Les traductions de deux romans étrangers, Caisse 19 de Claire-Louise Bennett et Les perfections de Vincenzo Latronico, paraissent aux éditions Scribes. Au plus vif du présent, ces textes maintiennent intacte la tension entre engagements formels et engagements dans le monde. Cette nouvelle collection de Gallimard veut présenter des « gestes d’écriture singuliers ». Qu’en est-il ?
Claire-Louise Bennett, Caisse 19. Trad. de l’anglais par Thierry Decottignies. Scribes, 288 p., 22,90 €
Vincenzo Latronico, Les perfections. Trad. de l’italien par Romane Lafore. Scribes, 176 p., 20 €
Avec Scribes, le groupe éditorial remet au centre la recherche stylistique et adopte le rythme lent de l’édition indépendante : dix livres par an. La collection dispose des meilleures conditions pour publier des textes littéraires conçus comme des classiques contemporains : assise financière, force de frappe, absence d’image institutionnelle (le nom Gallimard ne figure pas sur la couverture), graphisme contemporain. Il vaut la peine de se pencher sur un échantillon de son catalogue.
Écrits respectivement en 2021 et 2022, Caisse 19 et Les perfections se situent à mi-chemin entre une prose éthérée et une prose à sujet, transitive. L’ambiguïté et l’ambivalence y dominent. L’un comme l’autre se positionnent par rapport à l’histoire du roman. Claire-Louise Bennett renvoie au modernisme d’un discours intérieur fragmenté et Vincenzo Latronico à la froide intensité du Perec des Choses. Mais, loin de seulement s’inscrire dans une tradition, ils la repensent.
Caisse 19 retrace la relation d’une femme prolétaire avec l’écriture, lue ou pratiquée, de l’enfance à l’âge adulte. Le livre s’ouvre sur une géniale description physique de la lecture – à la page de gauche, nous sommes jeunes, la tête haute, arrivés au bas de la page de droite, nous avons un double menton, nous avons pris vingt ans – qui fait entrer sur la scène le corps de la lectrice, et nous ramène au nôtre, les mots « tourner la page » tombant au moment où nous devons en effet la tourner. Si l’autrice de L’étang (traduit également par Thierry Decottignies) se prend comme sujet, son art de la distance rompt avec les codes de l’autofiction. Le « je » tarde à faire son entrée, succédant à un étonnant « nous », et à un « elle ». Surtout, la chronologie du récit de soi est régulièrement interrompue par des éclats d’imagination qui empêchent ce livre sur les livres de se refermer sur lui-même. Une trappe s’ouvre, débouchant sur le courant parallèle d’une parabole baroque. Tarquin, grand seigneur à Venise, se commande une bibliothèque pour acquérir les connaissances du monde. Les livres qui lui parviennent par la mer, dans la cale d’un navire, sont entièrement vierges… Autant d’énigmes pour briser les certitudes du récit de soi, le rendre plus trouble, plus vrai.
Au contraire de ces fractures, le livre de Vincenzo Latronico déploie les structures rigoureuses d’une écriture sous contrainte, celle des Choses. À la place de Jérôme et Sylvie, « Anna et Tom étaient des créatifs ». Un jeune couple de webdesigners italiens, au « paysage intérieur dérégulé par vingt années d’Internet », s’installe à Berlin pour y télétravailler. Comme chez Perec, le livre s’ouvre sur quelques pages sans oxygène ni personnages : images publicitaires d’un intérieur berlinois, designé pour des locations courtes. Ce meublé commande aux personnages de se mouler dans sa perfection, comme pour produire une vie aussi parfaitement glacée. Il ne suffit plus d’acquérir les choses, il faut se plier à leur image. Anna et Tom avancent sur des chemins tout tracés tout en croyant les avoir empruntés par choix.
Cette tension entre modes de vie, subsistance matérielle et liberté se retrouve chez Claire-Louise Bennett. Le titre de Caisse 19 renvoie au numéro d’une caisse de supermarché, hommage au travail de la narratrice. L’autrice revendique d’écrire depuis et grâce à cette caisse 19, en même temps que son personnage se sent éloignée de la tradition des écrivaines façon Virginia Woolf. Pour avoir une chambre à soi à Londres aujourd’hui, encore faut-il avoir les moyens. D’où la mise en avant d’Ann Quin, stupéfiante écrivaine britannique appartenant à la classe ouvrière des années 1960. Comme elle, la narratrice/autrice met sur un même continuum écriture et précarité vécue. Tout son propos consiste à détacher la lecture et l’écriture des apparences d’une élite qui y serait associée : « Mais ça nous plaît, à nous, n’est-ce pas, que la sensibilité et le comportement d’une femme ne correspondent pas à ce qu’elle donne à voir par son aspect. »
Claire-Louise Bennett et Vincenzo Latronico placent au centre de leurs romans la dégradation matérielle d’une génération. Les choses pouvait être un livre cruel, mais il avait été écrit en période de plein emploi. Dans Les perfections, Anna et Tom ne souffrent pas tant de la boulimie consumériste de Jérôme et Sylvie que d’une inquiétude – celle de l’absence de travail. Comment compenser ce sentiment d’insécurité permanent face à l’abyme social qui les guette ? « De la même façon que les générations précédentes avaient discuté cinéma, livres, politique », ils se lancent dans des discussions passionnées sur la gastronomie, telle qu’elle est mise en scène par les réseaux sociaux. Anna et Tom sont pris au piège des images plus que des choses, sans possibilité de fuite, tant le virtuel imprègne leur réel : « les images entraient comme une bourrasque par les fenêtres laissées ouvertes en arrière-plan ». L’impasse de leur situation s’exprime par la temporalité diffractée du récit, quatre parties qui mobilisent quatre temps différents, alors même que l’on suit un seul fil chronologique. Sans jamais parvenir à épouser le présent tranquille des images parfaites du début, Anna et Tom sont pris en étau entre la mollesse de l’imparfait, la clôture du passé simple, et l’incertitude du futur.
Répétitions incongrues, rythme haché, ton parfois conversationnel, soudaines montées en puissance lexicales suivies d’images élusives, incursions surréalistes… dans ce tourbillon verbal désincarné, le principe de réalité est sans arrêt mis à mal dans Caisse 19, et comme phagocyté par la littérature dont et depuis laquelle nous parle Claire-Louise Bennett. Dans Les perfections, on observe des vies sous emprise autant qu’animées par des désirs sans fin pour la nouveauté. L’originalité du propos repose sur sa rencontre avec une forme classique, à la troisième personne, et sur des phrases dont l’agencement rythmique et sonore recrée la jouissance que l’on peut tirer des images consommables d’internet. Vincenzo Latronico ne masque pas les désirs de ses personnages, mais il nous fait rire de ces désirs. Trop subtils et ouvragés pour succomber à cette tentation, ces livres ne sont à thèse ni l’un ni l’autre.
De même que le précédent texte de la collection Scribes, Client mystère de Mathieu Lauverjat, ces ouvrages dessinent un certain état de la littérature européenne de qualité. Au plus près du contemporain, l’écriture y met en tension les thèmes sociaux sans jamais se détacher des moyens propres au texte. Il y a chez Scribes une cohérence d’ensemble qui peut laisser penser que cette collection fixe un cap pour le roman d’aujourd’hui.