Zones de refus et de légèreté

Avec La troisième horloge, publié ce mois-ci à L’Atelier contemporain, Jérôme Duwa poursuit l’édition des œuvres de Robert Lebel entamée en 2016. Le volume rassemble les poèmes et récits de ce proche du surréalisme, expert en peinture de son état, passé à la postérité comme historiographe de Marcel Duchamp.


Robert Lebel, La troisième horloge. Poésies et récits, 1943-1986. L’Atelier contemporain, 504 p., 25 €


Père de l’artiste Jean-Jacques Lebel – qui restera dans l’histoire de l’art comme introducteur du happening en Europe –, Robert Lebel (1901-1986) n’est plus guère connu aujourd’hui, sinon pour avoir été l’auteur, en 1959, de la première étude sur Marcel Duchamp : elle fait toujours référence. Il mérite pourtant mieux : c’est la conviction qui a poussé Jérôme Duwa à entreprendre de publier ses œuvres complètes.

La troisième horloge. Poésies et récits de Robert Lebel

Marcel Duchamp et Robert Lebel dans l’atelier de Neuilly (1967) © Archives Jean-Jacques Lebel, Paris

Un premier volume aux éditions du MAMCO, à Genève, Le surréalisme comme essuie-glace, s’attachait à rassembler les textes, écrits entre 1943 et 1984, témoignant de ses liens avec le surréalisme. Augmentés d’une chronologie et d’une introduction de Jérôme Duwa, ainsi que d’une postface du regretté Gérard Durozoi, il en ressortait le portrait d’un Lebel tout à la fois témoin privilégié, fin analyste et adepte occasionnel du mouvement, proche de ses figures centrales – au premier rang desquelles André Breton –, mais attentif aussi à des personnalités plus marginales comme Dorothea Tanning ou Isabelle Waldberg.

Il aura fallu attendre sept ans pour que paraisse enfin un deuxième volume, aux éditions de L’Atelier contemporain, à Strasbourg. On connaît l’engagement de cette maison à publier, depuis maintenant dix ans, écrits d’artistes, essais sur l’art et monographies ; parfois des célébrités, parfois des raretés – comme c’est ici le cas. Deux autres recueils de Lebel y sont d’ores et déjà annoncés : l’un regroupant ses critiques d’art, l’autre ses textes sur Duchamp.

Intitulé « La troisième horloge », le volume qui vient de paraître restera sans doute le plus inattendu des quatre. Il dévoile, en effet, l’aspect le plus ignoré de Robert Lebel : l’auteur de poèmes et de récits. Le cadre chronologique est à peu de chose près le même que celui du volume précédent : les premiers poèmes, ceux du Masque à lame, datent de 1943 et Lebel est en train d’écrire le Journal d’une démystification lorsqu’il meurt en 1986. En même temps qu’il fut critique d’art, ou essayiste, il a donc toujours été poète.

La troisième horloge. Poésies et récits de Robert Lebel

Or, tout est justement dans ce en même temps. Lorsque paraît son premier article de critique, dans la revue Hémisphères, en 1943, « Notes sur la poésie en France depuis 1940 » (article qu’on trouve ici en annexe), il est présenté ainsi : « R. Lebel consacre la partie avouable de son temps à l’étude des peintres anciens et à la lecture des poètes modernes ». Et quant à la partie inavouable ? Celle qu’il consacrera, bientôt, aux peintres et artistes modernes. Celle qu’il réservera aussi à la poésie. Il en va ici d’une espèce de double vie. Tandis qu’il tire subsistance de l’expertise – c’est-à-dire du commerce – d’œuvres d’art, Lebel développe en parallèle une pratique de l’écriture – critique et poétique – qui transcende cette activité et cette existence prosaïques. C’est la troisième horloge dont parle le titre du livre, celle que l’auteur évoque dans L’inventeur du temps gratuit (1957) : à côté d’une première horloge, celle du temps social, consacré à l’affairement, lieu d’une vie servile, et d’une deuxième horloge, celle des heures creuses, de l’oisiveté, qui semble d’abord s’échapper de la première mais qui demeure au fond déterminée par elle, il y en a une troisième, où se joue, estime-t-il, la possibilité de la liberté : « C’est à l’intérieur même du temps social, et non à l’écart, écrit Lebel, que nous créerons, sans nécessairement le laisser entendre, des zones de refus et de légèreté ».

« Je cherche l’or du temps », disait quant à lui Breton. Rien d’étonnant, sans doute, si les poèmes et les récits de Lebel se montrent influencés par un surréalisme qu’il connaissait depuis les années 1920, mais auquel il se rallie seulement à partir de ce moment-là, sous l’action conjuguée de la fréquentation d’André Breton, dans leur exil commun aux États-Unis, et de la lecture de ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942) : l’écriture, l’art, pour Lebel, ne sont jamais une fin en soi, mais l’occasion de faire sourdre l’extraordinaire dans l’ordinaire, le fantastique, un autre temps dans le temps. Zones « de refus et de légèreté », zones de résistances d’autant plus efficaces qu’elles ne se disent pas, furtives, qu’elles se dissimulent dans la vie quotidienne, qu’elles doublent.

La troisième horloge. Poésies et récits de Robert Lebel

Robert Lebel assis à la table de l’expert au cours d’une vente aux enchères à l’Hôtel Drouot (années 1970) © Archives Jean-Jacques Lebel, Paris

On a souvent tendance à enterrer le surréalisme après-guerre. C’est ignorer qu’il a continué d’alimenter tout ce qui s’est fait alors d’intéressant dans l’art et dans la littérature ou dans leur contestation : qu’on songe à Cobra, à l’Internationale situationniste ou aux débuts de ce qu’on a appelé, depuis, l’art contemporain – et ce n’est certes pas un hasard, de ce point de vue, si Jean-Jacques est le fils de Robert. C’est ignorer aussi l’existence d’un surréalisme qu’on pourrait dire de seconde génération, dont la vitalité et la diversité furent réelles. Robert Lebel, quoiqu’il fût né en 1901, en fait partie à sa manière, lui qui n’arriva au surréalisme que dans les années 1940. Jérôme Duwa a déjà contribué, par le passé, à la redécouverte de ce surréalisme tardif, en rédigeant un essai sur Jean Schuster et en publiant ses œuvres. Son travail sur Robert Lebel s’inscrit, d’évidence, dans la même lignée. Bien mieux, il s’agit peut-être, par-delà, de discerner ce qui continue encore de nous parler dans ce mouvement qui fêtera ses cent ans l’année prochaine.


François Coadou est philosophe, historien d’art et critique d’art. Il enseigne à l’École nationale supérieure d’art de Limoges et à l’université de Limoges.

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