Il n’y a que la mer

Certains cinéphiles et collectionneurs obsessionnels se rappellent une émission des années 1960 finissantes, « Monsieur cinéma ». On y faisait assaut d’érudition, et des piliers de cinémathèques ou de salles d’art et essai bataillaient. Patrick Roegiers aurait pu concourir. Son Nouvelle Vague, roman témoigne de son savoir mais aussi et surtout du plaisir de raconter, de monter et de découper cette histoire très personnelle du cinéma, en des années cruciales.


Patrick Roegiers, Nouvelle Vague, roman. Grasset, 432 p., 24 €

François Truffaut et Helen Scott, « Mon petit Truffe, ma grande Scotti ». Correspondance 1960-1965. Denoël, 464 p., 24 €


Dans un titre de livre, tout compte. « Nouvelle Vague » renvoie à une esthétique, à un groupe et à une époque. Le groupe est constitué d’un noyau, Godard, Truffaut, Rivette et Chabrol. À ce quatuor ou quarteron, pour reprendre un terme de ces années-là, on pourrait adjoindre les noms de Resnais, Melville, Rohmer, Varda, Malle. Ce sont, en tout cas, ces noms qui figurent dans le livre. Roegiers en ajoute d’autres. Il éprouve ainsi une sympathie immense pour Sautet et, parmi les films de ce scénariste et cinéaste, Garçon ! lui plait particulièrement. Pialat traverse cette histoire particulière mais ses rapports difficiles avec les autres le laissent en marge. Un nom ne figure pas, qui résonne pourtant de nos jours, celui de Mocky. Lequel, il est vrai, reste un marginal, libertaire dans l’âme. Il bricole son cinéma. Or, quand Roegiers fait l’éloge des seconds rôles, des panouilles et autres, on a là un maitre. La grande lessive (!), Un drôle de paroissien ou Les compagnons de la marguerite donnent toute leur place à Jean Tissier, Marcel Pérès, Jean-Claude Rémoleux ou Dominique Zardi (omniprésent chez Chabrol).

Patrick Roegiers, François Truffaut, Helen Scott : il n'y a que la mer

Collection des revues « Positif » et « Les Cahiers du cinéma » dans les archives de la cinémathèque de Grenoble © CC4.0/Patafisik/WikiCommons

On connaît les choix de la Nouvelle Vague : donner le pouvoir au metteur en scène et non au scénariste, tourner en décor naturel, privilégier la simplicité, la vitesse, voire l’improvisation. Comme les règles sont faites pour être transgressées, bien des jeunes gens en colère de la fin des années 1950, comme Truffaut, donneront une place importante aux scénaristes, tourneront en décors à l’instar de Resnais, et écriront des dialogues qu’il faut dire au mot près, comme c’est le cas chez Rohmer (qui n’a toutefois jamais dérogé à cette règle). On vieillit, on s’adapte. Ces évolutions permettent de relativiser ; le superbe Voyage à travers le cinéma français, de Bertrand Tavernier, rendait déjà justice à Julien Duvivier, René Clément et Claude Autant-Lara, qui n’ont pas tourné que de mauvais films, loin de là. Chabrol était lucide dès la fin des années 1950. Comme souvent, il avait trouvé la formule juste quand on l’interrogeait : « Il n’y a pas de Nouvelle Vague, il n’y a que la mer. »

L’époque racontée par Roegiers marque un tournant. La jeunesse entre en scène, à tous égards. Elle s’émancipe, elle consomme, elle s’instruit, elle se rebelle. Le cinéma de ces années, les acteurs qui prennent le pouvoir, sont représentatifs. Roegiers dresse les portraits de Belmondo, de Ronet, de Brialy, de Romy Schneider en égérie de Sautet et, plus tardif, de Lucchini en comédien fétiche de Rohmer. D’autres encore sont présentés, comme Montand et Piccoli ; dans tous ces portraits, on sent la jubilation de l’écrivain. « Jubilation » est le terme qui définit le mieux le geste de l’artiste qui écrit avec un art certain de la formule.

D’où l’importance du mot roman. Outre qu’il comble de plaisir les nostalgiques d’un cinéma vivant, divers, léger et grave (les deux ne sont pas antinomiques), un cinéma joueur, ce livre est construit comme un roman. Quelquefois, le romancier se livre à des intrusions, relate une rencontre avec l’un des « acteurs » de cette histoire, ou affiche son goût pour tel ou tel film. Ce qu’il raconte est découpé en chapitres, comme autant de séquences ou de plans fixes sur un film, un cinéaste, un acteur. Le gros plan sur les peurs de Romy Schneider, une perfectionniste, est l’un de ces moments qui révèlent ce que l’on devinait de l’actrice.

Patrick Roegiers, François Truffaut, Helen Scott : il n'y a que la mer

Patrick Modiano (à gauche) et Louis Malle (à droite) lors de la sortie de « Lacombe Lucien » (1974) © CC BY-SA 4.0/Robert Belleret/WikiCommons

Ce roman est un montage et le rythme en est vif. On lit comme Coutard et Godard filment, à toute vitesse. Ils n’avaient pas le droit de tourner sur les Champs-Élysées. Le caméraman était caché dans un triporteur qui descendait l’avenue. Louis Malle fait de même pour Le feu follet. Sur les tournages, les anecdotes abondent. L’un des plaisirs de la lecture est la découverte. Pas question de divulgâcher.

