Liberté académique

Il y a vingt ans, paraissaient les premiers cours de Barthes au Collège de France. Roland Barthes était mort depuis déjà vingt ans et son œuvre, alors, n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui. La publication de ses cours, Le neutre, Comment vivre ensemble, La préparation du roman, conjointement à celle des œuvres complètes et, par la suite, d’autres inédits, a profondément modifié sa réception. Leur réédition à partir des enregistrements sonores achève le processus en en faisant pleinement des livres.


Roland Barthes, Le neutre. Cours au Collège de France, 1978. Transcription des enregistrements par Nathalie Lacroix et Éric Marty, avant-propos d’Éric Marty, notes de Thomas Clerc et Éric Marty. Seuil, 464 p., 28 €

Roland Barthes, Évocations et incantations dans la tragédie grecque. Édition de Christophe Corbier et Claude Coste. Classiques Garnier, 172 p., 25 €


Loin de ce qu’on aurait pu attendre de la publication de cours, les leçons et séminaires au Collège de France ont contribué à désacadémiser Barthes. Il s’y présente dans la posture de non-maîtrise qu’il avait annoncée dans le geste profondément inaugural de la Leçon, en 1977. Il est là en écrivain, avant même d’instituer la fiction-projection de ce qui se révèlera être son dernier cours : « que se passerait-il si je voulais aujourd’hui écrire un roman ? », et donnera lieu à La préparation du roman, premier cours réédité à partir des enregistrements sonores en 2015. La légitimité que lui a donnée l’élection au Collège de France agrandit sa liberté. Cela faisait longtemps qu’il ne dissociait plus l’enseignement et l’écriture. Comme il le confiait lors du colloque de Cerisy de 1977 consacré à son œuvre : « Le séminaire compte beaucoup dans ma vie depuis plus de quinze ans maintenant, mais en plus je lui attribue un rapport étroit, et d’ailleurs énigmatique, à l’écriture. » Il n’est pas seulement l’espace préparatoire ou la fabrique du livre à venir, mais bien un lieu où l’on se dépossède de son savoir, où le langage s’éparpille, où la voix cherche, par modulation et variation, à se libérer du sens commun et des obligations de la langue.

Le neutre, de Roland Barthes : liberté académique

Roland Barthes (vers 1970) © CC BY 2.0/aly/Flickr

Le neutre – libérons-le désormais de son escorte : ne disons plus « le cours sur le neutre de 1978 », mais admettons qu’il existe désormais un livre qui a pour titre Le neutre – est un texte capital pour comprendre non seulement toute la pensée de Barthes sur le langage, mais aussi ce qui fonde, chez lui, une politique de l’existence. Comme le pressentait Bernard Comment dès 1991, tout conduit « vers le neutre » (Roland Barthes, vers le neutre, Christian Bourgois, rééd. 2003). Cette politique de l’existence est liée à la littérature dans la mesure où celle-ci s’efforce, dans son travail sur des façons de dire, de ne pas enfermer le sens dans des catégories, le langage dans le définitif, l’être dans des identités stables. L’écriture neutralise à la fois le savoir et le langage en les exemptant de leur trop-plein de sens, en laissant la place au silence.

L’avant-propos d’Éric Marty, d’une grande clarté et d’une grande portée, inscrit cette pensée du Neutre dans ses sources nombreuses, dans son histoire (en commençant par trois pages magnifiques sur Hamlet), mais aussi dans l’historicité propre d’un moment où la terreur sans précédent qui domine les années 1942-1945 fait naître une première « bibliothèque du Neutre » avec la parution de L’étranger de Camus, L’expérience intérieure de Bataille, Thomas l’obscur de Blanchot, Monsieur Ouine de Bernanos, ou encore Notre-Dame des Fleurs de Genet. En publiant en 1947 l’article « Le degré zéro de l’écriture » dans les pages littéraires de Combat, accueilli alors par Maurice Nadeau qu’il a rencontré grâce à un camarade trotskyste du sanatorium de Leysin, Barthes donne une première formulation théorique de cette bibliothèque naissante, en en faisant, non un espace de neutralité politique, mais l’expérience de ce que Marty nomme, en empruntant l’expression aux Feuillets d’Hypnos de René Char, une « contre-terreur ». Le Neutre n’est donc ni un concept, ni une philosophie, mais un principe en mouvement, une éthique du désir et de l’absence, dont il faut constamment se garder de faire un dogme.

Le neutre, de Roland Barthes : liberté académique

Le Neutre donne ainsi une continuité profonde à la pensée de Barthes, mais aussi à sa manière de vivre et d’être un lecteur. Comme utopie, il définit son auteur et sa façon de traverser le langage, le corps, le geste, pour leur ôter leur autorité. D’où sa prédilection pour les seuils, les entre-deux, les espaces intermédiaires, les lieux où l’on passe sans vraiment s’arrêter. Il y a naturellement des images négatives du neutre, aussi bien sur le plan de l’attitude politique que sur celui de la conduite morale. Mais, en choisissant d’en faire une utopie, Barthes privilégie le mouvement et l’instabilité, refusant le tout-fait, le donné, l’évident. S’il parvient à en donner un éclairage aussi puissant dans ce cours de 1978, c’est qu’il est désormais seul, en première ligne devant la mort. Il prépare ses leçons alors que sa mère est malade. Elle meurt à l’automne précédant la tenue du cours. Le Neutre dévoile alors toute son action. Loin de se réduire à un « non-vouloir saisir » qui conduirait au rien, au nihilisme, il est aussi une résistance, la « vitalité désespérée » que reprend Barthes au poème de Pasolini dans Poésie en forme de rose, une protestation contre la mort (ce qui éloigne définitivement Barthes de Blanchot).

