Avec Une histoire du vertige, Camille de Toledo poursuit sa quête de compréhension du monde dans lequel nous vivons, largement hérité des effondrements historiques et politiques du XXe siècle, et de l’être humain, cet être de récits. Reprenant le motif du vertige, déjà apparu dans ses précédents livres, il chemine dans l’histoire littéraire et dans l’histoire tout court pour en scruter les manifestations et les mécanismes individuels et collectifs, en décrypter les versants noirs et lumineux, et nous avertir des dérives qu’il peut susciter. Un livre des plus stimulants en ces temps troublés.
Camille de Toledo, Une histoire du vertige. Verdier, 224 p., 19,50 €
Une histoire du vertige apparaît comme une forme de synthèse et de prolongement des différents questionnements qui traversent votre œuvre : la place des fictions dans la vie des êtres humains, la faillite du langage, les effondrements et les fantômes du XXe siècle, la tristesse, l’inquiétude, la fêlure, la perte, la chute, ou encore la reconnaissance des êtres vivants dont fait partie l’être humain. Comment le vertige s’est-il imposé à ce moment de votre cheminement, à ce moment de votre œuvre ?
Le motif du vertige s’inscrit dans mon histoire personnelle. C’est un état du corps chez moi qui est lié à une chute en montagne lorsque j’avais dix-sept ans. Cet événement traumatique inaugural n’a cessé de produire en moi différents dérèglements qui ont conduit à plusieurs crises durant lesquelles je ne tenais plus et qui m’ont contraint plusieurs fois à être hospitalisé. Dans ces temps de troubles, j’explorais ce qui se jouait en moi et une question grandissait : « À quoi l’on tient ? », de quoi dépend notre tenue au monde.
Mes troubles se sont aggravés après le suicide de mon frère et la mort de mes parents ; et plus encore après mon départ pour l’Allemagne quand il m’a fallu vivre dans une autre langue. C’est là que j’ai pu explorer les dimensions physiologiques du langage : le langage comme appui du corps.
Le vertige est présent dans plusieurs de mes livres. Dans L’inquiétude d’être au monde, j’explore des états de tremblement, pris notamment dans une dimension politique. Dans cet ouvrage, s’affirme chez moi l’idée qu’il y a un lien entre la façon dont la modernité produit de plus en plus de vertige, de déracinement, d’exil, et la montée en puissance des réactions politiques. Il est aussi présent dans Le hêtre et le bouleau avec la pédagogie du vertige. Et dans Thésée, sa vie nouvelle, dans lequel j’ai exploré notamment le vertige entre le réel et la fiction : une manière pour moi de placer le livre, la langue, au lieu même du symptôme, au cœur des troubles. Si Thésée passait par le biais de l’histoire intime d’un corps traversé par l’histoire longue des traumas, Une histoire du vertige appréhende nos troubles à travers l’histoire littéraire et l’histoire collective.
Vous partez du postulat que l’être humain, que vous définissez comme Sapiens narrans, « un être qui croît plus aux récits qu’aux épreuves de son corps et du monde », se construit à partir de récits qui le (re)tiennent au monde (et à l’espoir), mais que ceux-ci (les récits) peuvent être à l’origine de ce qui le fait tomber et de ce qui le coupe de la vie terrestre. De quel(s) fait(s) est né ce constat ?
Il y a déjà la lecture de toute une bibliothèque de l’anthropologie qui montre que dans les temps archaïques existaient déjà des formes de récits, de mythes qui habillaient la vie. Au-delà de l’histoire écrite, si l’on considère l’histoire orale, il y a dans toutes les sociétés humaines un principe narratif qui cimente la communauté, qui fait communauté et qui va en quelque sorte revêtir le monde alentour de sens pour organiser les différents flux sociaux, y compris les échanges avec le milieu, les écosystèmes. Nous produisons donc des habitats narratifs.
Derrière cela, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre que l’économie narrative des sociétés humaines est adossée à une économie psychique, qui relève du fonctionnement de la matière humaine, comme je l’écris dans Thésée. Le corps a la possibilité de se jouer un tour, en créant l’illusion d’une autonomie, ce que l’on va appeler l’esprit. Ce détachement qui permet de s’affranchir se prolonge dans le langage, dans cet écart entre le langage et la vie. Et c’est dans cet écart que nous vivons, un écart que je nomme aussi blessure.
