Une luciole dans la nuit

Encore peu traduite en français, l’œuvre d’Ernst Wiechert (1887-1950) est considérable. Il fut un des écrivains les plus lus en Allemagne dans les années 1930. Aujourd’hui, les éditions du Typhon reprennent peu à peu ses écrits. Après Le roman d’un berger, paru en 2022, voici Le buffle blanc.


Ernst Wiechert, Le buffle blanc. Trad. de l’allemand par Sylvaine Duclos. Éditions du Typhon, 116 p., 17 €


Ces deux textes, s’ils n’ont pas l’amplitude ni la densité métaphysique des grands romans à venir, exhalent déjà cette atmosphère si particulière dans laquelle baigne l’œuvre de Wiechert, un sombre lyrisme doublé d’un regard de douceur et de lucidité profonde sur l’âme humaine. On peut voir dans chacun de ces textes le prélude à ses romans majeurs : Michaël, le héros du Roman d’un berger, annonçant Jons, le jeune médecin des Enfants Jéromine (LGF, 2016), et Vasuveda le poignant Amédée de Missa sine nomine (Calmann-Lévy, 2013).

Le buffle blanc, d'Ernst Wiechert : une luciole dans la nuit

Ernst Wiechert (1938) © CC0/WikiCommons

Le buffle blanc a l’allure d’une fable du fait de son contexte pour le moins exotique : l’Inde d’un pauvre village cerné par la forêt au bord du Gange. Au moment où, attaqué par un tigre, meurt le patriarche du village, naît Vasuveda. Lorsque le père revient au crépuscule, il se penche au-dessus du berceau du nouveau-né et il a cette prophétie : « Il vivra intensément, mais il aura du sang sur les mains ». Vasuveda évolue au milieu d’autres enfants joueurs et casse-cou, sous le regard attentif de sa mère. De loin en loin, un mendiant ou un saint traverse le village sur lequel pèse la constante menace des razzias opérées par un souverain cruel et ses sbires. En grandissant, le caractère de Vasuveda change. Il devient solitaire, violent avec ses camarades, en proie à des accès de brutalité sauvage.

« Personne ne savait ce qui se passait en Vasuveda. Seuls les yeux de sa mère observaient le changement sans le comprendre. » Arrive le moment où ces étrangers, qu’une « funeste rumeur » annonçait, surgissent de la forêt et déferlent sur le village. Ils frappent, tuent, pillent les maigres ressources. Révolté, Vasuveda s’apprête à tirer de son arc sur l’un des sbires lorsque le bras de sa mère l’arrête. Dès lors, il n’aura de cesse de venger les villageois. Sa fureur ne connaît plus de bornes : il devient un hors-la-loi sanguinaire, entraînant ses anciens compagnons de jeu avec lui durant des années d’errance. Vasuveda se cherche et se perd dans la violence. Des signes d’un changement radical se font jour en lui. Il traverse des périodes de silence, disparaît pendant des semaines au cœur de la forêt ; il séjourne auprès d’un ermite. Au terme d’une terrible bataille dont il sort vainqueur, il est saisi d’un « chagrin abyssal ». Vasuveda, inquiet et fatigué de ses exactions, entre dans une phase nouvelle de son existence, agrémentée de nombreuses péripéties que l’on ne révèlera pas ici.

Les grands thèmes de l’œuvre à venir d’Ernst Wiechert sont déjà très présents dans ce récit. En particulier, la notion de métamorphose de la conscience, laquelle se voit passer lentement de la violence et du mal à un nouvel état, conquis de haute lutte par la réflexion et l’expérience du mal. Ces éléments sont présents comme en jachère, avant les grands romans que seront Les enfants Jéromine, et Missa sine nomine. Dans cet ultime et admirable roman, son testament en quelque sorte, l’auteur accompagne la transformation intérieure de son héros face à la brutalité et à la déshumanisation du nazisme.

Le buffle blanc, d'Ernst Wiechert : une luciole dans la nuit

Ici sont déjà présentes la cruauté, la soif de sang, la volonté d’humilier inhérentes à la tyrannie. On comprend alors que l’Inde choisie comme décor de ce conte est une manière d’évoquer à distance les sombres agissements d’un régime totalitaire facilement identifiable. Les dignitaires nazis ne s’y trompèrent pas : ils virent la dénonciation implicite contenue dans le récit. Lorsque Goebbels lut les épreuves du livre, écrit en 1937, il enjoignit l’éditeur de ne pas publier ce texte et il menaça Ernst Wiechert de « mise au pas », accompagnant sa menace d’une confiscation de son passeport. Le livre ne fut pas publié avant la chute du nazisme et la fin de la guerre.

