On connait l’agacement sartrien qui s’exprime dans Les mots : trop aimer les chiens, c’est les aimer contre les hommes. À l’inverse, comment comprendre la détestation des chiens qui s’exprime depuis le XVIIIe siècle à travers les campagnes régulières et massives d’extermination canine dans les villes occidentales ?
Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident, XVIIIe-XXIe siècle. Champ Vallon, coll. « La chose publique », 320 p., 25 €
Quiconque a fureté dans la documentation ancienne des villes d’Europe ou du Nouveau Monde a pu tomber sur des sources relatives aux nuisances engendrées par la prolifération des chiens comme à leurs tentatives d’éradication. Le sujet a été peu étudié et son analyse le plus souvent réduite à une question d’impératifs sanitaires. Arnaud Exbalin, spécialiste d’histoire urbaine et du Mexique colonial à l’époque moderne, considère ces tueries avec beaucoup plus d’amplitude et d’ambition, au point d’en faire l’observatoire d’un large processus de civilisation qui affecte les sociétés citadines, mais aussi le révélateur d’un processus de domination coloniale.
Le point de départ de l’enquête se trouve dans les archives de la capitale de la Nouvelle-Espagne. Là, règlements de police, correspondances entre les autorités, recensements, plaintes des habitants, contrats et documents comptables permettent d’évoquer une violence canicide menée à grande échelle du XVIIIe au début du XXe siècle. Arnaud Exbalin retient plus particulièrement deux épisodes paroxystiques situés en 1790-1792 et en 1797-1800 au cours desquels près de 35 000 chiens sont mis à mort à Mexico. S’il nous offre un ouvrage original sur la transformation des administrations urbaines au XVIIIe siècle à partir d’un observatoire colonial encore peu pratiqué pour cette période, l’auteur, armé d’une solide culture en sciences sociales, nous montre aussi toute la fécondité d’une histoire des rapports entre les animaux et les hommes, plutôt éloignée des apories d’une histoire des animaux fermée sur elle-même.
Le chien, animal domestique commun aux Européens et aux Mésoaméricains, apparaît comme un motif de la rencontre entre le Nouveau et l’Ancien Monde. Les récits de la conquête mettent en scène la trilogie du soldat en armes, du cheval et du chien de guerre héroïsé. L’assimilation des conquérants à leurs chiens impressionne les Mexicas qui n’élèvent pas les leurs, de moindre gabarit et dépourvus de pelage, pour les mêmes usages. Chiens tueurs, chasseurs d’hommes et de gibier, éclaireurs et sentinelles pour les Européens, les animaux prennent place au sein des cosmogonies amérindiennes et s’intègrent aux rituels religieux ou funéraires. Deux types de chiens tracent ainsi une frontière entre vainqueurs et vaincus, civilisés virilistes et sauvages dégénérés. La postérité hérite de deux images inversées, jusqu’au moment du retournement du stigmate, au XXe siècle, lorsque les descendants des peuples colonisés réhabilitent les espèces autochtones de canidés. L’ouvrage comprend de beaux commentaires sur les chiens de Frida Kahlo.
L’histoire coloniale des chiens est celle de leur métissage, du syncrétisme des formes de la domestication. Ceux qui deviennent au XVIIIe siècle la cible des entreprises canicides sont issus de trois siècles de croisement. Les textes normatifs, les correspondances, les mémoires et les imprimés « fabriquent l’animal nuisible » : chien lubrique et profanateur des espaces sacrés, chien qui trouble de ses aboiements la tranquillité publique et sert d’auxiliaire aux voleurs, chien méchant qui agresse le passant honnête, chien vecteur de maladies. Le XVIIIe siècle invente la catégorie du chien errant et renforce les dispositifs d’identification des animaux, sous peine d’amende ou d’élimination. Dans les règlements municipaux de Nouvelle-Espagne, le contrôle des chiens occupe la première place, avant les incendies, la répression de l’ivresse ou la police des marchés.
À Mexico comme dans les cités de l’Ancien Monde, le bon gouvernement des animaux, c’est-à-dire leur dressage, le contrôle de leurs circulations et leur parcage, l’évacuation des déchets qu’eux-mêmes ou que leur exploitation produisent, renvoient aux exigences de la civilisation urbaine. Arnaud Exbalin avance l’idée d’un « grand renfermement animal » mis en œuvre pour lutter notamment contre la prolifération des chiens et celle des cochons, pourtant utiles pour l’alimentation. Ce renfermement conjugue la violence éradicatrice et un contrôle plus strict des mobilités, avec la définition plus précise d’espaces spécialisés dans l’élevage, l’abattage et la relégation. Ce « grand renfermement », en dépit de ses imperfections pratiques, signale la transformation en cours des polices urbaines au XVIIIe siècle.
