« Nous n’avons rien d’autre que la peur », écrit Virginie Poitrasson dans un des premiers textes de Tantôt, tantôt, tantôt. La peur, la terreur, l’effroi, les « chocottes », c’est à quoi se confronte ce livre, composé avec une virtuosité rigoureusement tenue et issu d’une prise de risque extrême. À bien des égards, il peut être regardé comme un accomplissement, rassemblant des thèmes et modes d’écriture rencontrés dans les ouvrages précédents de l’autrice. On peut lire : « J’ai peur chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde » dans « Il faut toujours garder en tête une formule magique », ou « Je dégouline de peur », dans « Le pas-comme-si des choses ».
Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt. Seuil, 144 p., 17 €
Dans Tantôt, tantôt, tantôt, la peur est l’enjeu central et l’événement fondateur, le moteur et l’objet de l’écriture.
« Et pouvoir la raconter
c’est en être revenu
être revenu de cette terreur
en l’ayant regardée
sans en être pétrifié. »
Un programme que précise l’un des exergues, emprunté à Mille plateaux de Deleuze et Guattari : « Tantôt le chaos est un immense trou noir et l’on s’efforce d’y fixer un point fragile comme un centre. Tantôt l’on organise autour du point une “allure” (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir ». La formulation suggère une trajectoire allant de la sidération à une issue, en passant par une installation, un apprivoisement. Trois moments que le livre parcourra. Mais le « tantôt, tantôt » évoque aussi l’alternance, le retour périodique du même, ou, si l’on suit le tout début de l’exergue, un mode plus complexe : « La ritournelle a les trois aspects, elle les rend simultanés, ou les mélange : tantôt, tantôt, tantôt ». Pas vraiment de parcours dont on attendrait le récit, mais des états dont la répartition dans le temps est à construire.
Le second exergue, de Louise Bourgeois, tiré de son livre The Spiral, indique une construction possible : « The spiral is an attempt at controlling the chaos. Il has two directions […] Spirals – which way to turn – represent the fragility in an open space. Fear makes the world go round ». La figure de la spirale rend compte de cette échappée, dépassant le blocage dans la « boucle de terreur » à laquelle l’alternance des phases du « tantôt, tantôt » pourrait réduire. On retrouvera la spirale dans « Espèce », un des textes de l’ouvrage. Elle est dessinée et associée au mot « sécurité ». C’est le seul dessin du livre. Tracée sur le papier, la spirale-signe annonce la spirale-danse des gestes qui dénouent.
Il est possible, enfin, de voir dans le « tantôt, tantôt, tantôt » la coexistence de trois types de textes qui structurent le livre : « Pluies de météores », « Conjurations », et un ensemble regroupant quatre sections, « Entrées », « Topologies », « Objets » et « Exercices ». Ils relèvent de trois modes d’énonciation, trois régimes d’écriture, trois finalités qui structurent l’ouvrage et qui en imposent une lecture, au plus près des poèmes, en deçà des programmes et des choix de composition annoncés. L’originalité et la réussite de Virginie Poitrasson, c’est ce travail sur ces trois niveaux et la distance au sujet qu’ils exposent, de la réceptivité à ce qui vient à l’action, en passant par la lucidité de l’exploration et de l’inventaire.
« Pluies de météores » s’articule en quatre poèmes de trois ou quatre pages placés à l’ouverture du livre, après la première et la troisième section et à la clôture. Aphorismes, maximes, injonctions faites à soi-même, aide-mémoire, souvenirs de rêves, brèves notations d’états de la psyché ou de sensations du corps, « fusées », les phrases évoquent une écriture intuitive, instantanée, une fixation de vertiges, tombés du ciel sur la page. Le disparate crée une interrogation, instaure un effet de distance que l’appel au langage, pour l’instant sans écho – « sans les mots » – relance.
« Pluie de météores I » peut ainsi passer de l’angoisse extrême, sans autre référent qu’elle-même (« Comment ne pas devenir cette chose rythmée, mise en vrac, toute de terreur ? »), à des événements, observés ou venus des profondeurs du rêve : « Trois chiens traversent la nuit sans laisse aucune. Ils courent sans bruit ». La figure terrifiante du chien s’impose : « devenir chien », « savoir aboyer ». Choses à faire, objectifs, « exercices » que l’on verra détaillés plus loin : « Guetter à nouveau foudres, éclairs et présages atmosphériques ». Proche du désespoir, le vocabulaire est au « chaos ». La « catastrophe » est invoquée à plusieurs reprises. On la « frôle », on en fait « l’expérience », on reste « encore et toujours catastrophiquement ici-bas ». Plus loin, un poème, « Plis de la catastrophe », éclairera les rapports entre catastrophe et chaos.
