Ne pas trouver le mot juste

Avec La clef des langues, Valère Novarina propose un « roman nominaire » : une grande série de noms (agrémentés de 635 portraits dessinés par le poète) pour « examiner toutes les langues de près, sans en croire un seul mot ». Pour En attendant Nadeau, Pierre Senges a étudié cette liste.

Valère Novarina | La clef des langues. P.O.L, 512 p., 34 €
Senges Novarina La Clef des langues
« Green Squares » (de la série « The Mathematical Basis of the Arts »). Peinture en haute résolution par Joseph Schillinger. Original de la Smithsonian Institution (vers 1934) (détail) © CC BY 4.0/Rawpixel.com/Flickr

Bon nombre de livres et de commentaires de livres ont été écrits d’après ce postulat : le travail de l’écrivain consiste à trouver le mot juste. On trouve assez de réussites parmi ces livres pour reconnaître la pertinence du postulat, d’ailleurs les plaisirs de l’écrit suivis de ceux de la lecture ont tout à gagner de la précision. Par malchance, un postulat admis depuis longtemps a tendance à devenir, en ramollissant, un lieu commun : on ne se soucie plus vraiment de l’examiner, il finit par induire en erreur, en profitant de notre distraction. Ainsi le principe du mot juste en vient à la longue à légitimer la tautologie (maussade identité du chat au mot chat), et le principe d’une littérature bijective (si on peut dire) : 1) elle s’occupe d’une réalité préexistante ; 2) pour chaque élément de cette réalité, il existe un mot, et un seul.

On veut bien croire au mot juste, il incite à la nuance, il pousse au travail – la liste des couillons [1] débitée par Panurge au chapitre 28 du Tiers livre nous rappelle pourtant, sur un mode scandé, qu’il existe une littérature dont le but consiste à ne pas trouver le mot juste : à le chercher sans y parvenir, en jurant, en pestant, en tâtonnant, en remuant des malles de greniers. Comme François Rabelais, collectionneur de couillons, Valère Novarina remplace, dans La clef des langues et dans bien d’autres ouvrages, la recherche d’un seul mot juste par l’art de la litanie : sur près de 500 pages, les noms et les portraits (encre de Chine, crayon rouge) d’un nombre x d’énergumènes, de Homo erectus à L’enfant liminaire en passant par L’Ontropiophage (« Vignoles, Molosse, Médard, Simon, Sens, Segmond, Mélo, Sutur », beaucoup de Mangeurs et beaucoup d’Enfants).

Dessin de Valère Novarina
La clef des langues © Valère Novarina/P.O.L

C’est un art de l’offrande, de la générosité, du gaspillage sans doute, mais en ces temps de pénurih la surabondance par écrit est un bienfait ; c’est un art de la ritournelle, la litanie ayant toujours plus ou moins tendance à s’arracher à la page pour devenir mélodique (la liste des couillons de Panurge gagnerait à être interprétée en duo) ; c’est « une prière pour tous les hommes ayant existé », comme l’annonce L’Ouvrier du Drame dans L’homme hors de lui (2018), comme il le répète dans L’animal imaginaire (2019) et le répète encore une fois dans le présent ouvrage, page 285. Il faut y voir aussi l’application sur un terrain profane du procédé de la théologie négative : une grande quantité de noms tournent autour d’une réalité innommable. Le pseudo-Denys l’Aréopagite le dit bien mieux dans Les noms divins : « Les théologiens la célèbrent [la Théarchie] à la fois comme “sans nom” et “à partir de tout nom”. […] Les experts ès choses divines célèbrent sous une foule de noms la Cause de tout, à partir de tous les êtres causés, comme bon, beau, sage, aimé, Dieu des Dieux, Seigneur des Seigneurs, Saint des Saints, Éternel, Celui qui est, Auteur des siècles, Chorège de la vie, Sagesse, Intelligence, Verbe, Connaissant ».

