Les éclats, septième roman de Bret Easton Ellis, transforme le film néo-noir en littérature néo-polar-porno. Situé en 1981, pendant la dernière année des études secondaires du narrateur, « Bret Ellis », au lycée privé de Buckley à Los Angeles, ce Bildungsroman intègre un fait divers de l’époque – la présence dans la région d’un tueur en série – dans la trame autobiographique, afin d’augmenter les enjeux sociaux typiques de l’adolescence, où rivalité et paranoïa créent un cocktail explosif.
Bret Easton Ellis, Les éclats. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina. Robert Laffont, 616 p., 26 €
Qui a peur de Bret Ellis ? Personne plus que lui-même. Moins que zéro (1985), son premier roman, qui déjà braquait les projecteurs sur sa bande d’élèves hyper-privilégiés des Hollywood Hills, présentait son avatar, Clay, de retour pour les vacances à Los Angeles six mois après la fin du lycée, pour une orgie de toxicomanie et de rencontres bisexuelles. American Psycho (1991) mettait en scène la caste habituelle de jeunes riches sous les traits des financiers new-yorkais, avec l’ajout d’un tueur en série, le minimalisme précoce cédant la place à un décor dense et expansif, mélangeant géographie urbaine et fascination pour les marques et les célébrités. Lunar Park (2005) introduisait « Bret Ellis » dans le récit, victime paranoïaque de harcèlement, lié potentiellement à un supposé tueur en série. Suites impériales (2010) marquait le retour de Clay et de son copain Julian, prostitué devenu proxénète.
Les éclats, premier roman paru après le coming-out d’Ellis (2012), rassemble ces éléments tandis que l’auteur – sous l’identité de « Bret Ellis », âgé de dix-sept ans – approfondit sa « confession ». Il reprend les personnages du début, laissant tomber les pseudonymes d’antan pour révéler leurs « vrais » noms. Comme avec Stephen Markley et Jonathan Franzen, on est en pleine high school, obsession chantée par Bruce Springsteen dans Glory Days : « Well, there’s a girl who lives up the block / Back in school she could turn all the boys’ heads. » (« Il y a une fille qui habite en haut de la rue / À l’école elle faisait tourner les têtes de tous les garçons »). Aux États-Unis, l’immaturité ne se déguise pas en syndrome de Peter Pan, enfant indifférent aux charmes de Wendy et de la fée Clochette ; dans un pays capitaliste et castrateur, on reste fixé sur l’adolescence, les « jours de gloire » correspondent au vertige des premières coucheries.
Bret Ellis vit son déclic nostalgique en 2019, en pleine torpeur créative – aucun roman publié depuis neuf ans –, quand, assis dans sa BMW à l’angle de Holloway et La Cienaga à West Hollywood, en face de la pharmacie CVS, il voit sur le trottoir un fantôme de 1981, une femme blonde aux lunettes de soleil. Est-ce « Susan Reynolds » ? La banalité du nom – anglo-saxon et sans intérêt – trahit qu’on a affaire au « réel ». La vision de cette déesse – à cinquante-cinq ans, elle était encore d’une beauté naturelle – permettrait à Ellis d’écrire le « vrai » roman du lycée auquel il songeait depuis longtemps, projet abandonné à plusieurs reprises en faveur des subterfuges qu’on connaît, source de sa célébrité.
Youpi ! Va-t-on enfin découvrir la vérité derrière la façade médiatique de cet écrivain glamour, figure emblématique du Brat Pack new-yorkais des années 1980 – à côté de Jay McInerney –, l’équivalent contemporain de la « génération perdue » des années 1920, la drogue ayant remplacé l’alcool qu’affectionnaient Hemingway et Fitzgerald ?
