La toile continue du souvenir

Un même désir devient présence constante, il tisse la toile continue du souvenir. Les treize poèmes du recueil de Rafael-José Díaz forment un texte d’ensemble. Bernard Banoun, son traducteur, en restitue la trame intérieure ; à la lecture, on en ressent le déroulement, comme une évidence muette autour de laquelle tout se dispose.

Rafael-José Díaz | Demeurer suspendu. Édition bilingue. Trad. de l’espagnol par Bernard Banoun. Préface de Lionel Bourg. Cheyne, 92 p., 22 €

Cette suite de treize poèmes s‘inscrit dans la mémoire du lecteur comme un vécu personnel. La poésie de Rafael-José Díaz en devient un matériau de l’être propre, avec pour centre le temps de vie tel qu’il s’établit entre ascendants et enfants. Les disparus dans les profondeurs du souvenir et du corps restituent les souvenirs des pères, de l’enfance, dans des paysages lumineux et volcaniques.

Dans le troisième récit-poème, par exemple, l’accent autobiographique donne au texte une tonalité intime qui se transmet au lecteur et devient son expérience de vie propre, alors qu’elle est celle de José-Rafael Díaz.

Couverture de Demeurer suspendu de R.-J. Díaz

L’auteur est né aux Canaries en 1971 ; il enseigne depuis 2015 la langue et la littérature espagnoles à l’IES Teobaldo Power de Santa Cruz de Tenerife ; il a publié divers recueils. Entre 1995 et 1998, il a été lecteur d’espagnol à l’université d’Iéna et entre 1998 et 2000 à l’université de Leipzig. En 2022, il a été l’un des écrivains qui ont reçu une bourse de la prestigieuse fondation Jan Michalski (Suisse) pour développer un projet d’écriture et de traduction. En 2007, une anthologie de ses poèmes avait déjà été traduite en français sous le titre Le crépitement, un volume publié avec une préface de Philippe Jaccottet.

Rafael-José Díaz se laisse aller à l’étonnement quotidien de nommer le corps illuminé du poème dans un paysage érotisé où le mot cherche un nouvel habitat, un aperçu des limites du déchiffrable. Il tente d’encercler le sens et sourit de le voir s’échapper à nouveau. Le langage, le corps, la lumière, il les met sur un pied d’égalité avec l’insaisissable. Se laisser captiver, conserver le regard sous la paupière. 

« Demeurer suspendu », c’est-à-dire se maintenir entre les impressions reçues et les sensations éprouvées. Jeunes gens, oncles ou grands-pères, ils ont tous vécu des aventures communes, ils vivent la même « suspension » au sein du souvenir et des corps. Ils ont tous fait des incursions fiévreuses dans les paysages alentour et tous sont « saisis » dans leur durée. Du nouveau-né au grand-père, tous éprouvent « l’étrange sensation d’être les pères de nous mêmes ». Les manifestations de la vie quotidienne n’échappent pas à l’influx poétique : « je dis cela à ma podologue qui ne cessait de me rappeler ma condition de plantigrade » ; rien n’est neutre.

Photographie de Jean-Luc Bertini : En Espagne (2016)
En Espagne (2006) © Jean-Luc Bertini

Cet itinéraire poétique est une légitimation personnelle ; le lecteur est concerné par les lieux, les descriptions des quartiers inconnus ou par les tombées du soir dont l’amour des garçons est une composante de base. Ces exaltations sexuelles d’amour entre garçons, les enthousiasmes, les fusions réciproques qui en résultent, se déclinent de déceptions en morts, tracent la ligne de ce récit-poème. La tonalité affective de cette magnifique suite poétique est à chaque instant traversée d’un « lent et persistant tremblement de terre » perpétué par la mort des jeunes gens accidentés, suicidés, morts par overdose. L’intensité de la transmission des sentiments est la raison de cette écriture.