Quand l’Ukraine s’émancipait

Ukraine

Si le temps de la diplomatie n’est pas encore venu, il est sage d’écouter les diplomates, surtout quand ils livrent leurs secrets, comme le fait Hugues Pernet, sur une période que l’on pourrait croire révolue, celle des années 1990-1993 en Ukraine. Ce serait dans ce laps de temps intermédiaire, ni trop proche, ni trop éloigné, que se trouverait l’une des racines de la tragédie actuelle.


Hugues Pernet, Journal du premier ambassadeur de France à Kiev (1990-1993). Flammarion, 336 p., 23,90 €


Par un hasard de l’histoire, Hugues Pernet est l’homme de la situation : appelé à former le premier consulat général de France à Kiev, c’est lui qui ouvrira la première ambassade de France en Ukraine. Il nous fait pénétrer dans les coulisses diplomatiques au moment de l’éclatement puis de la fin de l’Union soviétique. Il mêle, pour agrémenter son récit, la rigueur de ce qu’on appelle dans le jargon du Quai d’Orsay « les télégrammes diplomatiques » à quelques anecdotes personnelles sur la vie de ces hauts fonctionnaires envoyés au bout du monde. Mais ce n’est pas le moindre de ses mérites. Ce qu’il appelle modestement un « journal » est, en réalité, infiniment plus précieux et à différents titres.

Hugues Pernet : journal du premier ambassadeur de France à Kiev

Monument à l’Indépendance, à Kiev, édifié en 2001 pour le dixième anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine © CC BY 2.0/Joshua Morley/Flickr

Pernet arrive de New York, parachuté dans ce qui s’appelait alors la République socialiste soviétique d’Ukraine. On est en 1990. Une promotion ? Ses collègues se gaussent et parlent plutôt d’un « enterrement de première classe ». Ce nouveau consul, dont les bureaux sont d’abord hébergés à Kiev dans un hôtel, va assister non seulement à l’ouverture d’une ambassade, mais surtout à l’émergence d’un nouvel État – et concomitamment au recul d’un empire. Il est aux premières loges pour suivre ces différentes évolutions, minimales dans le temps (quelques années) mais phénoménales dans leurs répercussions.

Ces deux mouvements (affirmation de l’indépendance ukrainienne, recul puis éclatement de l’Union soviétique) portent déjà en germe le conflit actuel, même si l’auteur souligne peu cette concordance, préférant laisser le lecteur effectuer ces rapprochements.

Les différences entre les deux protagonistes qui vont pourtant se séparer sans un coup de feu sont profondes. L’Ukraine a déjà commencé son évolution démocratique depuis plusieurs années. Certes, les élites n’y parlent que russe et restent étroitement liées à « Moscou » : la république sait qu’elle est la deuxième par ordre d’importance après la « République socialiste soviétique fédérative de Russie ». Il y a une hiérarchie dans l’ordre de préséance des républiques comme dans l’armée et chacun doit tenir son rang. Mais ce que souligne Pernet en suivant l’évolution ukrainienne au jour le jour est déjà la force de cette opposition, menée par des poètes, des historiens, des dissidents. Ceux-ci tiennent siège non au parlement, mais au sein de l’Union des écrivains qui bruisse déjà de leurs débats. Prudents, ils constituent d’abord un « mouvement populaire de soutien à la perestroïka », avant d’établir ce qui constituera le programme du Roukh : instauration du multipartisme, établissement d’un État de droit et soutien à l’indépendance par des moyens non violents.

Hugues Pernet : journal du premier ambassadeur de France à Kiev

Le président ukrainien Leonid Kravtchouk, le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev, le président russe Boris Elstine et le président du Conseil suprême de Biélorussie Stanislaw Chouchkievitch après avoir signé le Protocole d’établissement de la Communauté d’États indépendants (21 décembre 1991) © RIA Novosti archive, image #41059 / Dmitryi Donskoy / CC-BY-SA 3.0

Tous les germes des évolutions et révolutions à venir se trouvent déjà là : l’importance prise par la jeunesse dans les manifestations, les mobilisations contre la censure ou même les grèves dans le secteur minier, qui vont tenter d’entraîner leurs homologues russes. Sont déjà posées les prémices d’un autre monde. La flamme est entretenue par les souvenirs que « Moscou » a laissés sur le territoire et qui contribuent à la radicalisation des positions : la catastrophe de la centrale de Tchernobyl en 1986, mais aussi la découverte en 1988 du charnier de Bekovny où 200 000 victimes ont été exécutées dans les années 1930 par le NKVD. Sans compter la Grande Famine de 1933 qui reste vive dans les mémoires.

Voilà qui tranche avec le rôle tout-puissant du Parti communiste en Russie, qui se confond avec l’État, où « l’ancien système ne fonctionnait plus vraiment, et le nouveau pas encore », écrit Pernet. C’est de ce grand écart, qui se creusera avec le temps, que témoigne le nouvel ambassadeur. Il ne s’étonne de rien ni ne juge rien, il est aux premières loges, et prend acte. Ce fossé grandissant est illustré par les mouvements hésitants de la diplomatie française qui oscille entre son admiration pour Gorbatchev et une réalité de terrain dont elle accepte très lentement de prendre acte.