Cher lecteur, aurait-on le droit de divulguer l’énigme tout de go ? En fait, en 1981, « Bret Ellis » était un homosexuel caché, il couchait officieusement avec deux camarades de classe, mais il entretenait une relation officielle avec la fille la plus sexy de la promotion. Vous, lecteur des Éclats, serez rapidement admis dans le secret, contrairement à son entourage sophistiqué à Buckley qui, bizarrement, n’arrive pas à piger. À part ses deux amants, la seule autre personne dotée de « gaydar » (gay + radar = la capacité de deviner l’homosexualité de quelqu’un) sera le père de sa fiancée, Terry Schaffer, riche producteur de cinéma, qui invite le beau garçon dans son bungalow privé du Beverly Hills Hotel : « J’ai retiré les Topsiders, baissé le zip de mon jean avant de le jeter avec la chemise et la veste, et j’étais debout, en slip, devant Terry. Il s’est avancé et a défait la ceinture de sa robe de chambre, et j’ai détourné les yeux, de sorte que je ne voyais plus que son visage […] Terry s’est remis en position sur le lit et a commencé à sucer ma queue tout en me fourrant la sienne dans la gorge – nous étions dans un 69. Il pompait trop fort ou bien il était trop excité et ne pouvait se retenir, ou peut-être que c’était comme ça que les vieux s’y prenaient – brutalement, sans passion –, je n’avais connu que Matt et Ryan. Je l’ai saisi par les hanches pour le calmer, afin de pouvoir respirer, mais à ce moment-là il a éjaculé et j’ai senti, puis goûté, son sperme qui giclait dans ma gorge et se répandait dans ma bouche, ses couilles collées contre mes narines. Il a grogné intensément, ma queue toujours dans sa bouche pendant qu’il jouissait, et il a continué à me sucer alors que je dégageais ma tête et que son pénis déjà ramolli sortait, et je me suis surpris quand j’ai commencé à jouir – mon orgasme était venu de nulle part, et n’était pas monté, j’ai à peine su qu’il arrivait, mes jambes étaient écartées et Terry avait deux doigts profondément enfoncés en moi. Et puis c’était fini. Terry a tout avalé. »
Giclements, doigts enfoncés dans le cul, couilles collées contre les narines : tout est là pour satisfaire le lecteur assoiffé de sensations fortes, le livre vaut ses vingt-six euros rien que pour ça. Est-ce de la littérature ? L’inversion homosexuelle du complexe d’Œdipe a de quoi titiller, elle est surtout intéressante en ce qu’elle fait partie d’une opposition entre érection dure et érection molle, deux pôles incarnés par le père et la fille : « J’ai soulevé les hanches pour qu’elle puisse le descendre jusqu’à mi-cuisses, en même temps que mon caleçon, mais je ne bandais pas. Debbie avait l’air pétée, vorace et, après avoir sucé en vain ma queue, elle a pris ma main pour la guider vers sa chatte, déjà mouillée et glissante, et elle y a introduit mes doigts. Je ne bandais toujours pas, mais je crois que Debbie s’en fichait… »
Il ne faut pas plaindre Debbie Schaffer, elle adore Bret, mais elle préfère Spirit, le pur-sang qu’elle chevauche chaque semaine, logé dans une écurie à Malibu aux frais de son père. Le cheval rencontrera le même destin que celui du producteur de cinéma dans Le parrain, son sacrifice spirituel montrant que, dans ce roman, les événements se situent à un niveau fabuleux, ce texte est peuplé de demi-dieux, c’est-à-dire d’anges, voire d’Angelins.
Los Angeles a-t-il remplacé Paris ? Ses rues et ses autoroutes sont les champs élyséens du siècle crépusculaire, conçus pour les virées des bienheureux aux enfers, ces immortels dont les chars sont fabriqués sur le Vieux Continent par Bentley, BMW, Ferrari, Mercedes et Porsche. Les phrases du roman sont des chaussées empruntées par ces marques splendides, sur lesquelles se superposent les noms de voies mythiques : Melrose Avenue et le Pacific Coast Highway ainsi que les boulevards de Robertston, Ventura, et Beverly Glen, tous familiers par le biais du cinéma. Mulholland Drive = David Lynch ? Dans ce roman il appartient aux élèves de Buckley, à l’instar d’Il était une fois à Hollywood, où Tarantino s’approprie Sunset Boulevard. C’est du grand art.
L’omniscience du narrateur d’American Psycho, sa capacité de reconnaître la provenance des cravates et des chemises portées par sa bande, trouve son équivalent ici dans l’hypermnésie du Bret Ellis de 2020 : revenant quarante ans en arrière, il raconte à la seconde près quelle chanson passait sur la mixtape à un moment donné, quelle quantité de Xanax ou de Valium il a pris à 15h ou à 3h du matin, quelle odeur fut dégagée par quel partenaire érotique lors d’un accouplement précis. C’est comme si Proust avait dix millions de madeleines.
