L’exquis et le quotidien

Son œuvre poétique, Anne Portugal la bâtit depuis les calendes des années 1980. Brique après brique, avec constance mais en toute légèreté. Souvent avec d’autres, puisqu’elle a traduit des poètes américains à quatre mains, accompagné des artistes et des photographes, et répondu à de nombreuses commandes – s&lfies en réunit plusieurs. Elle se cache, Anne Portugal. Elle (com)pose avec des proches, derrière eux, devant eux, à côté ou aux côtés d’eux. Mais qui est-elle ? Car elle ne livre aucun indice sur sa personne. Sa poésie semble réfractaire au je : c’est un comble pour un recueil intitulé s&lfies, non ?


Anne Portugal, s&lfies. P.O.L, 128 p., 17 €


Le premier poème du recueil d’Anne Portugal n’est pas un selfie. C’est un dizain : dix vers libres composés en italique, sans aucune ponctuation, mais avec des mots qui font sens : attachement, société, différents, cloisonnés, proximité, des gens à côté… Est-ce parce que le mot « lien » est un peu galvaudé qu’elle lui préfère « attachement » ? Le mot revient dans un autre dizain, situé à la fin du recueil : « et ces nouveaux outils / qui invitent / à recomposer l’attachement », écrit-elle après avoir évoqué herbe et légumes verts.

s&lfies, d'Anne Portugal : l'exquis et le quotidien

Verdure, nature, puis soudain amitié, souci de l’autre et prise en compte de la numérisation des rapports humains. Il est vrai qu’Anne Portugal prise la découpe et l’humour, qu’elle fuit le message et le sens trop appuyé, mais il y a dans ses s&lfies de la chaleur, du commun, une éthique de l’amitié. Elle est accueillante. On regrette de ne pas faire partie des complices qu’elle cite au fil des selfies à deux qu’elle égrène ; peut-être nous autoriserait-elle à nous glisser dans le selfie de groupe de la page 21 (« se fait en riant », dit-elle, et nous aimons rire, beaucoup) ? Ou « dans un jardin ouvrier » ? Même « sous la pluie » pour y chanter.

Il est temps de préciser que s&lfies est un petit recueil strictement et simplement agencé. Sur chaque page de gauche se trouve un dizain. Sur chaque page de droite se trouve un selfie encadré par un filet noir, carré ou rectangulaire, suivant la longueur et la largeur du bloc de mots qu’il comprend [1]. Les dizains n’ont pas de titre et sont libres comme l’air – en apparence. Mais les dizains disent : qu’Anne Portugal est espiègle et lettrée, qu’elle maîtrise et aime cette forme poétique appréciée au XVe et au XVIe siècle, et qu’elle joue avec. Dans l’ensemble, les dizains sont un peu, à peine, plus intellectuels que les selfies.

Je ne saurais vous dire si chacun répond directement au camée encadré qui lui fait face. Parfois oui : des mots sont repris à droite et à gauche. Parfois non : la queue de gauche ne semble pas reliée à la tête de droite. Mais en feuilletant le livre à différentes vitesses, en avant et en arrière, des attaches sémantiques apparaissent, des taches verbales se repèrent – qui avaient échappé lors de la première lecture.

« fil blanc qu’on a failli ne pas voir », écrit-elle en guise de clausule des « trois sœurs », un selfie dont se détachent les mots suivants : cœurs, dragon, blason, frise. Là aussi se profilent les XVe et XVIe siècles, signifiés par ces mots, ces images rémanentes, codées, gaies. En face, dans le dizain, l’œil tombe sur « et qui le sont sur un fond de gaieté / qui dansent » puis « le déroulé / de leurs circonstances ». Sans doute Anne Portugal fait-elle allusion aux vers de circonstance, écrits pour un oui, pour un non, pour une fête, un jeu ou une noce. Deux de ses selfies ont pour nom « épithalame », ces vers que l’on offrait à des épousés. Un autre est « le selfie de l’oie » qui dispose pions, arceau, plan et relais. Enfin, c’est ainsi qu’elle définit son recueil à la fin : poèmes de commande et de circonstance.

s&lfies est un éloge de la gratuité, et ça c’est rare et délicieux. C’est aussi un hommage oblique aux us et coutumes d’une poésie, d’une société, quelque part dans une Europe pré-renaissante, qui se voit offrir des i-atours par dame Portugal. Des jeux de cour, elle fait des jeux de rôles et sème des embûches. Tout n’est pas transparent dans la poésie d’Anne Portugal. Là où elle donne un indice – juste un mot –, elle retire une liaison. Un prêté pour un rendu, en quelque sorte.

s&lfies, d'Anne Portugal : l'exquis et le quotidien

Un selfie dans les jardins du château de Versailles © Jean-Luc Bertini

Sa poésie est en effet plus proche d’un jeu de gommettes que de la fluidité de la phrase à l’ordre rassurant. Elle ne s’épanche pas. Elle n’est jamais longue. Et là encore elle disparaît. Dans le premier selfie, à la première ligne et à droite, bien en vue, ne signale-t-elle pas : « moi je m’écarte » ? Elle vous tient la porte et vous invite à entrer. Inversement, voici ce qu’on entend à la fin du selfie avec jean-jacques : « allons anne vous venez ». Vouvoiement inattendu, précieux, amusant ; politesse irréprochable. Juste après, ne propose-t-elle pas un « selfie avec narcisse » ? Le lac où se mire ce personnage s’est transformé en « une brèche dans la banquise », « surface bis », « à la haute définition ». Elle glisse en apesanteur jusqu’à l’actualité la plus brûlante et pixellise la grande peinture de notre musée intérieur.