Le climat change. Si dans « Pluie II » la catastrophe est toujours présente, l’appel aux mots s’affirme. « Semer des phrases de peur et aimer s’y frotter », le deuxième « tantôt » de Deleuze. S’écrit encore l’hétérogénéité des notations, qui, entre maxime, rêve et constat, défie la recherche d’une continuité narrative, impose un sens né de la confrontation de ces registres épars. L’effet est plus puissant dans les lectures, maximal dans ses performances avec le musicien Joce Menniel (1). Sans détailler plus, les « Pluies de météores » mettent en place avec de plus en plus de précision l’évolution suggérée par les exergues et les premiers textes du livre. Dans « Pluie III », on pourra « circonstancier sa peur », « faire de l’effondrement notre matière première », exécuter une « danse conjuration ». Danse qui conduira dans « Pluie IV » à « refaire surface », sans illusion : « s’asseoir au bord de soi en attendant la catastrophe ». L’échappée se fait à deux, avec l’autre dont le « regard imminent » peu à peu entre dans le jeu. « Dénoués, nous dansons. »
S’attarder sur la « Pluie de météores » permet de comprendre les changements qui s’opèrent d’un tableau à l’autre, sans récit explicite. Les « Conjurations » évoquées, groupées par deux, scandent l’ouvrage, marquent les étapes d’une reprise de parole, de pouvoir. « À voix nue, nous nous risquerons à convoquer un sortilège qui regardera en face cet effroi pour l’envelopper dans une danse poudrée. »
« Tout en battement d’aile, la ritournelle mêlera vert pâle et bleu, brun-rose et pointes de jaune, papillon talisman aux ocelles transparentes qui fixent du regard toute terreur et l’éloignent. » Le programme est énoncé et l’ouverture à la couleur du monde, à quelques pages de la noirceur de « Pluies de météores », met l’ensemble de l’écriture (et de la lecture) sous tension.
Dans le corps du texte, se fait le travail assigné d’entrée au poème, fixation d’un point fragile, installation « comme chez soi », « échappée ». Cela passe par un relevé des sensations, une cartographie, un inventaire des objets terrifiants, exercices. Quatre sections, séparées par les « Pluies » et les « Conjurations », explorent cet univers de la terreur.
Les « Entrées », à prendre comme celles d’un dictionnaire et comme introduction possible au monde de la terreur, proposent une expérience de la peur : « Ce que je n’avais pas prévu, pas du tout, c’était la peur. Une toute petite peur surgie comme ça un après-midi d’automne. […] La peur restait là comme un petit animal, un oisillon placé sous ma protection. Il fallait maintenant en faire quelque chose », peut-on lire dans le poème « Petite » en ouverture. Le caractère factuel de ces sections permet de comprendre qu’il s’agit des attentats du 11 septembre 2001 contre les deux tours, l’autrice étant à New York à ce moment-là. La catastrophe perd de sa généralité, et on en voit plus loin le concret dans « Plis de la catastrophe », dans la section « Topologies », formulation renvoyant à la fois à Deleuze et à René Thom, mais aussi à « Il faut toujours garder en tête une formule magique », où le thème du pli et de la fronce était central. Un autre poème, partiellement écrit en anglais, « What I left behind », retravaille sur ce qui est laissé sur place par la disparition des tours. C’est dans cet ensemble que prend place la proposition, de Deleuze sur l’« allure ». « La peur a une allure plus qu’une forme, ou plutôt elle a des allures », écrit Virginie Poitrasson, au début d’un fascinant développement quasi phénoménologique.
Le mode d’approche de la terreur change, passant de cette sidération ressentie, y compris par ses effets physiologiques, à une exploration concrète située dans l’espace et le temps de la peur. La « Carte du pays d’Effroi », comme on disait Carte du Tendre (avec ses fleuves, Abjection ou Terreur, ses villages, Panique, Cauchemar et Trauma), voisine avec l’observation des présages, les almanachs devins et prophètes, Nostradamus en bonne place. Puis les Objets. En particulier les chiens, à qui « Canin », poème en quatre parties, est consacré. Invités permanents des mauvais rêves de l’autrice, ils sont omniprésents dans le livre, « masse noire en mouvement, extrémités floues ». « Notre inconscient est un chien noir. » Comme la prose, dirait Victor Hugo, et après lui Jean-Marie Gleize, mais c’est une autre histoire (2). Viennent enfin les Exercices, mentaux (comme on disait spirituels), textuels, corporels, chamaniques si l’on veut, et l’accomplissement. Les trois modes d’écriture convergent dans le retour-dépassement de la spirale. « La peur (devient) pensable » mène à la coda du « dénoués, nous dansons ».
Peur pensable, peur dansée, effet de la formule magique, de la ritournelle de Virginie Poitrasson.
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La prochaine performance aura lieu le 29 mai à Marseille au festival « Oh les beaux jours ! ».
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« J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose » (« Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations, 1856) ; et Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose, écrit à New York en 1999 (Seuil).