Roumanie, son passé mis au jour

Oubliée ou cachée, l’horreur de la destruction des Juifs et des Roms en Roumanie, sous le régime d’Ion Antonescu allié à Hitler, a été longtemps mal connue. L’État roumain n’a admis officiellement ses responsabilités qu’en 2004, après des dizaines d’années de négation, voire, après 1990, des tentatives de réhabilitation d’Antonescu. Un long travail historique et mémoriel a cependant pu avancer grâce aux recherches réalisées dans le pays ou à l’étranger. L’édition en France d’une version augmentée de la somme entreprise en 2002 par l’historien roumain Radu Ioanid apparaît comme un aboutissement de ces efforts, et nous offre une mise au jour du passé roumain.


Radu Ioanid, La Roumanie et la Shoah. Destruction et survie des Juifs et des Roms sous le régime Antonescu, 1940-1944. CNRS Éditions, 576 p., 29 €


En effet, si l’on se reporte au milieu des années 1990, lorsque Pierre Pachet se rend à Jassy sur les traces de sa mémoire familiale, il dispose de peu de documents en français sur le sort des Juifs roumains. Il connaît les quarante pages que Raul Hilberg y a consacrées dans sa monumentale Destruction des Juifs d’Europe (Gallimard, 1988), introduites par cette formule restée fameuse : « Aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi massivement au massacre des Juifs » (p. 656). Pachet se souvient également du sixième chapitre de Kaputt de Curzio Malaparte (trad. Juliette Bertrand, Folio Gallimard, 1972), lu durant son adolescence, un récit terrible du pogrom de juin 1941 à Jassy. Malaparte se trouvait sur place sans avoir assisté aux massacres, il venait juste de quitter la ville. Il avait recueilli des informations, interrogé des témoins et publié un article dans le Corriere della Sera, le 5 juillet 1941, dont Pachet publie la traduction dans son livre (Conversations à Jassy, Maurice Nadeau, 1997, p. 193 et s.) et qu’il compare au chapitre de Kaputt. Il en tire une analyse magistrale du travail de l’écrivain, légitime sa « dévotion aux faits » tout en soulignant son égocentrisme. Il relativise la source, même si elle l’oriente dans ses « conversations » sur place à la recherche du pays où a vécu son grand-père.

La Roumanie et la Shoah, de Radu Ioanid

Aujourd’hui, les conditions et les connaissances sont différentes. Le changement qualitatif pour le public francophone a été la traduction, aux éditions Denoël en 2009, de Cartea Neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie en 1940-1944, publié dans l’immédiat après-guerre à Bucarest par Matatias Carp. Cet avocat bucarestois, décédé en 1953, s’était fait dès 1940, à l’instar d’un Ringelblum en Pologne, « l’historien, le chroniqueur et l’archiviste des persécutions subies par les Juifs de Roumanie », et avait érigé « un monument pour l’histoire », dit sa traductrice, Alexandra Laignel-Lavastine, autrice de précieuses introductions aux chapitres et de notes érudites. Dès 1950, les trois volumes de Cartea Negra ont été retirés de la circulation en Roumanie par le nouveau pouvoir communiste. « La question de l’anéantissement des Juifs de Roumanie [a disparu] de la presse comme des travaux des historiens. […] Par la suite, des années 1970 à la chute du régime Ceausescu en 1989, la tendance explicitement nationaliste et xénophobe qui dominera l’historiographie officielle roumaine explique que l’on continuera d’ignorer le sujet », explique Radu Ioanid dans sa postface à l’édition française du Livre noir. Ce qui marginalisa l’accès à la « seule et unique source documentaire concernant la destruction de la troisième communauté juive d’Europe ».

Sans que cela empêche toutefois un patient travail d’archives, de recueil de témoignages entrepris à l’étranger dès les années 1960, principalement en Israël et en France. Le plus fameux est celui de l’historien israélien Jean Ancel (1940-2008), qui rassembla une montagne d’archives, aujourd’hui conservées à Jérusalem, dont une partie a été publiée en douze volumes, avec sans doute la documentation la plus complète sur le pogrom de Jassy (ville où il était né) ; il est également l’auteur d’un ouvrage sur le nationalisme face à l’antisémitisme dans lequel il décortique l’idéologie et les politiques d’Antonescu envers les Juifs. On peut se reporter au n° 194 de la Revue d’histoire de la Shoah (Paris, 2011), entièrement consacré à « l’horreur oubliée de la Shoah roumaine », pour avoir une idée de cette évolution, numéro coordonné par Alexandra Laignel-Lavastine, historienne et philosophe, et Florence Heymann, anthropologue membre du CNRS, autrice de plusieurs ouvrages marquants.

La Roumanie et la Shoah, de Radu Ioanid

Le livre de Radu Ioanid s’inscrit donc dans une continuité, il profite de cet apport en sources et archives depuis les années 1990. Il a l’avantage de se présenter comme une synthèse. L’auteur en est d’ailleurs à sa deuxième, voire troisième version. En 1995, il avait soutenu sous le même titre une thèse de sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales, dont il a fait un livre en 2002. La version présentée aujourd’hui est très augmentée grâce aux nouvelles découvertes ; entre-temps, il a dirigé la Division des programmes archivistiques internationaux du Musée national de l’Holocauste à Washington. Il est maintenant ambassadeur de la Roumanie en Israël.