Comme il le déclare au commencement, Barthes, qui reconnaît dans le Neutre « un affect obstiné », a « promené » le terme le long d’un certain nombre de lectures. Il en a dégagé trente figures lui permettant d’avancer dans le cours par fragments : « c’est une procédure demandée par le Neutre lui-même, en tant qu’il est refus de dogmatiser. Et donc le fait d’in-organiser les figures revient à in-conclure, à ne pas conclure. Le Neutre demande de ne pas conclure ». La bienveillance, la fatigue, le silence, la délicatesse, le sommeil, la couleur, la réponse, l’oscillation, la retraite, le wou-wei du Tao… le déploiement de ces figures se clôt par un surprenant « Exit le Neutre » qui rejette tout ensemble la conclusion, la maîtrise et la volonté de faire du cours un traité – Barthes revient souvent, au fil des séances, sur le fait qu’il ne publiera certainement pas ses notes. Pourtant, elles constituent désormais et sans conteste l’un des volumes de son œuvre.

Le neutre, de Roland Barthes : liberté académique

« Wou-Wei », notion taoïste qui peut se traduire par « non-agir », « ne pas faire » ou « ne pas essayer », voire « laisser-agir », et qui renvoie surtout à l’idée d’accepter l’ordre naturel du monde © CC BY 2.0/cea +/Flickr

Qu’apporte la nouvelle édition fondée sur les enregistrements par rapport à celle de 2002, établie par Thomas Clerc à partir des notes préparatoires ? Outre qu’elle augmente le texte de façon significative, elle lui imprime une continuité qui est celle de la parole, de ses inflexions et modulations. Elle rend la matière beaucoup plus appropriable par la lecture, ce qui contribue à en faire un texte citable. Un exemple, lorsque Barthes s’intéresse aux images dépréciatives du neutre : l’ingrat, le fuyant, le flasque, l’indifférent, etc. Voici le feutré selon les deux versions :

Édition de 2002 d’après les notes préparatoires :

Le Neutre : affinité avec le feutré. Appliquée à un être, notion méprisante : mélange de manque d’éclat, d’hypocrisie, de goût du petit confort. Et ici on peut jouer du signifiant : l’œ fermé est rare en français : en finale : bleu, devant une consone articulée : euse, etc. + quelques mots isolés : meule, veule, meute, feutre et neutre. La rime neutre/ feutre (est-ce la seule ?) : exemplaire : vérité (ici mythique) de la rime. 

Édition de 2023, d’après les enregistrements :

Le Neutre aurait des affinités avec le feutré. Et appliqué à un être, le feutré est une notion plutôt méprisante : le feutré, ça connote un mélange de manque d’éclat, d’hypocrise, de goût du petit confort, tout cela étant assez mesquin, peu glorieux, peu héroïque. En plus, on peut jouer du signifiant : vous savez que le son œ fermé est rare en français en finale : il y a l’adjectif « bleu » mais c’est un des très rares mots ; et il y a quelques mots isolés comme « meule », « veule », « meute », « feutre » et « neutre »… Eh bien la rime  neutre et feutre (je ne sais pas si c’est la seule, je n’ai pas de dictionnaire de rimes) serait une rime exemplaire. Que Neutre rime avec feutre, c’est la vérité de la doxa, vérité mythique.

La matière est à peine transformée, mais la mise en phrase change tout. Elle donne une forme à l’idée sans arrêter le cheminement de la pensée. En ce sens, la nouvelle édition contribue à achever l’extension matérielle et immatérielle de l’œuvre de Barthes, qu’elle invite à relire selon une nouvelle perspective. Elle contribue aussi à sa canonisation, qui n’a fait que se confirmer ces dernières années et qui présente l’inconvénient de ne pas souscrire au principe d’oscillation du Neutre.

Le neutre, de Roland Barthes : liberté académique

Composition (1923), de George Servranckx © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

La canonisation est certainement ce qui justifie la publication, par Christophe Corbier et Claude Coste, du mémoire de diplôme d’études supérieures que Barthes a préparé en 1941 à la Sorbonne sous la direction de l’helléniste Paul Mazon. Sous le titre Évocations et incantations dans la tragédie grecque, il porte sur la catharsis musicale telle qu’elle peut se manifester dans les pièces d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. La publication de ce premier travail a quelque chose d’un peu fétichiste et ne transforme certainement pas l’œuvre entier. Mais, au-delà de la curiosité, ce mémoire de diplôme permet de mettre une première fois en lien la Grèce et la musique ce qui, comme a pu le montrer Christophe Corbier (La coïncidence. Barthes, la Grèce et la musique, Hermann, 2022), est chez lui une association fréquente. Il fait apparaître une autre constante de l’œuvre, à savoir la violence, qui émerge ici d’une analyse précise de l’articulation des signes, du mot et de la voix dans Les Suppliantes d’Eschyle. Mais cela reste une curiosité, qui ne sera réjouissante que pour les spécialistes – heureusement, il y en a.


EaN a également publié, dans son hors-série sur la bêtise, une « Anthologie portable de la bêtise chez Barthes ».

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