En cette même année 1937, à la suite de l’arrestation du pasteur Martin Niemöller après que celui-ci eut dénoncé publiquement la persécution des juifs, Ernst Wiechert prononça un discours critique du régime nazi dans le grand auditorium de l’université de Munich. La Gestapo vint l’arrêter et il fut interné au camp de Buchenwald. Écrivain déjà célèbre, il fut libéré au bout de cinq mois à la condition de ne plus critiquer le pouvoir. De cette expérience cruciale, qui marquera toute son œuvre à venir, il rendra compte dans Le bois des morts (Éditions du Beffroi, 1991). Buchenwald fut pour lui une expérience de la terreur : « Seule la terreur fait plier le monde, écrit-il dans Le buffle blanc. La terreur rend la vie froide et les nuits solitaires ». Wiechert en connaissait intimement le pouvoir déshumanisant.

Autre trait commun à ses ouvrages, l’environnement dans lequel ils se déploient : la forêt, les hautes futaies et les taillis, les tourbières, les lacs et les marais : décors naturels somptueux dans lesquels l’auteur a grandi, dont il sait si bien distiller l’atmosphère de mystère autant que les puissants tropismes de décomposition et de régénération. Car Ernst Wiechert, fils d’un garde forestier, a passé son enfance au cœur d’une forêt de Prusse orientale, à Kleinort, un village aujourd’hui situé en Pologne. Du fait de sa sensibilité à la nature sauvage, le régime nazi tenta de l’assimiler aux poètes de la Blut und Boden Dichtung, ce mouvement poétique « du sang et du sol » qui vantait un retour à la terre dont l’intention profonde était de stigmatiser les juifs prétendument déracinés. Wiechert s’en défendit vigoureusement : il exécrait ce mouvement et, d’une façon générale, tout ce qui était porteur de violence et de haine.

Le buffle blanc, d'Ernst Wiechert : une luciole dans la nuit

La maison d’enfance d’Ernst Wiechert à Kleinort, aujourd’hui Piersławek, en Pologne (2012) CC BY-SA 3.0/Gliwi/WikiCommons

Son œuvre est marquée par une haute idée de l’humain, par la simplicité et l’attention aux humbles, lesquels sont le plus souvent la proie des puissants comme en témoigne la rencontre de Vasuveda avec ce vieillard qui lui dit : « J’ai vécu huit dizaines de saisons des pluies sans jamais voir, ô non jamais, un pauvre gagner contre un riche. Pas plus que je n’ai vu le fleuve sacré remonter à sa source ». On notera que compassion et bonté ne sont pas, chez ses héros, des caractères innés, mais des traits conquis sur le terreau même du mal et de la violence, devenant de véritables forces de résistance au pouvoir des tyrans. Autant d’éléments qui rendent ses personnages complexes, traversés d’interrogations, de tourments, de passions contraires, d’aspirations à une vie simple (le titre d’un de ses livres).

Ernst Wiechert avait fait ses études à Königsberg, la ville de Kant et d’E.T.A. Hoffmann, avant de devenir professeur d’allemand et de sciences naturelles. La guerre de 1914 le vit s’engager volontaire dans l’armée allemande. Éprouvé par la défaite, lui qui avait vécu la guerre en patriote sut analyser son sentiment nationaliste et en décomposer les différents éléments pour s’en défaire à tout jamais. À partir de 1933, il se consacra à la littérature, et, par le biais de ses écrits, fut, sa vie durant, un résistant de l’intérieur au nazisme. Après la guerre, il quitta l’Allemagne où il ne voulait plus vivre et il se réfugia en Suisse. C’est sans doute à cette époque qu’il fit la connaissance de Max Picard, philosophe et écrivain suisse, l’un des grands critiques du nazisme, qui lui dédia son livre Le monde du silence. De profondes affinités liaient les deux écrivains dont la spiritualité, la sagesse, l’humanisme et l’amoureuse contemplation du monde allaient à l’encontre de tout esprit de conquête, de toute soif de pouvoir, de toute exclusion de l’autre. C’est dire si leurs œuvres respectives demeurent, plus que jamais, des lucioles dans la nuit.

Tous les articles du numéro 175 d’En attendant Nadeau