Denys l’Aréopagite fait son apparition dans La clef des langues, ça n’est pas un hasard, à la page 415, juste après Parménide, immédiatement avant Eugène Pelletan. On découvre à partir de cette même page une liste des définitions de Dieu, elle complète celle qui se trouvait déjà en 1995 dans La chair de l’homme – et qui s’y trouve encore. Voie négative est l’autre nom de la théologie négative, c’est aussi le titre d’un précédent livre, publié en 2017 : sa deuxième partie « développe cette idée de plus en plus ferme chez Valère Novarina que “l’esprit respire”. Et s’il respire, c’est parce qu’il renverse, parce qu’il passe par ce que l’auteur appelle le niement (quelque chose comme une négation positive, dialectique) [2] ». Page 73 de La clef des langues, Le Verbe Patient affirme, un peu bravache : « Dans toutes nos phrases, Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement » – dans les trous d’air élargis par Novarina s’engouffrent les noms, l’un à la suite de l’autre, avec une facilité déconcertante.

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Madeleine Jeay, qui s’intéresse depuis longtemps à la forme de la liste dans la littérature médiévale (premier âge d’or du plaisir de nommer), propose cette formule, valable pour Eustache Deschamps ou François Villon tout aussi bien que pour les auteurs modernes : « C’est aussi en nommant que l’auteur se fait créateur et à cet égard, l’acte littéraire le plus représentatif serait donc la liste qui se contente de juxtaposer les termes sans les gloser. » (Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale, Droz, 2006)

Dans ce cas, aucune raison de se priver : deux millénaires après les généalogies de l’Ancien Testament (« Attaï engendra Nathan, Nathan engendra Zabad, Zabad engendra Ephlal ») et un millénaire et demi après celle de Matthieu l’évangéliste (« Jéchonias engendra Salathiel, qui engendra Zorobabel »), François Rabelais fait verser à son tour les ancêtres de Pantagruel du même inépuisable goulot : « Fracassus, Bolivorax, Longys, Gayoffe, Maschefain, Bruslefer, Engolevent, Galehault[3], Mirelangault, Galaffre, Falourdin. » Un peu avant lui, Jean Molinet établit la liste des membres de l’ordre imaginaire « de belistrie », sans en manquer un (« Foireux, roigneux, ripeux, morveux, fruleux, poulleux et mousquilleux »), et avant Molinet, vers 1380, Geoffrey Chaucer déroule son Parlement of foules et tous ses noms d’oiseaux (« The crane, geant with his trompes soun / The theef, the chough and eek the jangling pie / The scorning jay ; the eeles fo, heroun »).

Portrait de Valère Novarina de John Foley
Valère Novarina © John Foley/P.O.L


Longtemps après le Parlement, dans son Ryder de 1928, Djuna Barnes compose ses litanies en adoptant encore une fois la forme de la généalogie (« fille d’Ève, fille de Titine-Tourne-Broche, fille de Lili-Porte-Manche, fille d’Alice-Fais-Vite, fille de Sally-Forte-Poigne »), ou celle du chapelet d’injures (« Flageolet-Des-Marmites, Te-Bouscule-Pas-Le-Braquemard, Pépère-La-P’tite-Caisse, Monsieur-De-Mal-En-Pis », selon la traduction de Jean-Pierre Richard). Un demi-siècle plus tard, en 1979, Gilbert Sorrentino étale sur trois pages de l’édition Cent Pages, imprimées en corps minuscule, la liste des ouvrages présents dans la bibliothèque fictive d’une maison fictive, logée dans un roman imaginaire, lui-même enchâssé dans le roman Mulligan Stew (« Pas le feu de Vladimir Papilion, Ma langue est de chair de Michael McLoud, Sous mon tablier de Annette Ancilla, Le Haricot parle de Essex I. Daheau »). À peu près au même moment, en 1974, Réjean Ducharme pioche dans un répertoire infini une quarantaine de noms et de prénoms puis les offre sous forme de chanson, Manche de pelle [4], à Robert Charlebois (« Abraham Groulx / Fernand Montdor / Henri Poupart / Pierrette Sicard / Encore, encore ») – la formule « encore, encore » accompagnant, comme une didascalie, la plupart de ces litanies.

On pourrait également évoquer les listes de noms dans les carnets de Henry James et ceux de Francis Scott Fitzgerald (respectivement « Mackle, Spavin, Alabaster, Pollard, Bing, Bing-bing » et « Olsie, Hassie, Coba, Bleba, Onza, Retha »), mais ces listes-là étaient des notes de travail, elles sont arrivées à la suite de glissements entre les mains des lecteurs.