Les deux épisodes canicides mexicains de 1790-1792 et de 1797-1801 mobilisent de manière inédite un personnel spécialisé et inaugurent une logistique réglée pour l’évacuation des dépouilles. On leur dédie un financement particulier ; ils s’appuient sur un ensemble de pratiques bureaucratiques d’enregistrement et de comptage. L’originalité est certaine. Dans nombre de villes européennes ou américaines, la responsabilité du « massacre des chiens » est confiée tantôt au bourreau, tantôt aux sergents de ville, aux chiffonniers ou aux forçats. Les tue-chiens sont fréquemment recrutés parmi les franges les plus marginales du monde urbain, voire parmi des membres extérieurs à la cité. À Mexico, au contraire, la figure du tueur de chiens est associée à celle du sereno, professionnel équipé d’une hallebarde et d’un bâton ferré que paie la communauté urbaine. Veilleur de nuit et allumeur de lanternes, il incarne la mise en place à la fin du XVIIIe siècle d’un service public de l’éclairage et de la sûreté nocturne. La lutte contre les chiens procède d’une aspiration plus générale à la transparence de l’espace urbain que l’on retrouve en Europe.
Significativement, les serenos sont aussi chargés de la répression du vagabondage et du vol. La terreur qui s’abat sur les chiens a aussi des effets sur toutes celles et ceux (petits marchands, prostituées, mendiants) qui vivent dans les espaces publics et dans le voisinage des chiens sans maître. Les canicides de la fin du XVIIIe siècle sont organisés alors même que l’on constate un durcissement de l’arsenal pénal en Nouvelle-Espagne dans le dessein de mieux réprimer les atteintes aux propriétés et une foule de petits délits. À cette aune, le « nettoyage canin » présente des similitudes avec une forme « d’extermination sociale » des indésirables. Les contextes dans lesquels sont déclenchés les massacres pèsent : contextes de crise économique, sociale et démographique qui, d’une part, favorisent les abandons d’animaux et, d’autre part, incitent à renforcer les dispositifs de maintien de l’ordre. Les considérations politiques ne sont pas absentes quand il s’agit de montrer les effets heureux d’une politique d’embellissement et d’assainissement, conforme à un certain idéal architectural et social, ou de redorer, comme en 1797, le blason d’un vice-roi en butte à de nombreuses critiques. Toutes ces tentatives de mise en ordre peuvent susciter des résistances. Le désir de protection se nourrit de la persistance des pratiques qui associent les chiens aux rituels funéraires. Et la sensibilité à l’égard de la souffrance animale n’est peut-être pas l’apanage des élites du siècle des Lumières.
D’abord centré sur l’époque moderne et la ville de Mexico, Arnaud Exbalin élargit son propos dans les deux derniers chapitres du livre. Le canicide de masse n’est pas seulement un avatar de la violence coloniale. L’étude comparée des campagnes de décanisation que connaissent Madrid en 1832, Paris en 1878 et Istanbul en 1910 dessine un véritable « siècle canicide ». Partout, les chiens gyrovagues cristallisent une forte hostilité qui conduit à leur élimination dans des contextes de crise socio-politique et sanitaire. Les dispositifs mis en place, les méthodes cynégétiques et les acteurs mobilisés sont ensuite révélateurs du degré de sophistication policière atteint par les villes considérées. En ce domaine, les dynamiques modernisatrices sont faites de circulations réciproques entre l’Europe et le Nouveau Monde. Le souci d’une maîtrise renforcée de l’espace urbain constitue un préalable à l’éviction des indésirables à Mexico comme à Madrid. Les liens entre l’épuration canine à Istanbul et la réforme des institutions policières, sous la houlette modernisatrice des « Jeunes Turcs » qui s’inspirent de solutions venues d’autres pays, sont également éloquents. La répétition dans le temps des tueries signale la récurrence des problèmes posés par la présence animale en ville, la lenteur des processus de domestication et de cantonnement. Mais on constate aussi l’affirmation d’une temporalité dictée par certains événements médiatiques, comme les expositions universelles (Paris, 1878) ou les jeux Olympiques (Athènes, 2004 ; Sotchi, 2014) qui réactivent les exigences héritées de l’époque des Lumières : la ville civilisée des temps modernes puis industriels doit endiguer, si possible supprimer, le miasme et les figures de l’errance.
L’ultime chapitre aborde un sujet difficile, l’évolution des technologies de la mise à mort des chiens qui se renferme dans l’enceinte des fourrières. Après le bâton ferré, progressivement remplacé par la boulette empoisonnée ou le collet étrangleur, une nouveauté justifiée par la recherche d’un « endormissement sans souffrance » s’impose en Europe et se diffuse aux Amériques à partir du milieu du XIXe siècle. On gaze désormais les chiens dans une chambre létale avant de les porter au crématoire. Arnaud Exbalin ouvre d’inquiétantes interrogations sur les « biopolitiques contemporaines » et sur le legs de ces expériences. Dans quelle mesure la violence génocidaire ou celle de l’Aktion T4 visant à l’élimination des déficients mentaux du IIIe Reich peuvent-elles s’enraciner dans les techniques qui furent appliquées aux populations animales ? À tout le moins, la ville policée et civilisée, lisse et sécurisée, semble avoir pour revers une forme d’industrialisation de la mise à mort animale. Y aime-t-on mieux l’humanité pour autant ?