Son vers est précis, concentré, enlevé. Anne Portugal se passe de conjonctions et de coordinations. Et de pronoms : « quand sommes tristes / portons du noir », écrit-elle. Elle pratique l’ellipse et la juxtaposition. Elle insère des expressions américaines qui font sourire ; ou achève un dizain sur une « ligne de hanche » qui conjure Anna Karina, Pierrot le fou, une robe rouge et de larges touches de peinture bleue. Elle introduit aussi des pièces détachées qui signalent une poétique : « tonus musculaire » ; « phase de début / isoler l’élément nerveux ». Le fait est que sa poésie est tendue et très tonique.

Elle n’est pas vraiment rapide, pourtant. Notamment parce que sa lecture ne l’est pas. Comme c’est une écriture décomposée, ponctuée exclusivement par des sauts, des blancs et des espacements, sans majuscule, elle oblige le regard à aller et venir, à tourner et retourner, à se diriger à l’horizontale, à la verticale et en diagonale. L’œil lit en se déplaçant vers la droite, quand soudain il est aimanté par deux mots en bas à gauche qu’il est tenté de remonter pour les placer à côté de deux autres, mais peut-être pas… Donc pause, perplexité. Et si ?

Quelque chose bouge, semble défixé, même si tout est soigneusement délimité. Mais elle a beau entourer ses selfies d’un filet noir, des termes sautent par-dessus bord et en rappellent d’autres après ou avant dans son recueil (et dans son œuvre). « le réel est étroit », lit-on subrepticement – l’aphorisme, si ç’en est un, est d’autant plus goûteux qu’elle le met bien en boîte.

Car les choses ou les mots ne tanguent pas chez Anne Portugal, au contraire c’est une poétesse ferme et assurée. C’est la syntaxe qu’elle démonte, ce qu’elle appelle « l’unité domestique de la langue », géniale définition de grammairienne. Privée de son ordre habituel et de ses boulons, la phrase est en effet suspendue, arrêtée, faite d’incertitude, de hoquets. Les mots sont nus, délestés de leurs petites amoureuses logiques, rendus à eux seuls et à ce qu’ils convoquent.

C’est paradoxal et drôle : ce sont les vraies phrases (sujet-verbe-complément) qui semblent étranges. Ça peut être déroutant. On ne comprend pas tout dans la poésie d’Anne Portugal. Plus exactement, on comprend qu’il ne faut pas essayer de tout comprendre.

s&lfies, d'Anne Portugal : l'exquis et le quotidien

Anne Portugal © John Foley/P.O.L

En revanche, on y voit beaucoup mais rarement dans une parfaite transparence : par une fenêtre, à travers une croisée, derrière une vitrine, à cause d’un « accroc minuscule », sous une lumière surexposée… On n’est guère surpris d’apprendre qu’Anne Portugal a composé un Fichier de poèmes avec/pour le plasticien-verrier Pierre Buraglio : ces deux-là sont faits pour s’entendre, dirait-on. Ils aiment les bris et les bords. La beauté qui penche.

La poésie d’Anne Portugal est semée d’objets sortis de leur contexte et ajustée au monde d’aujourd’hui. Elle est ouverte au contemporain et l’absorbe, bricole avec. Elle dégage une forme d’optimisme, d’entrain : allons au BHV et voyons ce qui s’y trouve. Aucune nostalgie chez Portugal. Le passé est là, elle s’en réjouit aussi. D’un côté donc, elle écrit au présent et à l’infinitif, de l’autre, elle en appelle largement à la mémoire individuelle et à la mémoire partagée, culturelle. Souvenirs de films, de clichés, d’enluminures, d’images d’antan, de cours de littérature… Certains vous échappent, évidemment. Qui sont pascalle, rosmarie, pierre, jean-jacques, john… ? L’identification est impossible mais elle n’est pas indispensable, c’est sans doute ce que sous-entend l’absence de majuscules.

Anne Portugal ? C’est donc une femme savante, fort attachante, qu’il faut lire et relire, en sautant, en riant, en suçant les mots comme des bonbons (ceci est une allusion à sa dédicace), parce qu’elle aime le sucre et résiste, traduit des amis et des choses, ne cède rien à la marchandisation. Elle allie l’exquis et le quotidien.


  1. Les lecteurs et lectrices que le carré et l’usage du carré intriguent peuvent lire l’excellente Lettre au carré d’Emmanuel Rubio, chroniquée dans ce journal par Jacques Demarcq.
EaN avait publié dans son dossier d’été consacré à la nage un inédit d’Anne Portugal.

Tous les articles du numéro 175 d’En attendant Nadeau