Passage de Martine Broda

Toute la poésie de Martine Broda (1947-2009) rassemble trente ans d’une écriture que le temps qui passe découpe plus nettement dans sa singularité. Deux anthologies l’ont précédé chez le même éditeur : en 2000, Poèmes d’été. Impressions, puis Éblouissements, en 2003, regroupaient déjà un corpus presque complet, moins Lettre d’amour, paru après sa mort en revue (2009), puis aux éditions Fissiles en 2014. Outre cette addition, l’intérêt de Toute la poésie, c’est la tendre, la sensible préface d’Esther Tellermann, préface d’amie et de poète, et accessoirement le choix d’une chronologie exacte, qui, dit l’éditeur, « permet de mieux percevoir l’évolution de son écriture et sa cohérence profonde ».


Martine Broda, Toute la poésie. 1970-2009. Préface d’Esther Tellermann. Flammarion, 376 p., 25 €


Cette évolution n’est pas limitée à celle de l’écriture. Pour s’approcher de Martine Broda, il serait plus parlant encore de lire à rebours de la chronologie, en remontant vers la source, d’opérer une anamnèse du flot poétique : les poèmes de la maturité découvrent par éclats toujours plus lumineux les points exquis, comme on appelle en médecine les points de l’extrême douleur. Ils apparaîtront dès lors plus clairement derrière le voile des commencements, là où se noue le « brasier d’énigmes », pour reprendre une formule de Nelly Sachs, dont elle a été la traductrice.

tu sais je ne prétends pas te l’apprendre

qu’il faut toujours fouiller ses plaies

pour le poème

Toute la poésie. 1970-2009 : passage de Martine Broda

© Jean-Luc Bertini

Et peut-être aussi, pour approcher toujours plus le brasier des commencements, il faudrait écouter la mère, Hélène Broda, née Lewkowitz, résistante, juive, déportée à vingt ans, une des cinq femmes, selon Serge Klarsfeld, revenues du convoi 69, dans l’entretien qu’elle a accordé au Mémorial de la Shoah : « elle [y] éblouit par son absence de ressentiment et son amour de la vie », écrira Broda.

je pense à toi ma mère

à ce que l’on t’a fait

(in Route à trois voix, le premier recueil, 1970-1975)

Fascinante « Hélène au manteau blanc », « drapée dans le manteau / de sa bonté » : on verra même que certains vers reprennent les paroles de la mère, « je crois en la bonté / des gens du hasard ». D’être née après les carnages, d’une famille issue de « juifs polonais, ou polonais juifs, ou polonais », comme l’écrit Esther Tellermann, rendait impossible à Martine Broda de ne pas interroger, gravé au profond, un sceau que les siens avaient mis de côté jusqu’à ce qu’on y pense pour eux.

Mais pour elle, si c’est une mémoire d’avant-naissance qui la construit, la submerge, l’étouffe, la sépare, c’est aussi son signe d’élection en poésie : séparés, exclus, humiliés, et pire, « tous les poètes sont des juifs », dit Tsvetaeva, et le mot russe exact est « youpins ». Doublement Juive par le sang et par la poésie, la fière, la farouche Broda s’écorche à ses racines avec pour guides les ombres tutrices des poètes aimés, et pour lumière leurs traînées de beauté :

sur le chemin sibyllin de ronces et de racines

qu’il me faut parcourir

seule

il y avait des éclairs légers

des lambeaux impalpables

des cris de la beauté me ranimant toujours

au sortir des boyaux les plus noirs

je naissais un buisson d’épines blanches

(Route à trois voix)

L’évolution de son écriture, ce pourrait aussi être les traces longuement de sa réconciliation avec elle-même. Le paradoxe du poète, d’être celui qui se retire pour creuser la source de sa parole et qui en même temps doit trouver un chemin vers l’interlocuteur présent ou à venir, est, pour Broda, compliqué par le sien propre, qui rend ce paradoxe plus douloureux : si autocentrée qu’elle soit, elle se met pourtant totalement à la merci des autres, par la quête d’une fusion rêvée comme un absolu et une métaphore de la beauté. Au premier titre, la quête de l’amour, trouvé, perdu, inatteignable, qui fait monter très haut la parole poétique :

lorsque ceux qui ont passé les douleurs

se retrouvent face à face en haillons

vite ils se mettent nus

leur peau éblouie par le sang

ils se réchauffent à la grande chaleur

et c’est l’amour incroyable

bleu comme ton regard oublié

il rejaillit plus beau qu’autrefois

nous le buvons comme la vie

il guérit

des squames tombent de la plaie

(Ce recommencement, 1985-1990)

Toute la poésie. 1970-2009 : passage de Martine Broda

Le dernier recueil, posthume, Lettre d’amour, semble clore cette quête sur une épiphanie :

mais avant toute chose c’est ma confiance, mon secret

que j’ai

jetés

dans ta main

maintenant que nous avons tout perdu, est-il possible de trouver

le lieu véridique, le véritable amour.

Esther Tellermann relève cette façon de « trop se perdre en l’Autre » comme une marque du féminin, mais elle poursuit : « alors la poète élèvera son plus beau chant, “enlacé à la perte”, dans la syncope, au bord du vertige d’où surgissent des éclats durs, alternant explosifs ou soudain plus longs, rejoignant l’élégie ».

