Romantisme anglais et révolutions

L’intérêt de ce livre se lit dans son sous-titre éditorial, L’Angleterre à l’âge des révolutions – quand poètes, écrivains et orateurs furent sollicités par la curiosité politique devant l’éclatement des carcans qu’apportaient les « jacobins » parisiens, souvent assimilés aux Girondins avant d’être laminés par les vigoureuses attaques des lois de Pitt (junior) au pouvoir de 1783 à 1801. Plus qu’une histoire des idées ou une histoire littéraire, E. P. Thompson s’attache à dresser une histoire collective et celle de personnalités singulières.


E. P. Thompson, Les romantiques. L’Angleterre à l’âge des révolutions. Introduction, traduction de l’anglais et notes de Marion Leclair et Edward Lee-Six. Les Éditions sociales, 416 p., 25 €


Cette édition paradoxale correspond bien à cette collection des Éditions sociales, sensible à une approche des pratiques sociétales et à leur idéologie. Ce fut précisément le créneau d’Edward Palmer Thompson (1924-1993), un grand nom de l’histoire marxiste anglaise. Formé aux lettres comme à l’histoire à Cambridge, il participe, jeune homme, à la campagne d’Italie de la Seconde Guerre mondiale, devient un communiste engagé, et choisit de vivre dans les périphéries populaires du nord de l’Angleterre, de Leeds à Warwick. Il a toujours été traduit en France avec beaucoup de retard, tant pour La formation de la classe ouvrière anglaise (1963 ; Seuil, 1988 ; Points, 2012) que pour La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle (1975 ; La Découverte, 2017). Son pamphlet anti-althussérien, Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste (1978 ; 2015) avait accru sa relative mise à l’écart des circuits les mieux institués.

E. P. Thompson : romantisme anglais et révolutions

Edward Palmer Thompson (1980) © CC BY-SA 4.0/Kim Traynor/WikiCommons

Convaincu que les révoltes et les idéologies s’ancrent dans des façons de faire et de penser qui sont des cultures originaires de groupes, de classes et de corps sociaux, Thompson traque les pratiques disruptives qui encadrent les créations idéologiques afin de mener une histoire culturelle « par le bas », attentive au vécu des protagonistes, ce en quoi on peut le rapprocher de ce qu’espérait Merleau-Ponty de la discipline. C’est à l’École des hautes études en sciences sociales que son travail sur le charivari a été partagé, et dans un numéro de 1976 des Actes de la recherche en sciences sociales que l’on a lu sa réflexion subtile sur l’habitus et les modes de domination de la gentry, absolument parallèle aux recherches de Bourdieu.

Le présent ouvrage a pu se constituer à partir de documents inaboutis et de conférences données sur plus de vingt ans ; il a été édité en 1997 par sa veuve, Dorothy Thompson, elle-même historienne. Ce qui intéresse est de voir comment la pensée fondamentale d’E. P. Thompson perdure d’essais en articles semi grand public pour la London Review of Books ou pour le Times Literary Supplement. Il se saisit des pratiques intellectuelles en prise sur des sujets d’actualité jadis brûlants, et encore présents sous des formes rémanentes. Et c’est toujours l’interdépendance des positions qui définit le champ des possibles en matière d’engagement et d’utopies. Cela est parfois explicite chez l’auteur, qui quitte le parti communiste en 1956, travaille pour les universités populaires, puis connait la marchandisation progressive des universités et l’arrivée de Thatcher au pouvoir.

