Monter dans les tours

Après ce drôle de « fakir birman » qui n’était Ni Fakir ni Birman, Bertrand Tillier trouve une nouvelle figure d’élection en la personne de Gabriel Robuchon, alias Mérovak, l’homme des cathédrales. Comme dans sa précédente enquête, l’historien montre comment se fabrique une notoriété dans la France de la Belle Époque. Sans jamais sombrer dans la biographie fétichisante, le livre prouve surtout que la vie publique d’un individu, si excentrique qu’elle soit, peut se faire la chambre d’écho privilégiée d’un air du temps. En suivant les pas de ce peintre gothique et réactionnaire, nostalgique du Moyen Âge et chantre d’une France des clochers, se dessine ainsi une histoire culturelle et politique sur fond d’affaire Dreyfus, de séparation de l’Église et de l’État et d’essor de la patrimonialisation.


Bertrand Tillier, Mérovak, l’homme des cathédrales. Du symbolisme au patrimoine (1874-1955). Champ Vallon, coll. « Dix-Neuvième », 288 p., 24 €


« Vibrer par les orgues, vivre par les cathédrales », telle deviendra la devise de Mérovak après sa révélation, adolescent, au milieu des ruines d’une abbaye dont il voit les flèches gothiques se recomposer dans le ciel. Habité par un Moyen Âge qu’il tente de ressusciter, il séjournera et se produira dans les tours de Notre-Dame, sillonnera désormais la France en contemporain de Jeanne d’Arc, projettera ses dessins de cathédrales dans les écoles et les théâtres à l’aide de sa lanterne magique et chantera, jusqu’à la fin de sa vie, les louanges d’une France éternelle et chrétienne tout en se faisant l’ardent défenseur de son patrimoine.

Mérovak, l’homme des cathédrales, de Bertrand Tillier

Sous cette légende se cache en réalité Gabriel Robuchon, né en 1874, fils d’un sculpteur et photographe connu pour ses Paysages et monuments du Poitou et les cartes postales qu’il édite et vend dans sa librairie. De Gabriel, on saura finalement peu de chose. On nous parlera un peu de son père pour défaire le mythe de l’autodidacte, on apprendra, au détour d’une note, la mort de sa femme et la naissance de son fils : le reste sera consigné dans une chronologie en fin d’ouvrage. Car ce qui intéresse Bertrand Tillier, c’est cet individu qui s’autoproclame « homme des cathédrales » et se dit né en 1399 : un personnage de papier dont la vie publique permet aussi de saisir de biais les mutations historiques, sociales et culturelles d’une époque.

Mort en 1955 « sans profession », Mérovak aura pourtant été tour à tour organiste et colporteur, projectionniste et conférencier, peintre et écrivain aussi bien qu’auteur de happenings en tout genre. Cet « homme-carrefour », comme le décrit Bertrand Tillier, présente deux facettes a priori antagonistes : celle d’un dandy fin-de-siècle, hurluberlu opportuniste du Vieux-Paris largement moqué dans la presse, et celle d’un défenseur des monuments « dont la trajectoire très droitière » sera lissée et enchâssée « dans la postérité d’un serviteur de la cause patrimoniale ». La grande réussite du livre de Bertrand Tillier est de lier ces deux visages tout en en complexifiant les traits : il s’agit de prendre au sérieux le premier et de rendre au second son épaisseur politique.

Mérovak, l’homme des cathédrales, de Bertrand Tillier

Notre-Dame de Paris (fin du XIXe siècle) © CC0/Library of Congress

En choisissant une figure mineure parmi les mineures – Mérovak étant une sorte de Sar Mérodack Joséphin Peladan de seconde zone dont il copie le style et le pseudonyme –, Bertrand Tillier observe à la loupe comment s’invente une célébrité à la fin du XIXe siècle. Empruntant aux travaux de Nathalie Heinich sur le « régime vocationnel » de l’artiste (L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005), il montre par quelles stratégies Mérovak va pouvoir se singulariser et exister dans le champ artistique de la Belle Époque. L’invention de Mérovak est pour Gabriel Robuchon une manière d’entrer en scène. Après avoir posé dans le costume du peintre de paysage, le choix d’un pseudonyme, la décision de se laisser pousser la barbe et de s’habiller en troubadour, vont être autant de stratégies pour se faire un nom, une image et les imposer dans l’espace public.