Un autre effet de montage importe, lié au genre du roman. Roegiers a quelques obsessions et l’une tourne autour des appartements. Au point d’imaginer le dialogue entre André Dussollier et Jean-Pierre Bacri, agent immobilier et client en quête d’un logement, comme dans On connaît la chanson, de Resnais, autour de ces lieux habités par Truffaut, Sautet… S’il travaille les enchainements, le narrateur n’oublie pas le coq-à-l’âne, l’association incongrue. Que le très catholique Rohmer habite près de Saint-Étienne-du-Mont n’empêche pas Léopold Saroyan, alias Louis de Funès, de tamponner la 2 chevaux d’Antoine Maréchal, joué par Bourvil, devant cette église proche du Panthéon. C’est la scène la plus connue du Corniaud. Roegiers ne connaît qu’un type de cinéma, il est populaire, attire dans les salles un vaste public.

Patrick Roegiers, François Truffaut, Helen Scott : il n'y a que la mer

Tout au long du livre, le romancier s’amuse, sème des détails au fil des quelque quatre cents pages. Il indique la taille des personnages, compare Chabrol et Piccoli, ou d’autres. C’est insignifiant, mais il aime. De même qu’il cite toutes les marques et modèles de voiture que les uns et les autres conduisent. Et d’abord Jean-Pierre Melville, dont les belles américaines étaient, avec le stetson et les lunettes noires Ray-Ban, la marque spécifique. Il joue aussi sur le chiffre 13, objet de multiples coïncidences qu’on ne saurait indiquer ici.

Et puis il a ses leitmotivs. Beaucoup tournent autour de Maurice Ronet. Sans doute est-ce son acteur de prédilection ; et qui a vu Le feu follet ne peut que le comprendre. La vie de Ronet, son aura, sont singulières. Qui a vu sa remarquable adaptation de Bartleby avec Michaël Lonsdale ne peut qu’être convaincu par Roegiers.

Livre virevoltant, léger et sérieux comme il convient, écrit avec un sens de la langue, de la formule, des sonorités qui donnent à l’entendre autant qu’à le lire, Nouvelle vague, roman détonne dans un paysage romanesque assez plat.

Patrick Roegiers, François Truffaut, Helen Scott : il n'y a que la mer

François Truffaut à Amsterdam (15 mars 1965) © CC BY-SA 3.0/Jack de Nijs pour l’Anefo/WikiCommons

Parmi les figures majeures de cette Nouvelle Vague, François Truffaut s’impose comme cinéaste, lecteur et épistolier. La plus riche de ses correspondances est celle que Gilles Jacob et Claude de Givray ont éditée chez Hatier en 1993. Plus récemment, sa Correspondance avec des écrivains (1948-1984) a paru, et une Correspondance avec des cinéastes est à venir en 2024 – aux éditions Gallimard comme celle avec les écrivains. Dans cette correspondance avec Helen Scott, l’éditeur, Serge Toubiana, a réduit l’échange à 1960-1965. Les deux amis se sont écrit jusqu’en 1984, année de la mort du cinéaste. Tout donner à lire était difficile. L’éditeur a préféré les premières années. Truffaut est encore peu connu aux États-Unis ; Helen Scott, responsable des relations de presse au French Film Office, l’accompagnera, lui servira d’interprète. Elle a pour lui le coup de foudre, et les lettres qu’elle lui adresse sont trois fois plus nombreuses que celles du cinéaste.

En 1965, elle joue un rôle essentiel : elle traduit Hitchcock pour le fameux ouvrage d’entretiens et l’aide sur le sol britannique pour le tournage de Fahrenheit 451. Truffaut ne parle pas anglais et ses rares efforts pour apprendre la langue sont un échec patent. Mais enfin elle est présente, elle le soutient, elle le conseille et l’oriente dans la conception et la fabrication du film. Ce ne sera pas son plus grand succès ; on le voit heureusement d’une autre façon aujourd’hui. Brûler des livres et interdire des auteurs n’est pas l’apanage des régimes totalitaires du passé.

Truffaut a récupéré de sa correspondante les lettres, toutes écrites à la main – et donc sans le fameux papier carbone propre aux textes tapés à la machine – avant de mourir. Ses archives, en cette matière comme en d’autres, lui tenaient à cœur. La postérité aussi. Nous ne pouvons pas nous en plaindre. Il aime écrire comme il aime montrer dans ses films des personnes qui s’écrivent. Il aime le geste de la main, l’encre, la plume. Dans Adèle H ou Les deux Anglaises et le Continent, la voix off dit la lettre, sa rédaction fiévreuse, frénétique.

Patrick Roegiers, François Truffaut, Helen Scott : il n'y a que la mer

Arrêtons-nous sur l’un des films les plus méconnus, voire méprisés, du réalisateur : La peau douce. Le cinéaste attentif, respectueux des acteurs, toujours mesuré, est soucieux : « Le tournage de ce film-ci est beaucoup moins agréable que celui de mes autres films, c’est pénible, dur, démoralisant. Jean Desailly, qui sera sur l’écran d’un bout à l’autre, n’aime ni le film, ni le personnage, ni le sujet, ni moi. Alors nos rapports sont hostiles et sournois ». On est fin novembre. Le 17 décembre, il est moins négatif sur Desailly : « Je le méprise comme homme mais il a bien joué le bourgeois coincé par les événements. Je l’ai montré hyper nerveux, presque au bord de la folie pour éviter : a) la fadeur b) le drame bourgeois. »

Et puis Truffaut préfère à tous égards la compagnie des femmes à celle des hommes, et il tombe amoureux de la plupart de ses interprètes, de Jeanne Moreau à Fanny Ardant, en passant par Claude Jade. Ainsi résume-t-il en 1965 « Les amours de Truffaut : 1. Rien de neuf ; 2. Rien que de l’occasion ; 3. Un peu de revenez-y ; 4. Je vais répondre à la sweet letter de Midge ». Formules qui semblent d’un autre temps si l’on n’a pas vu les grands films d’amour d’un classique du cinéma.

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