Avec Hélène Sanguinetti
À l’occasion du Marché de la Poésie, notre chronique À l’écoute, coordonnée par Gérard Noiret, propose un tour de l’œuvre d’Hélène Sanguinetti, poétesse née en 1951 à Marseille, qui poursuit une trajectoire poétique originale depuis son premier livre, De la main gauche, exploratrice, publié aux éditions Flammarion en 1999.
« Deux ailes bruissaient… »
Hélène Sanguinetti, c’est une œuvre insolite, une fête énigmatique qui parfois fait récit (le Cap Arcona coulé avec des milliers de déportés, dans Et voici la chanson, rééd. Lurlure, 2021) et parfois, intriquée à sa vie, garde son secret. Mais pour moi, c’est d’abord une voix. Certains lisent muettement, se contentant du sens. Cela vaut pour la science et la philosophie ; ce n’est déjà plus vrai pour le roman – je ne parle pas des faiseurs d’histoires, mais de ceux qui pétrissent la pâte de la langue ; quant aux poètes, même les plus sévères, les lire des yeux c’est se priver de l’essentiel de leurs sortilèges – ce qui rend si ingrate la traduction de poésie.
Jadis, les poètes chantaient leurs vers. Le mot s’est longtemps conservé ; il est aujourd’hui suspect ; rien pourtant n’est plus vrai. La poésie est un chant sans musique – rythme et harmonies sonores. Il faut entendre Hélène Sanguinetti, son bol d’orage à la main, ou son piano à pouce, couvrant tout le spectre de sa voix flexible. Rien n’est plus nécessaire, sous peine de l’amputer gravement, que de la lire en donnant corps aux mots, ne serait-ce que dans sa tête, et de s’abandonner à cette parole tour à tour forte et dubitative, insinuante, rageuse, lâche, cadencée, inventant des langues, se passant parfois de mots, se faisant cri ou onomatopée. (En quatrième de couverture de D’ici, de ce berceau, Yves di Manno souligne avec raison la dimension orale : « Tour à tour aérienne et scandée, chuchotante ou criée […] la partition d’Hélène Sanguinetti fait alterner une série d’adresses dont la parole monte on ne sait d’où, apostrophant des êtres ».)
Son art, bien sûr, ne s’y réduit pas. L’aspect visuel est important aussi. Elle joue avec tout ce qui peut animer le texte et manifester sa matérialité, fonte et corps, marges, interlignes, semant parfois sur ses pages des signes inconnus de l’alphabet latin, chiffres arabes, lettres grecques, signes volés aux sciences (↓), à la logique, aux cartes à jouer, parfois inventés, ne signifiant qu’eux-mêmes. Mais pour moi, Hélène Sanguinetti, ce sont d’abord les mille nuances d’une voix : « Sur la falaise / j’avais des pieds / légers, j’avais dansé // deux ailes bruissaient dans mon dos / Une flèche / les a coupées… » (Domaine des englués, La Lettre volée, 2017). Gérard Cartier
Domaine des englués, suivi de Six réponses à Jean-Baptiste Para. La Lettre volée, 180 p., 20 €
Domaine du choc. Ce recueil provoque un impact esthétique par son art du langage, un choc émotionnel par l’expérience proposée. On est bousculé et on apprécie. Quitte à avoir « le cœur bégayant » et à devoir calmer la meute en nous. On se sent bien, d’avoir joué le jeu d’un texte exigeant. « Je m’appelle animal et gravier », dit l’auteure, et nous aussi ! Ce recueil foisonne, crie et murmure en même temps combien le monde a besoin de gens qui vibrent. On déchiffre une langue quasi étrangère, on apprend. La fonction poétique est réussie. L’étrangeté est aussi dans la forme, on apprend encore. On ressort « chargé » autant que l’est le poème. Après un temps de déroute, « petit, exposé au vrai vent », le lecteur se trouve enraciné dans l’onirique. Baladé, et en même temps profondément présent, avec finalement cette question : quand il n’y a plus rien à faire, que fait-on ? On croit au pouvoir du chant ! Certes, rien de beau ne peut se résumer (Valéry), mais le lecteur pressent que ce qu’il gardera de cette expérience « au bord », c’est aussi d’être à bord. Pleinement accepté par « du poème » à la fois chant, incantation, lettre et journal. Qui s’ancre depuis le ventre. Profondément humain, englué et vibrant. Marie-Pierre Stevant-Lautier
Alparegho, Pareil-à-rien. L’Act-Mem (2005). L’Amandier (rééd.), 100 p., 18 €
