En 1953, James Baldwin publie « Un étranger au village », un essai sur le séjour de plusieurs mois qu’il a effectué deux ans plus tôt dans un village suisse dont la population n’avait jamais vu de Noir. Soixante ans plus tard, Teju Cole, américain et noir comme Baldwin, « refait » le séjour de celui-ci, et écrit « Corps noir », une sorte de prolongement de la réflexion entreprise par son aîné.
James Baldwin et Teju Cole, Leukerbad 1951/2014. « Un étranger au village » et « Corps noir ». Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Darrieussecq et Serge Chauvin. Zoé, 80 p., 15 €
Les éditions Zoé présentent aujourd’hui dans un même opuscule les deux essais. Le premier, de Baldwin, d’abord publié dans Harper’s Magazine puis dans le recueil Notes of a Native Son (Chroniques d’un enfant du pays), a dès le début occupé une place importante dans les débats sur le racisme. Le second, « Corps noir » de Cole, paru en 2016 dans le New Yorker puis en recueil, renouvelle, à la lumière du contexte actuel, la pensée initiale de Baldwin sur les notions d’identité et d’altérité.
« Un étranger au village » s’ouvre sur la description et l’analyse de la stupéfaction que sa présence cause aux habitants de Leukerbad. Il se poursuit par une comparaison avec le malaise (ou autres variantes de celui-ci) qu’elle suscite d’habitude chez les Blancs de son pays. Les réactions européennes et américaines, souligne Baldwin, renvoient à des situations géopolitiques et culturelles bien différentes. Mais il s’attarde surtout à présenter son désarroi et, plus largement, la « rage des mésestimés […] toujours personnellement stérile, mais […] absolument inévitable […] si peu considérée en général, si peu comprise » alors qu’elle « est une de ces choses qui font l‘Histoire ». Cette description de la détresse et de la colère de celui qu’on ignore ou méprise permet d’entendre l’écrivain à son meilleur : passionné, fin, pugnace.
La réflexion qui vient ensuite, qu’une expérience politique ultérieure devait modifier, porte sur « l’innocence » et « la naïveté » des Blancs américains (termes fort ambigus chez Baldwin) et se termine sur l’évocation d’une Amérique future que transfigurerait sa reconnaissance des Noirs américains, leur inclusion dans son sein. Ces espoirs, animés d’un bel élan, sont teintés d’idéologie exceptionnaliste et d’une rhétorique un brin visionnaire – mais « Jimmie » Baldwin ne fut-il pas dans son adolescence prédicateur pentecôtiste ?
Dans « Corps noir », Teju Cole, en se rendant à Leukerbad, refait l’expérience de Baldwin. La démarche lui est un peu familière car il a déjà publié des textes où il se décrit retournant sur les pas d’artistes qu’il admire, comme René Burri à Sao Paolo ou W. G. Sebald en Angleterre. Mais s’il se présente d’abord comme un quasi « double » de l’écrivain à qui il ressemblerait physiquement, il assure que son séjour valaisan a peu en commun avec celui de Baldwin, tant ont changé le monde et les manières d’être relié à lui.
Ainsi Cole fait-il d’abord un perspicace commentaire du texte de Baldwin, puis quelques « mises à jour » suggérées par le contexte actuel, peut-être moins perspicaces. Elles sont en tout cas dans le goût du temps et, s’il n’y a rien à dire sur le constat des violences policières contre les Noirs, il y a plus à dire sur les omissions (aujourd’hui presque de rigueur) sur l’aspect économique de la « racialisation » : la pauvreté n’est-elle pas aussi, en effet, une source essentielle de la violence contre les Noirs américains et une composante importante de la manière dont ils sont perçus, et donc craints, haïs, etc. Ne serait-il pas bon de rappeler que 45 % des enfants noirs aux États-Unis vivent sous le seuil de pauvreté, de reprendre la question du croisement race/classe délaissé par les analyses actuelles ? Après tout, Luther King lui-même en était venu, à la fin de sa vie, à la considérer comme centrale, tout comme Baldwin.
Sur le plan culturel, Cole, abordant la question de la filiation (un Noir peut-il accepter d’être l’héritier du patrimoine des artistes blancs ?), se montre ouvert et inventif, rappelant les difficultés que le problème causait à Baldwin. Lui dont la famille est d’origine nigériane revendique avec enthousiasme à la fois « l’intimidante beauté de la poésie yoruba » et « les sonnets de Shakespeare ». Tant mieux !
Quant à son constat général, mille fois fait et toujours à refaire, du racisme actuel de la société américaine, il est bien sûr convaincant, même si sa présentation est parfois plus rapide qu’impeccablement argumentée. Oui, être noir, c’est « subir tout le poids d’un maintien de l’ordre sélectif, c’est habiter une précarité mentale sans aucune garantie de sécurité ». Et, ainsi qu’il le résume, faisant allusion à l’assassinat de Trayvon Martin et aux démêlés de l’universitaire Henry Louis Gates avec la police alors qu’il tentait de rentrer chez lui dans le blanc et très aisé Cambridge (Massachusetts) : « On est d’abord un corps noir avant d’être un ado qui marche dans la rue, ou un professeur de Harvard qui a perdu ses clefs ».
À la fin de son texte, Cole ne paraît entrevoir aucun espoir, contrairement au Baldwin des années 1950, encore visionnaire optimiste. Il prend simplement acte et s’interroge : « Voici plus de soixante ans que Baldwin a écrit “Un étranger au village”. Et maintenant ? » La question n’est-elle dictée que par la lassitude ? Espérons que non, Cole semblant posséder, malgré son découragement et comme Baldwin, un solide fond de combativité.