Ses réminiscences renvoient aux surfaces : les Ray-Ban, le goudron des routes, le ruban cassettes, l’écran de cinéma, les sécrétions épidermiques, les plaies sur les cadavres laissés par le Trawler, tueur en série actif à Los Angeles. Les éclats est un poème en prose ; comme dans un film noir, l’ambiance l’emporte sur le sens.
Dans White, Ellis avouait sa fascination pour le corps de Richard Gere dans American Gigolo (1980), film qu’il avait souvent visionné et dont il a emprunté le nom du personnage, Julian, pour Moins que zéro. Brièvement évoqué dans ce roman, le film néo-noir pèse sur l’intrigue : convaincu que le Trawler est son ennemi Robert Mallory, dernier arrivé à Buckley, Bret a peur que celui-ci lui fasse porter le chapeau du meurtrier. A-t-il un alibi ? Tel Richard Gere, coincé par le secret professionnel – le gigolo ne pouvait révéler l’identité de sa cliente –, Bret n’admettra pas sa relation torride avec Matt Kellner, l’une des victimes du Trawler.
L’alibi : le ressort central dans ce roman et dans American Gigolo. Le générique est accompagné d’un tube de Blondie, Call Me : « Emotions come, I don’t know why / Cover up love’s alibi. » (« Des émotions viennent (jouissent), j’ignore pourquoi / Effaçant l’alibi de l’amour. ») La chanson confond deux crimes – aimer et tuer –, tout comme le roman, où Bret, coupable d’un amour homosexuel, risque de se voir accuser de meurtre.
La sodomie est-elle repréhensible ? Bret fait ressentir son décalage en mettant le nez du lecteur dans l’anus de l’amant : qu’est-ce qu’ils sont naïfs, ces adolescents prétendument sophistiqués ! C’est la grande différence entre ce roman et Moins que zéro : l’émergence d’une émotion (« emotions come »). Faute de pouvoir expérimenter l’amour, le héros éprouve de la honte, même s’il ne le dit pas. Enfin une petite brèche dans le mur lisse et blasé de ces jeunes Angelins.
Ils sont quand même glacials. Bret Ellis fait plus penser à Lady Brett Ashley, l’héroïne du Soleil se lève aussi, qu’à un lycéen de Franzen. Telle Debby Schaffer, Brett aimait un mec taciturne qui ne bandait pas. Elle se défonçait dans les hauts lieux du dandysme de son époque, à Montparnasse et à Madrid. Bien avant Robert Mallory, Hemingway nous a légué un autre intrus, Robert Cohn, un Juif à qui on faisait le même reproche d’inauthenticité. Qui a, lui aussi, ravi la femme aimée du héros.
Ellis a-t-il mis au jour la sexualité ambiguë de Hemingway ? L’auteur de White est-il le digne héritier du « Great White Hunter » ? Ses romans sont-ils des modes d’emploi pour l’aristocrate contemporain blasé, avec une playlist en plus ? L’esthétique de cet amoureux du cinéma néo-noir est-elle essentiellement blanche ?
Les éclats se clôt sur une citation cryptique, identifiée par votre chroniqueur : « Je me suis toujours laissé glisser chaque fois que j’ai entendu ces voix lointaines m’appeler, et j’ai retrouvé ce disque avec la blonde platine sur la couverture, et j’ai augmenté le volume pour le sentir à fond, j’ai fermé les yeux, je me suis allongé et j’ai écouté cette chanson qui parlait de rêver. » Voici Dreaming (1979) de Blondie : « Pleasure’s real or is it fantasy / Real to real is living rarity / People stop and stare at me / We just walk on by / We just keep on dreaming. »
Le plaisir, si rare, est-il réel ? Ou s’agit-il d’un homonyme : « reel-to-reel », c’est-à-dire « bobine à bobine » ? Est-ce que nous sommes dans un film, fixés par le regard du public, accompagnés d’une bande sonore chantée par une blonde platine à la peau blanche ?
Les éclats est malsain et magnifique.