Vous montrez que l’être humain ne peut se passer de récits, que même après la chute liée à ses récits, un nouveau récit lui permet de se relever et de tenir à nouveau. Pour le montrer, vous vous référez notamment à des exemples tirés du XXe siècle : après l’effondrement de la Seconde Guerre mondiale, vous montrez qu’a été produit le récit de la reconstruction, celui des trente glorieuses. Est-ce un mouvement inéluctable qui nous éloigne toujours plus de la vie hors langage, de « la vie nue » ?
Ce mouvement, je le décris en évoquant le cas Don Quichotte. Le corps humain ainsi que nos corps sociaux font alterner des cycles d’envoûtements narratifs et de chutes. Le Quichotte ne cesse d’habiller le monde de fictions dont il s’intoxique puis de se heurter au réel. Ce mouvement cyclique est lié à notre économie psychique. Quand nous traversons une période historique difficile, nous élaborons en réponse des récits d’espérance. Les êtres humains s’appuient alors sur ces différents récits qui vont produire des envoûtements dont ils ressortent quand les fictions se heurtent aux contraintes de la Terre, ou de l’Histoire. À notre époque, ces récits sont nombreux : promesses de vie sur des exoplanètes, transhumanismes… On le voit aussi en économie avec diverses formes de croyances (à la croissance, la prospérité, la valeur d’une monnaie…) qui finissent par éclater. Oui, il y a dans ce mouvement une philosophie de l’Histoire : un cycle d’envoûtement narratif et de rechute. C’est ça que je documente dans cette histoire du vertige.
« L’expérience du XXe siècle aurait dû nous inspirer une pédagogie du vertige », écriviez-vous dès 2009 dans Le hêtre et le bouleau. Votre livre est-il une tentative d’exposer cette pédagogie du vertige ?
J’entends par « pédagogie du vertige » le devoir collectif d’enseigner et d’appréhender ces vertiges, de permettre à celles et ceux qui les vivent de résister à diverses formes de réaction, de comprendre ce qui physiologiquement et collectivement se produit quand ça se met à trembler pour contrer ces mouvements, y compris politiques, qui constituent des retours en arrière, qui veulent défendre ce que je nomme des « états zombies » : frontière, identité, nation, ordre masculin, pouvoirs institués… Autant de résistances au trouble qui vient. Il est donc juste de lire Une histoire du vertige comme ma contribution à cette pédagogie. Nommer le mal, c’est acquérir une capacité de vivre avec, de comprendre ce qui se joue dans le présent. C’est en ce sens que j’ai voulu écrire la généalogie de ces vertiges, la façon dont les temps de chute, d’effondrement, se répètent au fil de l’histoire.
Vous insistez sur trois facteurs qui coupent Sapiens narrans de la vie nue : le langage et son ambivalence, l’apparition du sujet au XVIe siècle et sa prise de pouvoir sur tous ceux qui l’entourent, et, plus tôt dans l’Histoire, la foi en un dieu transcendant qui sépare le sacré du profane. En quoi sont-ils des ferments aggravants du vertige ?
Adhérence, symbioses et enlacements : ces trois mots disent la réalité matérielle, biochimique et biophysique, de la vie terrestre. Il y a vraiment une co-dépendance. Mais, sur ce fond-là, nous, les humains, sommes des forces de séparation. Il y a différentes phases de cette histoire de la séparation : bipédie, verticalisation, développement des cités qui éloigne les humains de la nature… Ici, je m’attarde sur les trois étapes d’une coupure du monde humain avec les non-humains : le symbole (la lettre), le sujet (et les objets), et la coupure du profane et du sacré… Pourquoi intensifient-elles le vertige ? Parce que le vertige est l’affect qui naît d’un écart, d’un éloignement, et du verdict que nous avons décollé, que nous avons érodé notre sol. Tout ce qui va créer l’illusion d’une séparation va aggraver le déséquilibre, et saper les piliers de notre tenue au monde.
Parmi les ouvrages qui vous permettent de cheminer dans Une histoire du vertige, plusieurs apparaissent dans vos livres précédents : Don Quichotte, Danube de Claudio Magris, Le livre de l’intranquillité de Pessoa, Le monde d’hier de Zweig, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman… En quoi ces relectures nourrissent-elles votre réflexion ?
J’ai un rapport aux textes qui emprunte aux lectures et relectures des textes sacrés. En relisant, je déplie de livre en livre et d’âge en âge des significations nouvelles pour approfondir la compréhension que j’ai de ces œuvres et pourquoi elles me poursuivent. Si, dans Visiter le Flurkistan, Danube faisait l’objet d’un commentaire sur les « généalogies fictionnelles », dans Une histoire du vertige il devient le livre témoin de toutes les chutes des cultures européennes au fil du temps.
