Les lilas ne fleuriront plus

Ce roman est la suite attendue de Lilas rouge, déjà traduit aux éditions Verdier en 2021. Il met un point final à la longue histoire des descendants de Ferdinand Goldberger, seul responsable de la malédiction qui frappe sa famille depuis qu’il s’est rendu criminel pendant la guerre en servant l’administration nazie : c’est au dernier héritier du nom, surgi inopinément à la fin du roman Lilas rouge, que revient ici le douloureux honneur de lever l’anathème.


Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas noir. Trad. de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay. Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 288 p., 22 €


Le dernier des Goldberger se prénomme d’ailleurs Ferdinand, tout comme son ancêtre coupable qu’il n’a pas connu. Au début de l’histoire, cet aïeul se réfugiait avec sa fille dans le domaine agricole de Rosental, avec l’espoir d’y faire prospérer sa famille en oubliant le sang qu’il avait sur les mains. Mais sa joie avait été de courte durée. Il ne fit bientôt aucun doute pour le vieux Goldberger que lui seul était responsable des malheurs qui s’abattaient sur les siens : comme si s’accomplissait la malédiction divine annoncée dans l’Exode, le châtiment qu’il avait mérité devait aussi frapper sa descendance.

Lilas noir, de Reinhard Kaiser-Mühlecker : les lilas ne fleuriront plus

Le ministère de l’Agriculture de la République d’Autriche, à Vienne (2006) © CC BY 2.5/Gryffindor/WikiCommons

Lorsque Ferdinand Junior paraît, son père (un des petits-fils de l’aïeul criminel) est déjà mort loin du domaine, ignorant sa paternité : le temps se met alors à marcher à rebours, car ce nouveau Ferdinand – de quatrième génération, mais fait du même bois que l’ancien – est le seul et dernier à pouvoir rompre la malédiction générationnelle.

Lilas noir est nécessairement beaucoup plus court que Lilas rouge, puisqu’il ne reste plus au dernier des Goldberger qu’à achever une saga commencée soixante-dix ans plus tôt. Quelques années du début de ce siècle y suffiront. Entre la campagne autrichienne et les grands espaces d’Amérique latine, les lieux de l’action restent inchangés : Ferdinand ne quitte l’Autriche que pour un temps, celui de retrouver en Bolivie les traces et la tombe de son père, Paul, avant de revenir s’installer à son tour à Rosental.

Le roman se présente ainsi en quatre parties qui marquent autant d’étapes de la vie du jeune Ferdinand, que rien ne prédisposait à reprendre l’exploitation familiale, une fois diplômé de l’université de Vienne. La première partie est consacrée aux années qu’il passe dans la capitale autrichienne alors qu’il a largement rompu avec le domaine de Rosental depuis la mort de sa grand-mère, et qu’il semble promis à un bel avenir au ministère de l’Agriculture. Un avenir d’autant plus radieux qu’il retrouve en Susanne son amour de jeunesse, et que tout semble lui sourire. Rien bien sûr ne se passe comme prévu, et, après la mort de Susanne, Ferdinand, anéanti, s’envole pour Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, là où a vécu et où est mort son père.

Lilas noir, de Reinhard Kaiser-Mühlecker : les lilas ne fleuriront plus

Le Río Piray, près de Santa Cruz de la Sierra © CC BY-SA 3.0/babaserrate/WikiCommons

Au terme de diverses aventures qui le conduisent notamment à travailler dans un hôpital pour enfants où il côtoie la misère, il retrouve finalement à l’Estancia de la Union la pauvre sépulture paternelle, au pied de l’étrange lilas noir qui donne son titre au roman et fait écho aux lilas rouges que les Goldberger ont toujours plantés à proximité de chez eux. Les événements s’enchaînent alors rapidement jusqu’au retour de Ferdinand en Autriche où, ayant repris le domaine familial, il n’aura de cesse de l’avoir remis dans l’état où son ancêtre scélérat l’avait trouvé en 1944, avant les premiers effets de la malédiction. Commence alors une longue histoire qui laissera Ferdinand plus seul que jamais, tel un fantôme dans sa propre maison, tandis que « de tous les lilas qui foisonnaient autour de sa ferme, pas un seul cette année-là n’avait produit de bourgeons, et l’écorce des arbustes était de surcroît devenue noire ».

