La sortie du film Tár, de Todd Field, a suscité des débats sur les changements apportés par le nombre de plus en plus élevé de femmes dans un métier dominé par les hommes, comme celui de la direction d’orchestre. Nicholas Spice, dans la London Review of Books, a pu se réjouir de l’évolution des temps, et de la présence de sept femmes cheffes d’orchestre dans le programme de la dernière édition des BBC Proms, le plus grand événement musical de l’année. Il a souligné également combien les performances de Barbara Hannigan, dirigeant et chantant en même temps, représentent une vraie subversion de l’institution même de la direction d’orchestre. Hélas, l’histoire de la culture est diachronique et ceux qui souhaiteraient assister à une pareille subversion dans la physique, autre domaine prioritairement masculin, devront encore attendre. La traduction en français de The Disordered Cosmos, de Chanda Prescod-Weinstein, serait de ce point de vue un bon signe : Martino Lo Bue a lu cet ouvrage pour EaN.
Chanda Prescod-Weinstein, The Disordered Cosmos: A Journey into Dark Matter, Spacetime, and Dreams Deferred. Bold Type Books, 336 p., 12 €
Parmi les 221 Prix Nobel de physique, ne figurent que quatre femmes (1,8 %) : Marie Skłodowska-Curie, Maria Goeppert-Mayer, Donna Strickland et Andrea Ghez. En outre, au cours de ces vingt dernières années, il y a toujours eu moins de 20 % de femmes parmi ceux qui ont obtenu un diplôme universitaire de physique aux États-Unis. La physique se révèle, de toutes parts, un androcée plus difficile à assiéger que la direction d’orchestre. Mais une étude, récemment publiée dans la revue de pédagogie de l’American Physical Society, fait le point sur le rôle positif que des récits alternatifs, questionnant l’image dominante de la physique, pourraient avoir au sein d’un public d’école secondaire. Il s’agit de rendre plus attractifs les parcours d’études supérieures de physique auprès des minorités sous-représentées. Et The Disordered Cosmos, de Chanda Prescod-Weinstein, constitue bien un de ces contre-récits.
Chanda Prescod-Weinstein explique qu’elle a écrit son livre en pensant à la jeune fille de dix-sept ans, noire et queer, habitant les quartiers Est de Los Angeles, qu’elle a été. Il s’agit d’un ouvrage de cosmologie, rédigé par une théoricienne qui a fait de la recherche son métier, qui aime la physique, qui parle avec passion du modèle standard et de son lagrangien, d’axions et de quarks. Avec raison, l’autrice trouve assez dérangeant qu’on définisse son livre comme un « memoir ». En effet, quand un livre de science a pour auteur un homme, on ne doute pas de son contenu scientifique, même s’il comporte des pages très personnelles. C’est le cas d’ouvrages très populaires signés Richard Feynman, Stephen Hawking, ou Carlo Rovelli. À l’inverse, si une femme parle de son métier, la physique théorique, et de son expérience personnelle, on ne retient que celle-ci. Peu importe qu’il s’agisse d’une chercheuse couronnée de succès et distinguée par la revue Nature parmi les dix personnes qui ont marqué la science en 2020 : l’espace communicatif qui lui est propre, en tant que femme, ne peut être que celui du récit autobiographique.
Défiant le regard du lecteur habitué à une physique dominée par des hommes blancs et cisgenre, Prescod-Weinstein entrelace de façon habile le personnel, qui, on le sait, est aussi politique, et le scientifique. Paradoxalement, la communauté STIM (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques), qui met en avant, dans l’image qu’elle donne d’elle-même, l’esprit critique et la propension à se poser des questions en toute liberté, est l’une des enclaves professionnelles les plus fermées aux questionnements. The Disordered Cosmos, surtout dans sa deuxième partie, dénonce l’hypocrisie d’un milieu où les compromis avec les pouvoirs économiques et coloniaux ont été une constante depuis les débuts de la révolution scientifique, et qui se cache toujours derrière son mythe fondateur, celui d’un Galilée persécuté par l’Inquisition.
