Née en 1974, Cécile A. Holdban est poétesse, traductrice et peintre. Elle a publié plusieurs recueils, parmi lesquels une anthologie de haïkus, Un nid dans les ronces (La Part commune, 2016), Toucher terre (Arfuyen, 2019) et Osselets (Le Cadran ligné, 2023), et traduit des textes depuis le hongrois (Attila Jószef, Dezső Kosztolányi…) et l’anglais (Howard McCord, John Keats, Virginia Woolf…). À l’occasion du Marché de la Poésie, elle présente sa vision de la poésie, cet « exercice d’attention aux signes, du plus tangible au plus imperceptible ».
Selon moi, qu’est-ce que la poésie ? Quelque chose qui se nourrit à la fois du réel et du désir. Du souvenir, de l’expérience, de l’écoute, de ce que l’on pressent et découvre de l’autre, de ce qui nous entoure, et parfois de la violence du monde. Une violence alors transfigurée. Provisoirement vaincue. Un exercice d’attention aux signes, du plus tangible au plus imperceptible. Une surface poreuse, fine comme une peau, entre image et langage, une frontière élastique, relativement fragile, et qui pourtant permet tous les échanges. Où se joue une composition entre l’image et la langue, entre le « dehors » et le soi. Où la justesse du sens naît d’un réel rassemblé, comme redéfini par la juxtaposition de sa musicalité et de sa formulation. Ce que l’on va donner, aussi, de soi, dans une forme qui puisse être entendue sans dénaturer la spécificité d’une voix. Une vérité de la langue. Une conjugaison de l’intimité profonde d’une lecture et de l’universalité de ses possibles interprétations.
Cet espace peut s’augmenter aussi d’autres pratiques artistiques. Par exemple, mon expérience personnelle de l’écriture (comme celle de bien d’autres poètes et écrivains) s’élargit de l’exercice d’assouplissement (pour reprendre la formule de Pierre-Albert Jourdan) du dessin et de la peinture, qui par l’exigence d’une présence totale et immédiate, ouverte au paysage ou au sujet, affine le regard d’une autre manière. L’une et l’autre dialoguent et se poursuivent. Le mouvement intuitif, dynamique, sensoriel, corporel de la peinture appelle parfois une image mentale et son énonciation, une pensée, une parole, et leur impose un rythme, une tonalité. Ou bien c’est de l’image créée par le poème que va naître une peinture, simultanément, pour, en quelque sorte, préciser le paysage verbal et pictural. Si la pratique de la poésie comme de la peinture participe du « divertissement pascalien », elle ne nous abstrait pas pour autant de la présence au monde, hic et nunc.
Je n’aime pas le lexique martial, et me refuse à voir dans la poésie un combat. Le langage a été suffisamment manipulé, au cours de l’histoire, à des fins d’anéantissement. Il me semble préférable de l’envisager comme une discipline – une règle, pour user d’un terme monacal – et une contagion. Une prolifération de la beauté, de la vie, par la capillarité des mots et des sons. Les poètes que j’aime, dont la fréquentation me nourrit et me relève, qu’ils soient des temps passés ou actuels, n’ont pas aboli de leurs textes le monde, ni les épreuves, personnelles et collectives, qu’ils ont eu à traverser. C’est ce que Mandelstam appelle « la réalité infiniment plus persuasive de l’art ». En effet, la beauté, la poésie, naît précisément de cette blessure, à l’image de la perle que l’huître forme autour d’un grain de sable dont le contact l’irrite, la blesse.
Aujourd’hui, il faut continuer de croire que parler de beauté n’est pas un risque. Et si c’en est un, je suis résolue à le courir avec les outils des hommes qui ont, pour la première fois, traduit, que ce soit par des peintures pariétales ou un langage articulé que l’on ne connaîtra jamais, le visage janusien du monde, avec sa moitié immuable et sa moitié changeante. Cette poésie, qui depuis la naissance du monde l’éclaire entre deux gouffres, se trouve, comme notre peau, au croisement entre lenteur et jaillissement. La lenteur du geste, le jaillissement de l’image. De la lenteur, le poème tire sa justesse et sa fragilité ; du jaillissement, sa brûlure et sa force.