La troisième partie est sans doute la plus surprenante dans un roman où la parole, tout comme dans Lilas rouge, est rare et peu véridique. Questionnée par Ferdinand, sa tante Sabine, qui est la mémoire du domaine, consent à lui raconter longuement ce qui s’est passé durant ses années d’absence, livrant ainsi quelques clefs du drame qui n’a jamais cessé de se jouer sous les toits de Rosental, en dépit de la prospérité de l’exploitation. La violence qui couve toujours entre les personnages a opposé cette fois jusqu’à la mort les deux hommes qui dirigent la ferme : l’un d’eux, l’oncle de Ferdinand, est calculateur et machiavélique ; l’autre, qui le seconde, est un pervers sexuel. Une fois cet ultime épisode éclairci, Sabine se tait, étonnée d’avoir pour la première fois de sa vie autant parlé, et Ferdinand qui a pris sa décision n’a plus qu’à dicter à sa tante les conditions de son retour.

Reinhard Kaiser-Mühlecker dépeint minutieusement une société rurale qu’il connaît d’autant mieux qu’il a étudié l’agriculture et s’occupe lui-même d’une exploitation : une société à la fois ancrée dans une terre et dans un passé, mais bouleversée par les changements rapides de l’époque, car la paysannerie autrichienne du début de ce siècle est elle aussi en pleine mutation après l’adhésion du pays à l’Union européenne (1995) et l’entrée en vigueur de l’euro. En peignant le monde dans lequel vit Ferdinand Goldberger le Jeune, Kaiser-Mühlecker se devait donc de montrer l’inquiétude des petits exploitants, contraints de s’adapter aux nouvelles directives et de réorienter leurs productions.

Lilas noir, de Reinhard Kaiser-Mühlecker : les lilas ne fleuriront plus

Reinhard Kaiser-Mühlecker © Jurgen Bauer

Le tableau social d’une Autriche encore mal guérie du nazisme était au cœur du livre précédent ; Lilas noir y apporte maintenant une touche supplémentaire plus contemporaine puisque le temps du roman épouse celui de l’actualité. Mais, en même temps, les deux romans s’attachent aux individus qui composent la société, ils explorent systématiquement les zones d’ombre s’installant entre les êtres comme à l’intérieur d’eux-mêmes, et montrent comment les dits et surtout les non-dits peuvent détruire une famille.

Si la continuité entre Lilas rouge et Lilas noir est évidente, on peut toutefois lire ce second roman pour lui-même, pour le plaisir de découvrir un jeune auteur dont l’écriture à la fois classique et originale se coule toujours parfaitement dans la traduction française d’Olivier Le Lay. Derrière cet apparent « roman de terroir » se dissimule à peine un romancier sensible aux angoisses de notre temps, à la fois très actuel et héritier d’une tradition : il prolonge et renouvelle le souffle épique des grands romans réalistes, mais surtout il semble prendre le même plaisir à étudier la nature qu’au XIXe siècle un Adalbert Stifter – y compris la nature humaine.

Reinhard Kaiser-Mühlecker connaît non seulement la vie des agriculteurs autrichiens, mais aussi celle des paysans de Bolivie, pays où il a séjourné. C’est cette expérience qui nourrit Lilas noir, sublimée dans une écriture romanesque qui justifie la place de premier plan que son auteur a gagnée parmi les jeunes romanciers de langue allemande. À travers leurs gestes quotidiens, il montre des personnages en délicatesse avec le monde dans lequel ils vivent, voire en situation d’échec – et pas toujours sympathiques… Nos frères en humanité, en somme. Lilas noir est donc à la fois un témoignage sur une époque, et l’épilogue d’une longue suite de malheurs qui frappe une famille « maudite », dont le destin n’est pas sans rappeler celui des Atrides.

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