Extension du domaine de la prison

Se développant dans de nombreux pays à la suite des États-Unis, à partir du début des années 1990, la surveillance électronique, et plus généralement la géolocalisation, sont l’objet de deux ouvrages, le premier d’un philosophe français familier de la pensée de Michel Foucault, le second d’un jeune anthropologue brésilien attaché au terrain. Tous deux s’interrogent sur les usages de cette nouvelle technologie dans le champ pénal et montrent comment ces usages constituent, non une alternative au carcéral, mais une extension de la prison à l’ensemble du territoire, qui prend des formes très différentes en Europe et au Brésil.


Olivier Razac, Une société de contrôle ? Enfermements, surveillance électronique, gestion des risques et gouvernementalité algorithmique. Kimé, 392 p., 26 €

Ricardo Urquizas Campello, Short Circuit. Electronic Monitoring and the Crisis of the Brazilian Prison System. Springer Nature, 142 p., 16,99 € (e-book)


En 2000, Olivier Razac publiait aux éditions de La Fabrique un très stimulant essai sur l’histoire politique du barbelé. Il y montrait comment l’invention de ce dispositif des plus simples, ce petit croisillon de fil de fer, avait, depuis les prairies de l’Ouest américain jusqu’aux tranchées de la Première Guerre mondiale, modifié en profondeur, non seulement l’histoire de la propriété ou celle de la guerre, mais aussi notre rapport à l’espace. Depuis, de nombreux auteurs ont questionné les innovations techniques, que ce soit Grégoire Chamayou dans Théorie du drone (2013) ou Bernard E. Harcourt dans La société d’exposition (2020).

La surveillance électronique, quelles conséquences pénales ?

À Los Angeles (2009) © Jean-Luc Bertini

Avec ce nouveau livre, Olivier Razac propose d’interroger l’hypothèse de Gilles Deleuze sur l’émergence d’une société de contrôle qui serait venue se substituer aux sociétés disciplinaires. Cette nouvelle société développerait une autre forme de panoptique et, avec elle, une gouvernementalité algorithmique. Dans ce gros volume, l’auteur reprend les débats d’interprétation des théories foucaldiennes et des concepts que le philosophe développa autour du disciplinaire, pour ensuite les confronter à une série de nouveaux dispositifs technologiques. La deuxième partie s’arrête ainsi sur la mise en place de la surveillance électronique (SE). En France, le 1er mai 2022, 71 000 personnes se trouvaient en détention, tandis que 15 000 condamnés étaient sous surveillance électronique. Razac précise utilement que le bracelet électronique a deux fonctions distinctes : il se limite dans certains cas à surveiller le respect d’une assignation à résidence (c’est-à-dire à contrôler la présence du condamné en un lieu fixe) mais il offre aussi, et c’est l’usage qui tend à se développer, la possibilité de suivre le déplacement d’un individu en continu sur un territoire et de cantonner cet individu à un périmètre ou de l’exclure d’une zone particulière – c’est le thème du formidable roman de Russell Banks, Lointain souvenir de la peau (2012), à propos de condamnés pour crimes sexuels aux États-Unis.

Le philosophe démonte tout l’argumentaire de ce dispositif : sa légèreté, sa mobilité, sa plasticité, sa réactivité et sa discrétion. S’appuyant sur les travaux du géographe Franck Ollivon, la thèse de Razac est que la SE est le principal agent d’une « colonisation virtuelle » du territoire. Quittant un temps le champ pénal, il analyse précisément un exemple « civil » de cette nouvelle forme de gouvernementalité, le jeu Pokemon Go, et démontre que ce jeu fait de chaque joueur l’acteur de sa propre géolocalisation à chaque fois qu’il découvre une des figures. Ce dispositif n’a pas qu’une prise sur l’espace, il a une prise sur le temps et il impose des temporalités diverses, pour certains fragmentaires, séquençant les quotidiens, pour d’autres continues, le temps de la peine devenant quasi infini. Razac étend ensuite son analyse aux technologies de l’internet, montant en généralité et y voyant de nouvelles formes de gouvernementalité. Le philosophe conclut sur les limites de l’enquête : si elle peut produire des diagnostics, cartographier les relations de pouvoir, « ensuite, dans le grondement de la bataille, il faut faire appel à d’autres ressources ».

La surveillance électronique, quelles conséquences pénales ?

