Le bel été d’Ali Smith

Ali Smith, écrivaine écossaise, met avec Été un terme au « tétraptyque » qu’elle a commencé en 2016. Au fil de quatre années, elle a ainsi publié quatre volumes, chacun « sur » une saison, dans lesquels se mêlent l’actualité politique en train de se faire et une intrigue romanesque. De son côté, son éditeur s’était engagé à une mise sous presse dès réception de chaque manuscrit et à une sortie à la saison indiquée par le titre.

Ali Smith | Été. Trad. de l’anglais (Écosse) par Laetitia Devaux. Grasset, 368 p., 25 €
Portrait d'Ali Smith par Aliin Ferrara
Ali Smith © Aliin Ferrara

Le pari a été tenu auprès des lecteurs anglais, tandis que les lecteurs français ont pu, avec un certain retard, s’engager avec Automne, Hiver, Printemps et Été dans la déconcertante excursion romanesque proposée par Ali Smith. Elle débutait dans le premier livre avec le Brexit, elle trouve ici sa fin avec le COVID et l’affaire George Floyd, et s’effectue en compagnie de personnages cocasses, pour certains récurrents.

Été utilise les mêmes types de matériaux et la même désorganisation narrative que les trois précédents volumes. Il est également animé par l’énergie langagière habituelle de Smith, laquelle propulse sa prose avec une justesse rythmique et une acuité acoustique considérables, que ce soit lorsqu’elle recrée les parlers contemporains ou les écrits du passé. Le jonglage entre allusions, citations, bons et mauvais jeux de mots, réflexions étymologiques, conversations, tweets, bribes radiodiffusées… est presque toujours réussi. Le but est de procurer une expérience du monde d’aujourd’hui assez proche de celle que nous faisons réellement, dans la confusion et le chagrin, tout en suggérant des modalités de compréhension ou de soulagement à travers des références à l’art ou à l’histoire. Mais si l’univers évoqué à de quoi inquiéter, une croyance assez optimiste en la bonté humaine y perdure. Car Ali Smith, c’est l’anti-houellebecq : plus éloignée du réalisme cynique, il n’y a pas ! Au risque parfois d’un léger excès de sentimentalisme ou de pédagogie politique.

Dans Été, côté politique, il est question de réchauffement climatique, d’immigration, du traitement des réfugiés, des camps d’internement sur l’île de Man pendant la Seconde Guerre mondiale. Côté nature : des martinets, de Greta Thunberg, de l’été. Côté scientifique, d’Albert Einstein. Côté littérature et beaux-arts : de Shakespeare (« le » Shakespeare de référence – il y en a un dans chaque volume – est ici Un conte d’hiver), de Dickens, de Rilke et de Lorenza Mazzetti, cinéaste italienne (après trois autres artistes femmes du XXe siècle dans les livres antérieurs, Barbara Hepworth, Pauline Boty, Katherine Mansfield). Côté existentiel et moral : du temps, de l’évanescence des choses, de l’oubli, de la douleur, de l’engagement, de la cruauté, des pouvoirs de l’amour, de l’art, de la « common decency ». Tout cela en peu de pages et avec pas mal d’allant. Un tour de force !

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L’entreprise de Smith, ici achevée sur ce qui est peut-être le meilleur volume de la série, continue à forcer l’admiration par son audace et sa vivacité.

Mais y a-t-il une intrigue discernable dans ce collage ? Oui, plusieurs, menées une fois encore par des héros en rupture avec le Zeitgeist. Dans la principale, un trio familial de Brighton (la mère et ses deux enfants adolescents), les Greenlaw, accompagne un jeune couple qui rend visite à Daniel Gluck, qui vit dans une maison de retraite où une jeune femme, son ex-voisine, s’occupe souvent de lui (ces quatre derniers personnages, nous les avons déjà rencontrés dans les précédents livres). Chacun est pris dans des tourments et émois particuliers, qu’il soit au début de son existence ou à la fin, comme Gluck qui a cent quatre ans et perd la tête. Chacun après la visite, ou quelque expérience faite à cette occasion, continue son existence, profondément changé ou non. Le livre reste sympathiquement opaque tout en esquissant un crescendo qui mène vers une sorte de résolution pacifiée.

Couverture d'Été d'Ali Smith

L’entreprise de Smith, ici achevée sur ce qui est peut-être le meilleur volume de la série, continue à forcer l’admiration par son audace et sa vivacité. Que pensera-t-on dans dix ans de cette tentative simultanée de saisie sur le vif et de retour vers l’histoire ? Vieillira-t-elle bien ou mal ? Difficile à dire. Mais on peut en tout cas affirmer que ce dernier volume donne envie de relire l’ensemble (en anglais, car la traduction française ne parvient pas à « rendre » la prose de Smith) et de reprendre dès le début son zigzagant cheminement saisonnier.

En attendant, baladons-nous au soleil de cet Été beau et inquiétant car « c’est ça l’été. L’été, c’est marcher sur une route… en se dirigeant à la fois vers la lumière et l’obscurité. Parce que l’été, ce n’est pas seulement un conte de fées. Il n’y a pas de conte joyeux sans ténèbres…

Le Conte d’été ?

Cette pièce n’existe pas. »

L’été : « La plus brève et la plus insaisissable des saisons, celle qu’on ne tient tellement responsable de rien… qu’on n’en conserve que des bribes, des fragments, des instants, des visions d’été soi-disant parfaits…, des étés qui n’ont jamais existé. »

L’été, « même lorsqu’on le vit, on le pleure déjà ».

Le lecteur, lui, avec ou sans larmes, applaudira l’Été d’Ali Smith.