La reconnaissance et l’acceptation de ses contradictions dégagent l’écriture de Martine Broda de toute contrainte. Contre l’air du temps, où le lyrisme était vu comme du sentimentalisme, elle impose ce qu’elle appelle son « haut lyrisme » – en écho au « Très haut amour » de Catherine Pozzi. La rupture est provocante, éclatante, dans les Poèmes d’été, lumineux en effet, rythmés presque par le souffle, la houle, les variations, les va-et-vient, les surprises et les déferlements d’une « déambulation intérieure », non dépourvue d’un humour léger ou tranchant. Elle y revendique une poésie narrative, inspirée par le lieu et l’instant, offerte aux êtres de hasard :

j’écris de la poésie

que je veux lisible par tous

par les marins les garçons de café

les vendeurs de pacotille

du port

les nègres féroces

aux yeux bleus

et les jeunes filles de Charleville

qui ne lisent plus Rimbaud…

(« Place de la République »)

Mais déjà, dès la fin des années 1980, les poèmes sont adressés, offerts, poèmes d’amour bien sûr, mais aussi d’amitié, de rencontres, ou thrènes aux perdus. Le recueil de 1984, À la mémoire d’un ange, sous-titré in memoriam Mitsou Ronat, poète, morte à quarante-deux ans dans un accident (« et toi / blonde sur l’aile du hasard // légère // volée au temps à l’avarice /de la répétition »), est peut-être, à ce titre, inaugural.

Magnifiques poèmes, d’une nudité tremblée-tremblante, absolument transparents d’oubli de soi, puisque tout élan vers l’autre est dépossession, comme celui, titré « à Françoise B », où elle s’accuse d’avoir mal lu son amie (« de ton vivant je priais / mais quel tort infini / je reposais tes livres / […] me liras-tu au ciel quand je te citerai »). Ou l’admirable « Suite Tholos, » écrite en 1999 pour sa sœur Danièle, déambulation dans le cimetière Montparnasse, au rythme du piétinement essoufflé de chagrin. Hélène-au-blanc-manteau, qui mourra en 2013, aura donc vu mourir ses deux filles aînées.

Toute la poésie. 1970-2009 : passage de Martine Broda

Au cimetière du Montparnasse © CC BY 2.0/Guilhem Vellut/WikiCommons

Ou, encore, troué de mots venus de Paul Celan, Juif roumain comme on sait, le poème « Mariana S » (« Mariana a perdu la mémoire // sclérose de plaques commémoratives ») – Mariana, fille de Sloma Sauber, Juif résistant roumain, assassiné de deux balles dans le dos le 12 décembre 1942, rue du Faubourg-Saint-Denis où une plaque, au 83, le rappelle. Détail ? La poésie ne peut être qu’un chant qui s’élève depuis un point précis, le plus exact possible. La poésie, comme le monde, est un détail qui explose. « Poétiquement, c’est-à-dire précisément », écrivit Maurice Mourier à propos de Jean-Christophe Bailly.

Comme « Mariana S », bien des poèmes sont rythmés de lambeaux en allemand, surgissement de la langue maternelle, « meine schwarze sprachlose Muttersprache », à la fois langue de l’origine et langue tue (ou tuée). Ce sont souvent des ressouvenirs de mots mêmes de Paul Celan, lui qui est, avec Pierre Jean Jouve, le maître revendiqué, et pour cause. Impossible de lire Broda sans être sans cesse renvoyé à Celan, qu’elle a véritablement introduit en français – la parution de Strette, en 1971 dans une traduction collective, n’avait peut-être pas eu le retentissement de sa traduction de La Rose de personne. La rose deviendra un symbole dans la poésie de Martine Broda, jusqu’à l’ultime, celle qui fut posée par les mains amies sur sa tombe le 5 mai 2009 avec le caillou du souvenir, rose de personne, rose de quelqu’un. Comment n’aurait-elle pas été infusée de la poésie de Celan par l’emprise des thèmes et des hantises partagées (comme avec Nelly Sachs), jusqu’à la mise en abyme de poèmes de Celan à l’intérieur du poème. L’exemple le plus frappant est peut-être ce passage de la « Suite Tholos » adressée à sa sœur Danièle :

avec le mot unique, qui m’était resté

sœur,

avec le mot, qui me cherchait, Kaddisch,

Avec l’autre mot immémorial,

Yiskor [Qu’il se souvienne]

lu par-dessus la tombe

trois poèmes de Celan

Die Schleuse, Psalm

et Chymisch

« personne ne nous repétrira de terre et de limon,

personne ne bénira notre poussière.

Personne »

Broda cite ici trois vers si beaux de « Psaume » (Psalm). Mais pour embrasser dans sa totalité la mise en abyme, il faut se reporter aux deux autres « Chymisch » (Chimique) : « Grande, grise, / comme tout perdu, proche / figure de sœur // tous les noms, avec / elle, consumés, tous les noms. Tant // de cendres à bénir… », traduction de Jean Daive, et surtout « Die Schleuse » (L’Écluse), traduit par Martine Broda elle-même :

Sur tout ce deuil

qui est le tien : pas

de deuxième ciel

Contre une bouche

pour qui c’était un mot multiple

j’ai perdu –

perdu un mot,

qui m’était resté :

sœur.

Auprès de mille idoles

j’ai perdu un mot, qui me cherchait :

Kaddisch

Palimpseste poignant du deuil : dans cet instant de profonde déréliction pour Martine Broda, sa poésie se fait transparence comme le sable et le plomb en fusion deviennent cristal, et les voix mêlées des poètes atteignent à la perfection d’une fugue. « La poésie, écrit Akhmatova, n’est peut-être elle-même qu’une admirable citation ».


  1. Жиди, « jidi ». « Dans ce monde des plus chrétiens / Les poètes sont des youpins ». « Poème de la Fin », 1925, traduction de Véronique Lossky, Grands poèmes, éditions des Syrtes, 2018.
Il est encore possible d’écouter la voix de Martine Broda lisant ses poèmes dans une émission de Mathieu Bénézet, Reconnaissance à Martine Broda, qui réunit Esther Tellermann Marie Étienne et Michel Deguy, sur France Culture.

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