L’imagisme de Gary Snyder

Les éditions Héros-Limite publient la première traduction en français, par Jérôme Dumont, d’un court recueil de Gary Snyder, au titre évocateur, Riprap. En lisant le poème qui ouvre ce livre fondateur du poète américain, publié initialement par ses soins à Kyoto en 1959 avec l’aide de Cid Corman et Lawrence Ferlinghetti, ses amis de la Beat Generation, on est frappé par la puissance de l’image portée par des vers dont la franchise, la précision et la clarté sèche sont déconcertantes. Au fil de la lecture apparaissent des liens manifestes entre lui et nombre de ses contemporains et prédécesseurs d’outre-Atlantique, bien au-delà de la Beat Generation, mouvement sur lequel il exerça une influence décisive grâce à son imposante culture bouddhique et amérindienne.


Gary Snyder, Riprap suivi de Poèmes de Mont Froid. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Dumont. Héros-Limite, 88 p., 16 €


Gary Snyder commence à élaborer Riprap à vingt-cinq ans, en 1955. Après une année d’études supérieures en langues orientales, il s’engage en tant qu’ouvrier assigné à l’entretien des pistes du Parc National Yosemite, puis à 20 miles de là, à Piute Creek. La poésie de Snyder est loin d’être née dans ces montagnes de granit blanc « où la mémoire de l’ère glaciaire est partout visible », mais c’est là qu’elle se clarifie, s’apaise, jusqu’à transparaître pour refléter les êtres et les choses qu’il ramène à un tout harmonieux, « interpénétré ». Elle prend racine dans l’enfance, alors qu’il ne sait pas encore lire, par l’intermédiaire de sa mère, lectrice de Poe et de Browning. Il écrit par la suite une centaine de poèmes, jusqu’à l’adolescence, portant sur la vie au grand air et les montagnes, environnement qui lui est déjà familier, puisqu’il grandit dans une ferme laitière au nord de Seattle. Il y fait l’expérience de la culture amérindienne et de son archaïsme, rencontrant fréquemment des natifs de la tribu Salish ; contact qui le mène à des études d’anthropologie et de linguistique.

Riprap et Poèmes de Mont Froid : l'imagisme de Gary Snyder

Gary Snyder (2009) © Jean-Luc Bertini

Voici la définition de riprap, donnée en guise d’introduction au recueil : « pavement de pierres posé sur une roche escarpée et glissante en sorte de faire un sentier pour les chevaux dans les montagnes ». « Pour » et « dans » sont certainement les deux mots dont le sens irrigue tout le recueil. Le travail manuel pour et dans la nature y est sans cesse célébré : « Mineur au marteau, capable de sentir // une veine ou une faille », « les bûcherons tous partis pêcher », « des siècles de labeur pour conduire des ruisseaux au bas des collines » ; la technique, de même que la machinerie, lorsqu’elle n’est pas employée à transporter de « l’huile militaire par bateau », « enserré dans des plaques soudées de parfait acier », est un moyen d’entremêlement qui permet à l’homme de s’investir dans l’ensemble auquel il appartient avec reconnaissance et délicatesse envers la nature. Ces quelques vers du poème « Incendies Préventifs », qui figure dans Amérique : Île tortue (1974), en constituent la parfaite illustration :

Respectueux des coutumes utiles et
des lois
de la nature,
J’aimerais aider mon pays
avec un incendie – un incendie violent
et salutaire.

Cette réflexion sur le respect des « coutumes utiles et des lois de la nature » arrive elle aussi de manière extrêmement précoce chez Snyder, pensée qu’il n’a cessé d’épaissir autant par la théorie que par l’expérience, jusqu’à aujourd’hui, alors qu’il vient d’avoir quatre-vingt-treize ans. Alpiniste dès ses quinze ans, bûcheron et guetteur d’incendies les étés en parallèle de ses études de langues et de cultures orientales, le poète nous laisse une biographie dont les voies semblent dirigées vers cette recherche « d’être au monde avec un sentiment de joie et de reconnaissance », en questionnant les civilisations occidentales et orientales, les « traditions non-civilisées », à l’affût d’un système qui entretienne les meilleurs rapports avec l’univers ambiant.