La séparation se fait certes sans effusion de sang, mais non sans douleur. Surtout si l’on rentre dans le détail des échanges qui vont préluder à l’émancipation. La main sur le cœur, les deux parties assurent d’abord respecter la Charte des Nations unies et l’Acte final d’Helsinki. Mais les arrière-pensées se glissent dans le détail des traités. Le rôle de la Crimée ? « Il s’agit d’un problème qui ne concerne que la Crimée et l’Ukraine », déclare d’abord Boris Eltsine. Mais, au fil des négociations, les ambiguïtés se font jour.

Hugues Pernet : journal du premier ambassadeur de France à Kiev

Les chefs d’État des onze anciennes républiques soviétiques signent le protocole établissant la Communauté des États indépendants à Alma-Ata (aujourd’hui Almaty) au Kazakhstan, le 21 décembre 1991 © RIA Novosti archive, image #140800 / Yuriy Kuydin / CC-BY-SA 3.0

Le traité du 19 novembre 1990 entre la République socialiste soviétique de la Fédération de Russie et son homologue d’Ukraine impliquait le respect de l’intégrité territoriale de chaque pays, mais il prévoyait que la Russie puisse défendre les droits de ses ressortissants vivant sur le territoire d’un autre État… L’ajout provoque l’ire d’Elena Bonner, qui dénonce cette Russie de nouveau en train de devenir « la prison des peuples ».

Les partenaires occidentaux ne sont pas non plus exempts d’arrière-pensées. En tête, les États-Unis. Comme le note l’auteur, non sans ironie, « la fin de la guerre froide par abandon ou par forfait de l’URSS, victime d’implosion suite au défaut volontaire de l’Ukraine soviétique. Que demander de plus pour un responsable américain ? » Le contexte international facilite la politique de l’autruche. L’Allemagne est tout entière concentrée sur la gestion de sa réunification. L’important est d’éviter par tous les moyens la dissémination de l’arsenal atomique. La Russie inquiète plutôt par son délabrement que par sa puissance. « Au début de l’année 1993, écrit Hugues Pernet, la Fédération de Russie était tout simplement au bord du gouffre. Il fallait, à tout prix, éviter un naufrage aux conséquences incalculables s’agissant d’une puissance nucléaire militaire majeure. »

L’indépendance de l’Ukraine provoque des réactions en chaîne. Le nouvel État affirme fièrement considérer le traité de 1922 (portant création de l’URSS) comme nul et non avenu. L’auteur salue d’ailleurs, avec un zeste d’admiration, l’audace qu’il fallut à ces premiers hauts responsables ukrainiens pour tenir tête au « grand frère » ainsi qu’aux organisations internationales. Un courage qui n’exclut pas l’ambiguïté des sentiments concernant la relation quasi névrotique de l’Ukraine avec Moscou : « Elle était enfermée dans une sorte de huis clos dont elle n’arrivait pas à s’échapper. Ses tentatives pour diversifier ses relations diplomatiques avaient été bridées non seulement par la Russie, mais également par les États-Unis ». Pourtant, le processus d’éloignement de toutes les républiques est enclenché et, pour celles-ci, Moscou n’est plus que la capitale de la Russie et perd de sa prestance. En quelques mois, le centre de gravité a bougé, comme un changement de disposition de planètes que l’on croirait fixées pour l’éternité. De fait, la Russie effectue une rotation vers l’Asie, « poussée vers l’Est », et s’éloigne de l’Europe, pas seulement géographiquement.

Hugues Pernet : journal du premier ambassadeur de France à Kiev

Bill Clinton, Boris Eltsine et Leonid Kravtchouk à Moscou, le 14 juillet 1994, lors de la signature du Mémorandum de Budapest © CC0/William J. Clinton Presidential Library

Il ne reste plus qu’à répartir les biens, comme dans un divorce : militaires, nucléaires, sièges institutionnels… La Flotte de la mer Noire sera donc divisée et la Russie, en conséquence, conservera des bases en Crimée. À l’issue du sommet de juin 1992, la presse pousse un soupir de soulagement : « Tout le monde a compris que la Russie et l’Ukraine ne se feront pas la guerre. » Pourtant, un entrefilet attire l’attention du nouvel ambassadeur : « Au stade actuel, la Russie et l’Ukraine n’ont pas de motif de préoccupation ou de prétention conflictuelle, elles n’en concluront pas moins des accords nécessaires pour protéger les intérêts des personnes d’origine russe sur le territoire de l’Ukraine et réciproquement… » La mise en garde d’Elena Bonner n’était pas sans fondement.

Qu’importe, « tout se passe sans effusion de sang », toutes les appréhensions cumulées n’ont pas débouché sur un conflit armé. Alors, à quoi l’ambassadeur avait-il assisté ? À la fin d’un empire, semblable à la chute des Empires romain, austro-hongrois ou ottoman ? Pour la première fois, répond l’auteur, « une puissance disposant de la capacité de détruire plusieurs fois la planète se décomposait et implosait sous nos yeux, à l’issue d’un processus interne et non d’une action extérieure directe, comme une guerre ». C’est à ce processus « inachevé » que nous assisterions aujourd’hui où tous les sous-entendus et alinéas des traités ont été exploités jusqu’à l’os : un processus en cours et qui désormais tente de rectifier les traités dans le sang.

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