L’historien montre comment Mérovak s’approprie les lieux et scénographie ses apparitions : il élit domicile dans les clochers, s’y produit, y dessine et s’y fait photographier en costume d’époque. Surtout, il y reçoit passants et journalistes pour qu’ils se fassent l’écho de ses performances et de ses récits. À cet égard, l’article que Huysmans lui consacre contribue, malgré son ton railleur, à asseoir la notoriété de Mérovak. Le livre déplie adroitement les façons dont ce dernier parvient à capter l’aura d’artistes ou de personnalités plus célèbres que lui : en s’en réclamant ou en s’opposant à eux, en tenant à les rencontrer ou en créant à l’occasion la polémique ou le scandale, Mérovak détourne la portée de tel ou tel évènement et le charisme de telle ou telle personne au profit de sa carrière et de sa réputation.

Mérovak, l’homme des cathédrales, de Bertrand Tillier

Extrait d’un article de « Le Libéral » du 5 février 1912 © Gallica/BnF

Acteur de l’arrière-garde, Mérovak va aussi se servir des techniques de diffusion et de reproduction modernes pour donner à son œuvre une forme de « viralité » médiatique et à sa vie les allures d’un feuilleton. Ses productions, comme ses discours, s’accrochent partout où elles peuvent : par écrit ou à l’oral, sous forme de texte ou de dessin, dans des revues, des éphémères illustrés ou des cartes postales qu’il auto-édite et vend lui-même. De même mélange-t-il tous les genres, du conte populaire à l’épopée en passant par l’étude archéologique ou la tribune politique. Entrepreneur et opportuniste, il s’autoproclame « conférencier-artiste des établissements de l’État » ou « ambassadeur rétrospectif de la collégiale gothique » et voyage dans la France sur les pas de Jeanne d’Arc, en faisant feu de tout bois. Il parvient ainsi à profiter des effets conjoints de l’essor du tourisme et de la consommation, de la décentralisation et de la montée des régionalismes. En s’appuyant sur le « réveil des provinces » et des « petites patries », il participe aux principales polémiques patrimoniales tout en feignant d’ignorer les acteurs locaux pour faire croire à un combat spectaculaire et solitaire. Dans le même temps, il n’hésite pas à faire du porte-à-porte pour solliciter annonceurs, donateurs et protecteurs symboliques, ni à collaborer avec tel instituteur ou tel prêtre pour entretenir autour de ses activités l’illusion d’un réseau.

Enfin, et c’est peut-être le plus grand mérite de son enquête, Bertrand Tillier parvient à montrer que la croisade de Mérovak contre le « spectacle trivial de l’urbanisme moderne, des ravages de l’industrie et de la perte du sacré » a aussi et surtout une forte dimension politique. Sa défense du symbolisme, son culte des ruines et son combat patrimonial relèvent en fait d’une « conception épique de l’Histoire propice à une nostalgie pour les temps reculés et à une quête de la pureté des origines ». Car Mérovak fut une figure des milieux nationalistes de la fin du XIXsiècle : proche de l’Action française, il fonde sa propre ligue, promeut le culte des morts et l’enracinement chers à Barrès. La « gothicité » qu’il défend est aussi une « francité » : elle permet tout autant de rivaliser avec le gothique allemand après le traumatisme de la Première Guerre mondiale que de réaliser plus tard dans ses œuvres « les noces du catholicisme et du pétainisme ». Si Mérovak apparaît ainsi comme « un personnage des marges », il participe aussi pleinement à l’histoire et aux débats politiques de son temps : anti-dreyfusard (voir, du même auteur Les artistes et l’affaire Dreyfus. 1898-1908, Champ Vallon, 2009), opposé à la loi de 1905, contempteur de l’Allemagne après en avoir été prisonnier en 1915 puis admirateur de la Révolution nationale du régime de Vichy.

Mérovak, l’homme des cathédrales, de Bertrand Tillier

Les nouvelles cloches de Notre-Dame de Paris exposées au public dans la nef en février 2013 avant leur installation dans les tours de la cathédrale © Myrabella / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0

Sur la forme, l’ouvrage de Bertrand Tillier est dense, parfois trop, au risque de certaines redites, comme en témoignent les nombreux renvois à d’autres parties du livre. Les citations ne sont pas toujours essentielles mais les références, elles, sont toujours éclairantes. On y croise aussi bien des historiens – de la culture, de l’art ou du sensible – que des philosophes, des ethnologues ou des littéraires. À un moment donné, et de manière anecdotique, on y croise d’ailleurs Sylvain Tesson, dont Betrand Tillier nous dit qu’il partage avec Mérovak la passion des toits. À voir la façon dont le premier s’est construit une image trompeuse d’écrivain-voyageur détaché des turpitudes du présent (1) et à lire les mots que l’historien emploie pour parler du second, on se dit que la comparaison aurait mérité qu’on s’y attardât : même « culte du destin individuel », même « revendication apolitique, derrière laquelle est à peine dissimulée la défense très politique du conservatisme des valeurs ».


  1. L’itinéraire de Sylvain Tesson a récemment été retracé par François Krug dans Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, Seuil, 2023.

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