Si le vertige est le lieu de la chute, il est aussi celui de l’ébahissement. Pour décrire le vertige lumineux, vous évoquez la reconnaissance des symbioses, des connexions à la vie terrestre, notamment à travers « le sentiment océanique » ou l’attitude de Queequeg dans Moby Dick.
Le vertige est un état limite. Il dit la chute autant que des moments de grande extase et de connexion (ivresse, amour, dérèglement des sens…). Ce qui est fascinant, c’est ce double visage. Le vertige noir et le vertige lumineux ont la même source, ils ne constituent aucunement deux expériences séparées. Dans le vertige de la chute – sombre –, le sujet lutte pour maintenir sa forme antérieure alors que cette forme est en train de s’effondrer. Le vertige lumineux de l’extase est le moment d’acceptation où on lâche le contrôle, où on accepte cette pure matière que nous sommes : une matière animée, reliée. Alors quelque chose s’accomplit, où nous pouvons changer de forme ; où l’on accepte de se dissoudre dans quelque chose de plus vaste que soi. Cette transformation peut prendre très longtemps et passe par des expériences régulières d’extase, de sortie de soi.
Cette incitation à la reconnexion, aux symbioses avec le monde, ne constitue-t-elle pas la fabrique d’un nouveau récit pour affronter les temps d’inquiétudes actuelles liées aux crises environnementales et climatiques ?
Je ne suis pas du tout un spiritualiste, porteur d’un message New Age tardif. Ce qui m’intéresse avec le vertige, c’est l’oscillation contemporaine, quasiment bipolaire, entre des états de séparation et des quêtes de liens. Le vertige dit ce qui a lieu dans la vie sociale et dans nos bibliothèques. Dans la vie sociale, on constate l’expansion des philosophies orientales, des sagesses méditatives comme compensation du rythme effréné du quotidien et de l’économie libérale. Ce qui produit cet alliage très curieux : on déconnecte pour se reconnecter puis replonger dans la plus grande séparation. Et dans nos bibliothèques, c’est aussi à l’heure de la plus grande séparation – la crise de la Terre, la destruction de la vie – que l’on constate le grand retour des sciences vers le « vivant » ; en cherchant des décentrements pour ressentir ce que ressent l’arbre, l’oiseau, ou le glacier qui fond… Ce chiasme entre l’aggravation de l’expérience moderne et ses élans de liens, de reconnexions, me semble être à penser. Les deux ensemble. Il n’y pas chez moi de grand soir terrestre où, tout d’un coup, on est en harmonie avec la vie. Je laisse cela à la religion ou aux coachs de développement personnel.
Plus que les photos, les dessins ont un statut particulier dans ce livre ? Quel est-il ?
En fait, je cherche le corps. Je cherche souvent à sortir du langage, à rendre les paroles, les pensées concrètes, matérielles. J’ai cet espoir que les livres deviennent autre chose que des écrits, des expériences incarnées. Le dessin est un moyen enfantin de descendre dans la matière. Dessins, photos, schémas, produisent différentes formes d’intensité et divers degrés de réflexivité. Les photos parfois accélèrent le texte, elles sont des ellipses documentaires ; les schémas permettent de fixer des structures. Quant aux dessins, ils sont pour moi comme des pauses méditatives. Et finalement, par la mise à plat du texte, du dessin et de l’image photographique, je cherche sans doute intuitivement à inventer une économie du signe pour notre temps, pour le dire le plus justement possible.
Une histoire du vertige fut d’abord un cycle de conférences, puis une thèse sur « le tournant écopoétique des études littéraires », puis un livre. Comment s’est articulé le passage de l’un à l’autre ? Qu’apportent ces divers états du texte dans l’évolution de votre réflexion ?
Le livre est une incarnation parmi d’autres. Mais un texte peut aller, pour moi, vers le théâtre, la scène, l’installation, la vidéo, la performance, la thérapie… Lorsqu’on passe d’une incarnation à une autre, on éprouve, on teste une pensée, comme on « essaie » un habit. Ces différentes formes – j’appelle ça des incarnations – me permettent de progresser dans ma réflexion et, surtout, de trouver l’inconscient derrière l’idée : le manquant, l’oublié, l’inaperçu.
Propos recueillis par Willy Persello