Dans les pages dédiées à la militance de Prescod-Weinstein, une place particulière est occupée par la lutte, qu’elle a soutenue, des natifs de Hawaï contre la construction d’un gigantesque télescope, le TMT (Thirty Meter Telescope), sur le volcan Maunakea, qui renvoie à la relation de longue date entre astronomie, géographie et colonialisme. Un lien qui a été étudié par les historiens et qui a fait l’objet d’œuvres littéraires, dont l’inoubliable Mason & Dixon de Thomas Pynchon. Or, le prétexte de la civilisation des « sauvages », utilisé de façon plus ou moins explicite pour justifier une opération aux allures bel et bien coloniales, suscite chez Chanda Prescod-Weinstein, avec raison, l’indignation la plus forte.
Le texte parvient à aborder des questions culturelles et sémantiques avec humour et subtilité. On trouvera un espace-temps relativiste qui n’est pas « straight » (pour évoquer sa courbure), des quarks « queer », clin d’œil aux quarks « strange ». Une thématique où la vulgarisation et la politique s’entrelacent de la façon la plus profonde est celle de la matière noire, l’un des sujets dont Prescod-Weinstein est spécialiste. Après une présentation pédagogique de ce sujet, sûrement l’un des plus intrigants de la cosmologie contemporaine, Chanda Prescod-Weinstein expose la raison pour laquelle elle n’aime pas le parallélisme, assez en vogue même dans les milieux militants antiracistes, entre l’invisibilité de la matière noire et la discrimination raciale. Le lecteur pourra découvrir quels aspects de la théorie de la gravitation nous mènent à chercher de la matière cachée dans l’univers. On lui expliquera ensuite pour quelles raisons on ne s’attend pas à ce que cette matière soit de la même nature que celle dont nous sommes faits, laquelle est composée de protons et de neutrons (matière dite « baryonique »). Cette nature différente et surtout son invisibilité, qui fait qu’elle n’est pour l’instant qu’une hypothèse, font de la matière noire, selon Prescod-Weinstein, une très mauvaise métaphore de la condition des non-Blancs dans une société raciste. C’est l’occasion de s’attacher à une question clé de toute réflexion sur les discriminations de race : l’ambivalence entre visibilité et invisibilité des sujets discriminés. Il s’agit d’une thématique centrale pour tous ceux qui se sont interrogés sur les violences ouvertes et cachées envers les dominés. Que l’on pense, par exemple à Audre Lorde, qui se présentait toujours en qualité de « black lesbian poet ». Dans un fameux essai de 1977, The Transformation of Silence into Language and Action, elle soulignait combien la vulnérabilité des femmes noires de par leur extrême visibilité s’accompagnait d’une vision déformée, les rendant en réalité invisibles à cause de la dépersonnalisation du racisme.
Prescod-Weinstein nous offre aussi de très belles pages, par moments lyriques, dans lesquelles elle réfléchit sur la physique de la mélanine et sur la luminosité des corps noirs. On se croirait devant un tableau de Lynette Yadom-Boakye, artiste d’une génération proche de celle de Chanda Prescod-Weinstein, qui, en commentant ses œuvres, a déclaré : « blackness has never been other to me ».
Il faut souligner aussi l’effacement du rôle des rares femmes scientifiques par l’histoire officielle, ainsi que la présence du viol et de la culture du viol dans la communauté STIM. Le fait d’écarter ces observations comme exagérées, ou guidées par une mode récente, reproduit une fois de plus l’un des aspects typiques du regard dominant : la négation de l’histoire des dominés. Il y a déjà quarante-trois ans, était publié La mort de la nature, un livre qui bouleversa les études sur la science et qui fut accueilli par un historien du calibre de Walter Pagel avec « gratitude et admiration ». Carolyn Merchant y mettait à nu le lien profond entre le langage des fondateurs de la science moderne, Bacon et Boyle notamment, et une rhétorique héritée des chasses aux sorcières et des polémiques visant les femmes dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Des métaphores explicitement machistes et violentes, allant jusqu’à évoquer le viol, pour décrire l’action de l’expérimentateur sur la nature y étaient de mise. Ainsi, dans une perspective historique, un texte comme The Disordered Cosmos est le point d’aboutissement d’un long processus. Le fait qu’il ne soit pas encore traduit en français, malgré le nombre d’articles qui lui ont été consacrés dans les revues scientifiques de langue anglaise, est un très mauvais signe. On ne peut que souhaiter que cette lacune soit comblée au plus vite.