Dans la lignée des récits précédents de la Shoah en Roumanie, la structure de son ouvrage reprend celle de Cartea Negra, en y ajoutant quelques chapitres notables sur l’extermination des Roms et la persécution des églises protestantes. L’ouverture dédiée à la nature du fascisme roumain présente l’avantage de ne pas se limiter à une étude de la législation antisémite instaurée en août 1940 par le roi Carol II. Ioanid s’efforce de caractériser le régime politique installé par Ion Antonescu, d’abord en union avec la Garde de fer puis sans elle, comme « une dictature de type fasciste et un État totalitaire ». « Bien que fasciste dans ses convictions et son comportement, Antonescu estimait que son statut militaire lui interdisait d’accepter le désordre administratif et économique provoqué par les légionnaires », et, de janvier 1941 à août 1944, il « régna sans qu’aucun parti politique fasciste le soutienne ». La vie des Juifs de Roumanie fut donc soumise, tout au long de la guerre, à ce dictateur (le Conducator ou Guide) qui pratiquait un antisémitisme d’État, dont les innombrables mesures administratives et politiques « ont permis les déportations, évacuations, expulsions et ghettoïsations ». Mais aussi, « parallèlement, l’émigration des Juifs roumains fut en théorie permise – et dans la réalité, parfois effective dans une moindre mesure », tandis que, dès l’été 1940, s’exprimait un « antisémitisme populaire diffus » qui fut à l’origine des premiers massacres de Juifs perpétrés par des non-Allemands.

La deuxième partie, qui constitue plus de la moitié du livre de Radu Ioanid, porte le titre « Un Holocauste roumain », ce qui situe bien les responsabilités. En quatre chapitres, il présente le détail des pogroms et des déportations, leur violence et leur cruauté – notamment les « trains de la mort » partis de Jassy dont on voit des photos avec des gendarmes supervisant le déchargement des corps à Targu Frumos. Il documente, en citant des témoignages, des archives administratives et d’autres pièces qui s’ajoutent aux dossiers de Cartea Negra, les crimes les plus importants comme la rébellion légionnaire et le pogrom de Bucarest (21-23 janvier 1941), souvent comparé à la Nuit de cristal en Allemagne, ou le pogrom de Jassy sur lequel il avait déjà publié un livre de 112 photos terrifiantes (Calmann-Lévy, 2015 ), et la tuerie d’Odessa, capitale de la Transnistrie, en octobre 1941, « l’un des plus grands massacre de population civile de toute la Seconde guerre mondiale ». Dans tous les cas, il établit précisément les responsabilités roumaines, les Allemands n’intervenant généralement qu’en appui, quelquefois en tant que participants.

La Roumanie et la Shoah, de Radu Ioanid

Des déportés juifs dans un camp de concentration en Bessarabie, occupée par le Royaume de Roumanie à partir de juillet 1941 (septembre 1941) © Bundesarchiv, Bild 183-B12274 / CC-BY-SA 3.0

De ce travail extrêmement riche, l’auteur tire plusieurs conclusions sur ce qu’il faut effectivement nommer la Shoah roumaine. D’abord, les données chiffrées. Elles sont toujours discutées, il est parfois impossible de les établir, il fournit ce qui est acquis. Globalement, en 1930, vivaient 756 000 Juifs en Roumanie, et à la fin de la guerre 375 000 avaient survécu, mais les frontières avaient été modifiées. 150 000 de ces Juifs ont été placés sous autorité hongroise (et beaucoup furent plus tard déportés dans les camps du Reich), 150 000 autres ont été déportés en Transnistrie où 90 000 furent exterminés tandis qu’existait sur place une communauté juive autochtone dont 130 000 membres furent liquidés. « En somme, conclut Ioanid, ce sont au moins 250 000 Juifs qui moururent sous Antonescu, soit sur ordre direct des autorités de Bucarest, soit comme conséquence de la criminelle barbarie de celles-ci. Comme on l’a vu, parfois l’administration roumaine recourait à l’aide des Allemands ; mais le plus souvent elle opérait sans avoir besoin d’institution extérieure. » À ce bilan l’auteur ajoute l’assassinat des Roms : « des 25 500 Roms déportés, 10 000 sont revenus ».

Radu Ioanid conclut cependant sur les paradoxes de cette « quasi-destruction du judaïsme roumain ». Il note, par exemple, que, s’ils furent écartés, les légionnaires de la Garde de fer purent assister à leur « victoire idéologique » devant l’ampleur des massacres de masse. Inversement, il discute le maintien à Bucarest, « même dans les moments de désespoir les plus absolus », d’un « étrange dialogue entre les autorités et les dirigeants de la communauté juive ». Cela ne dilue pas pour autant les responsabilités, et ne justifie absolument pas les élucubrations du temps de Ceausescu sur l’innocence roumaine. Il y eut des aides aux Juifs, mais elles demeurèrent des exceptions. Lorsqu’à l’automne 1942 il est avéré que les pressions diverses sur Antonescu, venant de dirigeants roumains, demandaient ne pas déporter, comme le demandait Hitler, les Juifs du Vieux Royaume vers les centres de mise à mort en Pologne occupée (le « plan Belzec »), ça ne traduisait pas une compassion, plutôt une inquiétude face à l’évolution de la guerre (bataille de Stalingrad). D’ailleurs, note encore Ioanid, « tous les appels adressés à Ion Antonescu n’allaient pas dans le sens de la modération ». C’est dire.

Ainsi, le livre passionnant et indispensable de Radu Ioanid confirme et met au jour, dans la suite du travail historique de ces trente dernières années, l’ampleur du crime génocidaire et les responsabilités de la Roumanie. On espère que, dans ce beau pays, la mémoire collective finira par l’intégrer complètement.

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