E. P. Thompson : romantisme anglais et révolutions

La chasse aux « jacobins anglais » accusés de trahison et de contrevenir à l’action gouvernementale contre la France va bien au-delà de la discrimination dont pâtissaient les sectes protestantes dissidentes qui, sans jouir des mêmes droits que les anglicans, avaient pratiqué la parole prophétique ou militante. Elle pesa dans le trajet de Coleridge et sa préconisation du retour à l’ordre sous la férule d’une élite, la clerisy, des plus conservatrices. La plupart de ses compagnons, tel Wordsworth, le plus intime, avec lequel il avait écrit les Lyrical Ballads de 1798, lors d’une période de leur vie apparemment heureuse à Alfoxden, dans le Somerset, font preuve d’enthousiasme pour les « aurores dorées » qui deviendront les poncifs des temps désabusés. Le premier échappait alors à sa condition de jeune enseignant fauché et révolutionnaire avant de remiser, selon une formule du second, « la petite trompette de la révolte ». Thompson insiste sur leur sincérité. Il n’y eut pas que de brutales apostasies. Le très réactif Gilbert Wakefield fut capable de répondre le jour même dans une riposte, brutale et maladroite, à l’évêque de Llandaff, ancien whig richement prébendé qui se félicitait de la bonté divine ayant su créer des riches et des pauvres ; il y gagna des mois de prison, comme son éditeur et son libraire. Diverses publications ultra-radicales existèrent, jusqu’à ce que l’amateurisme et la répression de 1796 en eussent raison. Wordsworth pensa participer au Philanthropist ; divers foyers existèrent, de Warwick à Newport, avec des figures de femmes et le soutien financier d’une Wedgwood (des faïenceries éponymes) ; ainsi s’organisaient les rencontres avec des orateurs itinérants dont les auditoires ne devaient pas dépasser quarante personnes.

E. P. Thompson : romantisme anglais et révolutions

Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) © CC0/WikiCommons

La place de Godwin dans cette configuration est ambiguë. On fait de son texte de 1793, L’enquête sur la justice politique, l’inspirateur du temps. Or le personnage, qui se voulut « bienveillant », accabla John Thelwall (1764-1834) qui se livrait, lui, au combat politique frontal comme orateur et activiste. Bien moins connu des lettres et de l’histoire, Thelwall écopa de la répression des Gagging Acts (les lois bâillons) de 1795. Le chapitre « Sus au renard jacobin » enquête sur ses déboires et la violence du système, car ce sont les trajectoires qui questionnent l’historien Thompson. William Godwin, quant à lui, eut aussi peur que Coleridge des sociétés populaires et même de la LCS (la société de correspondance londonienne) qui accueille sociologiquement l’équivalent des sans-culotte parisiens, tel Thomas Hardy, cordonnier à l’origine. Face à eux, que représente l’intellectuel de cabinet ?

L’auteur les montre tous séduits par la révolution française ; Wordsworth recueillit un caillou de la démolition de la Bastille et leur éloignement du « jacobinisme distingué des romantiques » ne fut pas simplement lié aux massacres de septembre 1792 ou à l’envahissement de la Suisse que marque en 1798 l’Ode à la France de Coleridge. Ces hommes de plume ont du mal à rester engagés. Nombre d’articles de Thompson abordent le poids de l’usure qui obéra les années de la bohème radicale, dite « godwiniennne ».

E. P. Thompson : romantisme anglais et révolutions

Portrait de William Wordsworth par Benjamin Haydon © CC0/WikiCommons

De Godwin, E. P. Thompson pose qu’il semble n’avoir brisé l’armure qu’à la mort de Mary Wollstonecraft, qui venait de donner naissance à la future Mary Shelley, leur fille. Godwin finit de rédiger ses Mémoires. Le talent polémique de Thompson éclate dans son plaidoyer pour cette femme qui construisit son autonomie et lutta pour l’obtenir en militante et en idéologue. Trois de ses biographes d’époque l’exaspèrent par leur approche partielle et partiale, plus encore quand il s’agit de consœurs femmes. Sa façon de cibler les conservateurs qui font d’elle une prostituée, les féministes bourgeoises qui font d’elle une féministe bourgeoise, les psychanalystes qui la réduisent à un désir de pénis, relève d’un temps où l’on acceptait la conflictualité et où l’on se permettait de pratiquer la diatribe.

Le livre séduira par l’aisance avec laquelle le maître sait pondérer ce qui est texte et pratique. Sa théorie selon laquelle le romantisme anglais dépendit à la fois de ce que représentaient les ouvertures de 1790 et de leur écrasement, sans que cela soit le tombeau de toute espérance, fait pleinement mesurer comment « l’éloquence des philosophes se brisa contre le rude tranchant de l’expérience ».

De très rares négligences de traduction n’enlèvent rien à un travail remarquable, relu par tout un collectif qui a voulu accompagner la réflexion et la contextualisation de Thompson. L’introduction, et plus encore les notes infrapaginales, font de l’ensemble un outil majeur pour qui veut connaître les moindres réactions d’une génération qui connut de vastes espoirs, ou s’informer de son traitement dans l’historiographie actuelle.

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