Le plaisir de lire un roman venu d’une autre langue peut être celui de mieux comprendre dans sa différence un pays étranger, lointain ou proche. Avec Grøndahl, c’est au contraire celui de la familiarité qui élargit les horizons. Ce romancier est européen, peut-être plus facilement qu’un Français, justement parce qu’il est danois et donc moins victime du complexe de supériorité du pays qui domina l’Europe et est maintenant bien loin de ce qu’il croit sa légende.
Européen, Grøndahl l’est par ses références explicites ou allusives, et aussi parce que ses personnages vivent tout naturellement à l’échelle européenne, par leurs déplacements, certes, entre Rome, Berlin, Paris – ou même Copenhague et de toutes petites villes danoises, voire la campagne ou les plages du nord. Mais aussi parce que nous, Européens, pouvons nous reconnaître en eux. Si différentes que puissent être nos histoires personnelles, nous retrouvons chez eux nos propres modes de pensée, ceux d’une culture que nous avons en partage, bien au-delà de l’Hexagone.
Le nouveau livre de Grøndahl est présenté non comme un roman ou un récit mais comme des « romans et récits ». Il y en a une demi-douzaine, entre lesquels le partage ne va pas de soi. Va-t-on comparer les épaisseurs et réserver l’appellation « roman » à ceux qui excèdent les quatre-vingts pages ? Dire « récits » quand il n’y en a que cinquante ? Et pourquoi pas « nouvelles » ? On aimerait savoir assez de danois pour y voir plus clair ; ce n’est pas le traducteur qui nous y aidera car il est manifestement assez peu fiable. Ce sous-titre intrigue et l’on cherche à en deviner l’explication : pourquoi ce pluriel ou pourquoi avoir rassemblé ces divers récits (contentons-nous de ce terme générique) sous un titre commun emprunté à l’un d’entre eux, le premier de la série ?
On discerne une explication, qui rend compte à la fois de la diversité et de l’unité : chacun de ces héros est en quête de quelque chose, des quêtes de nature très diverse. Or ce ne sont justement pas des héros, ni au sens héroïque, ni parce qu’ils seraient forcément au centre de l’histoire racontée.
Dans le plus long récit, le narrateur, Danois époux d’une Romaine, est en quête de son fils disparu, ou plutôt introuvable, alors que ses nombreux appels téléphoniques incitent à penser qu’il n’est pas très loin, à quelques centaines de mètres tout au plus. C’est un lycéen et nous comprenons assez vite que lui-même est en quête de quelque chose. Le père voudrait retrouver son fils pour le ramener à la raison et à la maison – la mère aussi, mais elle est seulement sur le mode affolé. Elle veut que son fils rentre, c’est tout. Le père le veut aussi mais il tient encore plus à comprendre l’action de son fils puisque, manifestement, action il y a. D’ailleurs, il y parviendra et finira par reprendre à son compte ses discours, ce qui lui coûtera très cher : sa carrière et son couple. D’une certaine manière, c’est la quête du fils qui est l’objet du récit, mais elle reste en quelque sorte à l’arrière-plan, perçue à travers l’angoisse de la mère et la volonté du père-narrateur de comprendre.
Un autre exemple de cette construction retorse est le récit Je suis la mer. Son lecteur commence par se croire dans un roman policier, avec un enquêteur et un disparu. Il s’étonne tout de même d’une bizarrerie dont il ne sait pas si elle est l’œuvre de l’auteur ou du traducteur : le tutoiement généralisé. Il est possible qu’en danois il soit normal de désigner un commissaire de police par son seul prénom et qu’il tutoie ceux sur qui il enquête, les proches du disparu, dont l’épouse, étonnamment peu affligée pour une veuve. Mais le lecteur francophone voit là l’indice d’une proximité particulière qui pourrait bien être la clé de l’affaire. Mettons que l’auteur a voulu troubler son lecteur en l’aiguillant ainsi sur une fausse piste. Le plus intéressant est ailleurs : dans le fait que cette enquête qui paraît porter sur les motivations du disparu – s’est-il suicidé parce qu’il a appris qu’il avait un cancer ? – porte en fait sur la troublante attitude de sa femme : c’est elle, en réalité, qui a cherché quelque chose, qui n’était pas tuer son mari même si elle y a gagné une coquette somme d’argent.
Autre quête, celle d’une femme en qui nous décelons peu à peu une magistrate qui veut s’en prendre au beau-père de sa fille, lequel serait un délinquant en col blanc. L’enquête que suit le lecteur pourrait être celle de cette juge ; en fait c’est à sa personnalité à elle qu’il s’intéresse, à son esprit qui paraît plus encore étriqué que rigoriste, avant que l’on ne mesure la haine qu’elle voue à sa fille, dont elle juge insupportable la réussite sociale, à moins que, confusément sans doute, elle ne lui ait pas pardonné la mort de son mari. Non qu’elle en ait été coupable en quelque façon, mais parce que le couple se suffisait à lui-même, sans cet enfant. Rien de tel n’est dit aussi clairement et la quête de cette femme reste d’autant plus difficile à comprendre qu’elle en parle abondamment, mais pour dire qu’elle ne veut pas dire.
La quête d’Édith Wengler est plus vague et pourtant insistante. La vie paraît avoir souri à cette comédienne célèbre qui a rencontré plusieurs fois l’amour et ne paraît pas avoir souffert outre mesure de ruptures qui furent de son fait. Une espèce de mélancolie la poursuit, qui lui fait quitter ce qu’elle a et qui lui a souri. Cette fêlure est peut-être ce qui a fait d’elle l’illustre comédienne que le narrateur est fier de rencontrer – à sa demande à elle, qui sent la mort approcher.
D’un tout autre ordre est la quête d’une jeune pasteure. Elle raconte sa difficulté à trouver les mots qui conviennent pour une femme de son âge dont le mari, militaire de carrière, vient d’être tué en Irak. Nous pourrions croire que sa quête est celle de l’amour d’un homme, si elle ne le trouvait pas sans l’avoir cherché. Là n’est pas le nœud mais dans la maladie de cet homme, qui doit être opéré du cervelet et, naturellement, redoute ce moment. Elle est pasteure, il est incroyant et s’irrite qu’elle prie pour sa guérison. Elle le fait néanmoins et sa prière est récompensée même si la conséquence en est qu’il la quitte une fois guéri. Une deuxième prière, très différente, montre son efficacité, celle-ci pour aider la jeune veuve à retrouver le chemin du bonheur.
Que l’ensemble du recueil s’achève sur la belle histoire de cette jeune pasteure doit-il nous laisser penser que l’ensemble du livre serait chrétien ? On peut effectivement voir dans ce dernier récit la clé de toutes ces quêtes. On peut aussi considérer les choses dans l’autre sens et ne lire l’histoire de la jeune pasteure que comme une quête parmi d’autres, avec le sens qu’elle prend pour une femme d’Église, une quête qu’éclairent les autres au moins autant qu’elle les éclaire.