Dans La clef des langues, les noms-individus n’apparaissent pas spontanément sur un Polaroïd, la plupart du temps ils « entrent » ; sur l’élan de cette entrée, la nomination prend la forme d’une procession et l’ensemble de La clef des langues prend la forme d’une abondante pièce de théâtre à mille personnages. L’Avaleur de Tout et Le Manqueur Vorace, Le Monomangeur sans Arrêt entrent, comme « entrent » L’Homme de Gari et Jean Pipoléon dans Le drame de la vie publié en 1984 – comme entraient déjà Le Premier venu, Pantaléon, Quelqu’un, Celui-ci ou Maître Pierre du Four-l’Évêque dans Le Moyen de Parvenir (1616) de François Béroalde de Verville, afin de prendre place dans un festin universel, ou comme entraient plus de onze cents personnages dans Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus, ou comme entraient Paddy Leonard, un Gnome, le Gramophone et la Fin du Monde dans le bordel lui aussi universel d’Ulysse, au chapitre XV. La comparaison a ses limites : Pantaléon ou Paddy Leonard, une fois entrés, font ce qu’ils ont à faire, ils s’égosillent, servent le café ou tuent un roi ; les personnages-noms de Valère Novarina se bornent la plupart du temps à apparaître sous leur défroque de nom, à la fois contenants et contenus, ils se réservent, emprisonnant une incommensurable quantité d’actes potentiels et une biographie longue comme le bras. Le lecteur n’aura ni les uns ni l’autre : servir le café ou tuer un roi est moins important pour l’auteur que le nom de Serveur de café et celui de Tueur de roi, façon de réaffirmer la primauté de la langue sur ce qu’elle est censée décrire ou raconter ; au grand bal de Novarina, le seul à s’amuser vraiment, c’est l’aboyeur.

Dessin de Valère Novarina
La clef des langues © Valère Novarina/P.O.L

Page 285 de La clef des langues, L’Écrituriste prend le commentateur à contre-pied en déployant une liste d’actions sur près de trente pages (« Mouleau louche ; la Canette maugrée »), mais il s’agit de verbes autonomes ; ailleurs, de longs monologues, de brèves sentences (« Luther écrit que rien n’est plus proche de la théologie que la musique »), ou des dialogues servent de contrepoints à ce bottin universel. Le livre, grand pourvoyeur de mots, est aussi un recueil de dessins : 635 portraits à l’encre et crayon en occupent les trois cinquièmes, ils ont été croqués en trois jours, avec 1 951 autres, il y a quarante ans ; certains d’entre eux évoquent les œuvres, elles aussi dynamiques, de Francizska Themerson. La clef… reprend dès l’ouverture trois pages du Drame de la vie, publié en 1984, et, à partir de la page 374, douze pages de La chair de l’homme, presque mot pour mot – c’est dire si l’auteur aime puiser dans son propre répertoire et si la redite ne l’incommode pas.

Selon Madeleine Jeay, « l’accumulation verbale a pour effet de maintenir le lecteur à la surface même du texte. Il n’y a rien à chercher ni à trouver en profondeur ». Malgré tout, Novarina semble désirer accéder à une certaine connaissance, connaître signifiant chez lui s’éparpiller dans la diversité, là où d’autres chercheraient un propre de l’homme unique et partagé par tous (« vous êtes plusieurs », affirme l’impératif CXXVII du Théâtre des paroles). Dans Description de l’homme, Hans Blumenberg recueillait sur trois pages de nombreuses définitions de l’homme (l’animal qui triche, celui qui sait dire non) ; il notait après sa longue liste : « On devrait toujours faire pour soi-même la tentative de découvrir ce que l’on regrette, ce qui manque. » Si La clef des langues, livre d’une grande contenance et rempli jusqu’au bord, recèle un manque, il sera comblé, on peut en être sûr, dans un prochain volume – etc.


[1] Pour mémoire : “Couillon mignon, couillon moignon, couillon de renom, couillon pâté, couillon naté, couillon plombé […], couillon culbutant.” Soit 167 couillons, sauf erreur : cela semble beaucoup, c’est en fait très en-dessous de la réalité.

[2] Présentation de l’éditeur.

[3] L’inventeur des flacons.

[4] D’après la formule : Comment tu t’appelles ? Manche de pelle.