L’ouvrage Short Circuit, que l’anthropologue Ricardo Urquizas Campello vient de publier en anglais, est à n’en pas douter l’une de ces ressources. Campello inscrit sa démarche dans celle de Langdon Winner et son luddisme épistémologique, qui vise à démanteler ou à s’extraire des systèmes sociotechniques pour apprendre à les comprendre et mesurer leurs implications sociales. Pour ce faire, l’anthropologue brésilien a mené en parallèle une double enquête. La première, assez classique mais très documentée, porte sur la généalogie de la surveillance électronique. Usant lui aussi de Foucault, mais d’un point de vue plus méthodologique, il a dépouillé l’ensemble de la documentation disponible, depuis les travaux du laboratoire de psychologie comportementale de Harvard, où la SE a été testée dans les années 1960, jusqu’aux premiers usages pendant la guerre du Golfe en 1991, les débats législatifs au Brésil sur l’inscription du dispositif dans la loi, sans négliger les données statistiques ou bien encore les analyses strictement juridiques ou philosophiques.

Ce travail très précis qui vise à identifier les rationalités à l’œuvre est enrichi par une perspective historique – car, quoique récent, ce dispositif a déjà beaucoup évolué. Mais Ricardo Campello n’est pas resté en bibliothèque : il a mené trois terrains en parallèle, l’un à Sâo Paulo, l’autre à Rio et un troisième plus au nord du pays, dans l’État du Ceara. Pour observer au plus près les usages de la SE, l’anthropologue s’est engagé dans l’ONG catholique de la « Pastorale des prisons », l’une des seules associations qui interviennent dans ce champ. Revendiquant son athéisme, l’auteur a participé comme bénévole pendant ces trois années au soutien juridique et humanitaire des personnes sous main de justice (en prison ou sous surveillance électronique). Cette position aux côtés des individus condamnés est assumée et n’est pas seulement un moyen d’information, elle définit une politique de la recherche, à la manière d’Alice Goffman dans son enquête sur le rapport des jeunes afro-descendants au système pénal américain.

L’une des grandes réussites de l’étude est l’alternance de l’analyse généalogique avec l’étude ethnographique. La SE, avec Ricardo Campello, est incarnée ; son étude est basée sur des descriptions de situations mais aussi sur le discours des principaux intéressés que l’anthropologue a suivis dans leur quotidien et avec qui il a mené de longs entretiens. Le contexte brésilien est bien différent, on le sait, de celui de l’Europe : si, comme en France, le nombre de condamnés est beaucoup plus important que celui des places de détention, le dehors est un lieu où s’affrontent ou parfois s’allient des gangs criminels très structurés, les forces de police et des milices armées (qui comptent des habitants et d’anciens policiers).

La surveillance électronique, quelles conséquences pénales ?

© CC BY-SA 3.0/Jérémy-Günther-Heinz Jähnick/WikiCommons

En outre, cet objet technique n’est pas neutre. Porté à la cheville, le « bracelet » renvoie, dans cette société marquée par l’esclavage, aux entraves et au marquage du corps des esclaves. Or, les condamnés au Brésil sont majoritairement des descendants d’esclaves, ce qui redouble le stigmate. Aussi Campello montre-t-il qu’il ne s’agit pas avec la SE de désencombrer les prisons mais plutôt d’adopter une stratégie de contrôle complémentaire, amplifiant le système pénal. Ses analyses sur le terrain mettent à mal les arguments avancés pour la généralisation de la SE, à savoir qu’elle faciliterait la réinsertion sociale, permettrait des économies et renforcerait la sécurité publique. D’une part, elle ne relève pas d’une gestion communautaire mais de l’initiative privée : le marché des bracelets a été délégué à la société Spacecom Monitoramento. D’autre part, visible, le bracelet est un véritable « marquage public » ; il soumet à la fois le condamné aux regards de la police – être sous SE constitue le sujet en individu dangereux et suspect –, à l’arbitraire des milices — qui lui refusent arbitrairement l’accès à certains territoires –, et enfin aux gangs – qui se sont emparés de ce dispositif pour en faire un mode d’identification, selon que le bracelet est porté sur la jambe droite ou gauche. L’étude met en évidence que, dans certains quartiers, un individu sous SE est plus en danger que s’il se trouvait dans un établissement pénitentiaire, environnement pourtant connu pour être particulièrement violent. L’anthropologue considère que la SE actualise des stratégies biopolitiques de contrôle des corps. Il mobilise les analyses d’Achille Mbembe pour émettre l’hypothèse que cette politique pénale pourrait participer au Brésil, « dans une relation de complémentarité », avec la prison, à une nécropolitique.

Ce livre, associant une méthodologie généalogique et une enquête anthropologique, est exemplaire d’une recherche en sciences sociales exigeante, jamais en surplomb, engagée et attentive aux discours de tous les acteurs (des personnels pénitentiaires et policiers aux intéressés et aux membres de leurs familles). Il constitue un outil précieux pour celles et ceux qui sont mobilisés sur le front des politiques pénales, front qui demeure souvent dans l’ombre de l’actualité.

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