…On ne sait pas trop d’où il vient, où il va, par quel miracle il arrive dans l’espace de la page, par quel autre il disparaît, mais il est pourtant là, et bien là : Alparegho, comme son nom l’indique et ne l’indique pas, commence comme commence l’altérité et finit comme finit un écho. À part ça, Alparegho a l’apparence que le poème, épique, lui prête, ou qu’il se donne, car il parle souvent à la première personne : « Serpenteux et coutailleux comme je suis. / Doux et droit comme je suis. » Son blason, « Pareil-à-rien », n’arrange rien. Son allure, de même : « Homme aux bandelettes », « rafistolé ». Mais il est là, encore là, toujours là. Soudain surgissement d’un visage au milieu de voix multiples, insaisissables comme l’eau, qui se croisent, s’entrecroisent, donnent à entendre une histoire d’un autre temps, ou hors du temps, ou de tous les temps. Jusqu’à la fin d’un poème qui n’en a pas, « visage au bord du sable / tellement plein de ce qui reste ». Alparegho, tel qu’en lui-même enfin la poésie le change ? Roger-Yves Roche
Et voici la chanson. L’Amandier (2005). Lurlure (rééd.), 112 p., 17 €
D’abord, il y a la parole cassée parmi les pierres, dont il faut ramasser les débris, parfois « éclats brillants », parfois « terreux ». Ce pourraient être aussi les restes d’un naufrage, mille mots épars, échoués sur le rivage de la langue. Hélène Sanguinetti les accueille comme ils viennent, les organise à l’instinct au fil des pages, sous le regard attentif des deux divinités oniriques : Joug et Joui. Qu’il manque ici un article, là une fin de phrase, peu importe : il ne s’agit pas de recomposer un puzzle, ni d’ailleurs de faire sens. « Quel sens donner à cela ? », écrit-elle. Ce qui compte, c’est le chant qui parcourt le livre, avec ses aspects visuels et sonores, ses béances dans l’œil et la voix. Ces poèmes sont autant à lire qu’à dire. Le pari est d’oser, de prendre le risque des balbutiements, des onomatopées, des mots qui s’aiment et s’affrontent. Il y a des batailles, des amours, des fées, des princes pas si charmants que ça, des souvenirs, plusieurs voix, tout un peuple qui s’exprime. Et que « l’enchantement commence ». Alain Roussel
Le héros. Flammarion, coll. « Poésie/Flammarion », 150 p., 17,30 €
L’écriture d’Hélène Sanguinetti ne fait l’économie de rien pour donner présence à son « héros ». Avec quel désordre puissamment pensé nous emmène-t-elle dans son odyssée, laquelle, de passage en passage, de porte en porte, forme onze textes, tous indéfinis, tous révélateurs, écrits dans un tremblement organique renouvelant une langue alors conquise. Son ivresse, jamais exempte de rencontrer, d’annoncer, de commander la compagnie du héros à travers une célébration d’espace-temps aussi intrigants que dévorants, fascine et parvient magnifiquement à nous révéler la fragilité du puissant. « Le héros » voyage, s’exile, aime, désire, plonge, s’oppose et combat, s’isole, mute, s’interroge et touche à l’oubli de soi. Totalité du visage humain continué, chanté, enflammé et dépassé par la voix de l’autre, le féminin, en crise, en caresse, en manque, en amour, en profondeur, en trace, en mort. L’insurrection est là, la coulée de l’être dans ses interrogations les plus éperdues, les plus brillantes, les plus négatives, garantie par une prise de conscience d’avoir vu naître un héros, d’en avoir été possédée et d’en avoir joui. Plane pour finir la magie d’une dissolution du moi, et dans les adieux, la chance d’une haute tendresse… Laurine Rousselet
De la main gauche, exploratrice. Flammarion, coll. « Poésie/Flammarion », 160 p., 15,20 €
Publié par Yves di Manno, dans sa collection de poésie à l’enseigne des éditions Flammarion en 1999, De la main gauche, exploratrice est un ouvrage « double » où deux formes s’ajoutent et se renforcent. Celle de la poésie et celle de la prose. Après un poème, composé de courtes strophes où Hélène Sanguinetti s’adresse à la fille de Jeanne Félicie, comtesse de Baillehache et romancière des années 1920, elle nous offre un récit où les destins s’entrelacent dans des arrière-pays insoupçonnés et des déserts mystérieux, voire imaginaires. Comme dans la plupart de ses recueils, Hélène Sanguinetti affirme, dans ce premier livre paru, qu’au milieu du désastre un chant est toujours possible. Chant cassé, certes, mais lucide et têtu à la fois. Langue visuelle et sonore, chargée des expériences de la vie comme des expériences du corps. Langue, pareillement, habitée par toutes les expériences littéraires – des plus lointaines aux plus contemporaines. Hélène Sanguinetti est l’une des preuves, vivantes, que l’écriture de création n’est pas morte. Thierry Renard