Riprap et Poèmes de Mont Froid : l'imagisme de Gary Snyder

Cette exploration permettra la découverte du zazen au début des années 1950, à San Francisco. Riprap est pénétré par le zen dans lequel Snyder se plonge tout entier au moment de sa fabrication. Il considère les mots comme les pierres et les poèmes comme les pavements inoffensifs qu’il a posés dans les montagnes de Piute Creek pour participer au « jeu » entre tous les êtres vivants, toutes les entités et toutes les non-entités :

Dépose ces mots

Devant ton esprit comme des rochers.

              placés solidement, à la main

Dans un lieu choisi, posés

Devant le corps de l’esprit

              dans l’espace et dans le temps :

Solidité de l’écorce, de la feuille, ou du mur

               Aménagement des choses 

Le livre en lui-même, les inspirations de Snyder et son parcours dessinent une cartographie riche mais d’une lisibilité surprenante tant elle est cohérente. De Piute Creek, nous embarquons à ses côtés pour les temples bouddhiques de Kyoto puis pour les côtes de Sumatra à bord d’un pétrolier et découvrons, avant même de lire la traduction en français de Mont Froid du poète chinois Han-Shan qui accompagne Riprap (traduit initialement par Snyder en anglais), son enthousiasme inébranlable pour les cultures orientales et leurs littératures. Dans l’écriture même, nous pressentons l’influence de la poésie chinoise et japonaise par l’économie du langage employé, la narration, et l’intention de toucher droit au cœur chaque chose sans détournement métaphorique ou comparatif pour créer des images nettes, débarrassées de tout mot sans fonction.

Riprap et Poèmes de Mont Froid : l'imagisme de Gary Snyder

Le Half Dome dans la vallée de Yosemite, en Californie © CC BY-SA 3.0/Diliff/WikiCommons

Le linguiste américain Eliot Weinberger écrivait, dans sa préface à Poésie complète de l’objectiviste George Oppen édité par Corti, que dans le monde de ce dernier les « choses ne sont pas “comme”, elles sont là, devant vous, avec un point d’exclamation au besoin ». On n’est alors guère étonné, outre le lien manifeste entre leurs deux poésies, faites « d’un immense amoncellement de petites choses », d’apprendre que Charles Olson reconnut dans la Black Mountain Review la dette de la Beat Generation à l’imagisme, dont sont issus les objectivistes. Le style de Snyder est à rapprocher de celui d’Oppen dans ce refus du verbiage et dans ce traitement direct de la « chose », caractéristiques de la poésie imagiste, fondée par Ezra Pound aux côtés de la poétesse Hilda Doolittle.

Pound semble être l’épicentre de toutes ces ondes poétiques. L’auteur des Cantos est cité régulièrement par Snyder comme l’influence à la base de son intérêt pour la poésie chinoise, à travers ses traductions et son essai sur l’idéogramme, dessin ou combinaison de dessins qui projettent des images visuelles, simples ou complexes, contre la rétine de l’esprit en opérant sur deux plans, l’un émotionnel, l’autre intellectuel. Ce fonctionnement de l’idéogramme, Pound le considère comme le pigment fondamental de la poésie, le « motif formel », son fameux phanopoeia.

Riprap est important en ce qu’il comporte de brèches pour plusieurs types de lecteurs. Il est en premier lieu une ouverture sur l’œuvre d’un poète méconnu en France perpétuant une poésie « à la texture de surface minimale » dont les racines sont anciennes. Il sera, pour le lecteur curieux de comprendre comment celle-ci s’est édifiée, une entrée sur un vaste champ littéraire, celui de la poésie américaine du XXe siècle et de ses influences. Mais ce qui en fait avant tout un objet puissant est l’accès immédiat aux images qui y demeurent, permis grâce à l’anti-lyrisme du poète et à son objectivité, nous soumettant un espace où il y a toute la place pour d’imprévisibles mouvements du cœur. L’oralité perceptible du langage qui le rapproche des œuvres de ses compagnons beatniks contribue elle aussi à cette puissance, capable – et c’est là le point culminant de Riprap – de résonner auprès des moins initiés à la poésie, et même de ceux qui la pensent, dans son ensemble, impénétrable. On ne peut alors s’empêcher de sourire de joie en apprenant que ce livre était encore lu en 2008, « à la lueur du feu dans les campements de travailleurs » de la Sierra Nevada, par ceux-là mêmes dont le travail y est tellement encensé.

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