient pas. Il répond, et il se rend compte que son pénis est psychique, ils deviennent amis. Au début, Richard veut chercher Marsha, tout comme Daryl en haut, puis il y a la rencontre dans le train. Richard se retourne contre son maître, du fait que celui-ci se comporte de manière politiquement incorrecte avec les femmes. Je ne vais pas dévoiler la fin.
On ne pourrait jamais montrer cela au cinéma.
Bien sûr que si ! Aujourd’hui, on peut filmer n’importe quoi. N’avez-vous pas vu Avatar ?
Chez vous, il y a beaucoup de scènes situées dans les toilettes.
Marsha va aux toilettes pour voler, ça arrivait tout le temps en Amérique, maintenant ils ont déplacé la patère, avant c’était juste de l’autre côté de la porte, les voleurs le savaient, donc, quand les gens étaient assis aux toilettes, les voleurs passaient le bras par-dessus pour saisir le manteau et s’enfuir avec le portefeuille. Le temps qu’on se lève, ils étaient partis.
L’argent de Robert Bresson vient à l’esprit. Avez-vous une expérience personnelle du vol ?
C’est l’un des mes films préférés. J’adore le film EO qui vient de sortir, c’est sur un âne, c’est une espèce de remake. Sinon, nous étions tous des voleurs dans les années soixante, c’était politiquement correct — voir par exemple Steal This Book d’Abbie Hoffman [livre publié en 1971, ndlr]. Je ne me suis jamais fait choper, j’ai été un très bon voleur à l’étalage. En revanche, je n’ai pas volé à la tire, c’est plus classe, c’est un vrai boulot.
Aux États-Unis, ces vingt dernières années, le filon des comédies d’un humour vulgaire semble avoir été dominé par Judd Apatow, Seth Rogen et leur école. Qu’en pensez-vous ?
C’est une version très hétérosexuelle. J’aime bien tout ce genre, mais je crois que personne n’est comme moi. Cela dit, Todd Solondz fait des films qui sont très transgressifs, dont Happiness, ainsi que Bruce LaBruce. La plupart des choses que j’aime sont européennes. Ici, Gaspard Noé et Bruno Dumont sont, à mes yeux, ceux qui sont transgressifs. Leurs films sont choquants et géniaux et nouveaux.
Dans vos films, ainsi que dans votre roman, on voit la société du spectacle, un univers réflexif, obsédé par les médias.
En Amérique, la célébrité est terriblement importante. Peu importe qu’il soit question ou pas de la mauvaise réputation (« notoriety », terme péjoratif en anglais), cela revient au même, « notoriety » et célébrité veulent dire la même chose aux États-Unis. Au fond, c’est le sujet de Pink Flamingos. De Serial Mom aussi, que j’ai fait bien avant l’affaire O.J. Simpson. Célébrité et crime, c’est Genet.
Reste-t-il des tabous à briser, est-il encore possible de faire un film transgressif ?
J’ai vu un nouveau film sur celui qui a fait The Human Centipede (First Sequence), même moi j’ai été choqué. Il ne sortira jamais, mais il tient ses promesses. C’est sur un groupe de femmes riches qui se réunissent afin de se masturber sur des reportages, genre le 11-Septembre. Avec le politiquement correct de notre époque, je doute qu’il soit montré.
À ce propos, est-ce un vrai poulet qu’on voit dans Pink Flamingos ?
Oui. Je l’avais acheté au marché, il a pu se faire « faux baiser » (écraser entre un homme et une femme pendant un viol), le film est devenu célèbre, on l’a tué, une star du cinéma l’a cuisiné et l’a mangé. À mon avis, on a eu une incidence positive sur la vie de ce poulet. Aujourd’hui, ferais-je la même chose ? Non. C’était une blague sur Mondo Cane (Cette chienne de vie) et tous ces shockumentaires qui sortaient avec des scènes horribles sur des animaux, référence perdue de nos jours.
Propos recueillis par Steven Sampson