Le Questionnaire de Bolaño : Jakuta Alikavazovic

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain à l’aide du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, avec la collaboration de Christian Galdón Gasco et Amanda Murphy. Dans ce troisième épisode, Jakuta Alikavazovic dévoile ce qu’elle aurait dit à Marguerite Duras et au général de Gaulle, reconnaît qu’elle a volé des livres et rappelle qu’il ne faut pas négliger de parler d’argent avec ses éditeurs.

Portrait de Jakuta Alikavazovic par Jean-Luc Bertini
Jakuta Alikavazovic (2017) © Jean-Luc Bertini

Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

« Dépérissant », parce qu’on vient de voir, mon fils et moi, sur une souche, une affichette expliquant que l’arbre avait été coupé parce qu’il était « mort, malade, ou dépérissant », et moi, j’ai dû expliquer « dépérissant », et depuis je pense « dépérissant, dépérissant, malade, mort, dépérissant ». Mais sur l’air de Douce nuit.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

Ça dépend. Par exemple, est-ce qu’on estime que le roman est mort ou pas ? 

Qu’est-ce que la littérature française ?

C’est comme une cathédrale. Vu de l’extérieur, c’est un monument. Vu de l’intérieur, c’est une grotte. Peut-être une origine, peut-être un abri, mais peut-être aussi un endroit d’où il peut être intéressant de s’éloigner. Pour aller voir le monde, notamment. Ce qui s’écrit dans le monde.

Marcel Proust, Claude Simon ou Annie Ernaux ?

Il faut choisir ? Bon. Celui qui a modifié le plus durablement quelque chose dans ma perception, c’est Proust.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

Ça a l’air bien. C’est quoi ? La « littérature-monde », je vois à peu près, mais la « littérature mondiale » ?  

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Emily Dickinson. En hésitant un petit peu.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Rihanna, sans hésiter.

Quel est le meilleur roman de Victor Hugo ?

Le meilleur, je ne sais pas ; mon préféré, c’est L’homme qui rit.

Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras ?

J’imite très bien votre voix dans ma tête.  

Et au général de Gaulle ?

J’imite très mal votre voix dans ma tête.

Charles de Gaulle lors d’un discours à Andorre, le 24 octobre 1967
Un ancien président dont Jakuta Alikavazovic imite très mal la voix (ici lors d’un discours à Andorre, le 24 octobre 1967) © CC BY-SA 4.0/André Cros-Archives municipales de Toulouse/WikiCommons


Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques hostiles ?

Jamais !

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? le froid jusque dans la moelle des os ? la chaleur qui coupe le souffle ?

J’ai eu la chance de ne jamais connaître qu’une faim modérée. Si on parle de l’estomac. J’ai déjà eu une faim de loup, mais au sens figuré ; quand j’étais plus jeune, je voulais manger le monde. J’ai eu très, très froid à Sofia, un hiver. J’ai eu très, très chaud en Inde, une chaleur humide, suffocante, l’impression qu’une jungle allait pousser à l’intérieur de moi et prendre toute la place, à commencer par celle de l’appareil respiratoire.

Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?

Non, je n’ai volé que des livres que j’aimais. Que j’aimais tellement que je ne supportais pas l’idée de ne pas les avoir à moi. Je pense que je ne supportais pas non plus l’idée que quelqu’un d’autre les lise. Je suis devenue généreuse tard, pour ce qui est de partager mes amours littéraires. Pourtant je cherchais des comparses. Je me souviens avoir laissé un message dans un livre que j’aimais particulièrement, à la bibliothèque. Je devais avoir une dizaine d’années. Je voulais savoir qui d’autre aimait ce livre. La réponse était : personne. Personne ne m’a jamais répondu. D’ailleurs, personne n’empruntait jamais ce livre. Que j’ai fini par voler, d’ailleurs.

Certains de mes livres à moi sont volés plus régulièrement que d’autres. Comme un ciel en nous, qui parle de vol d’art ; qui, plus précisément, raconte une enfance aux côtés d’un père qui régulièrement demandait : Et toi, comment tu t’y prendrais pour voler la Joconde ? – celui-là est le plus volé. En librairie, en médiathèque. Mohamed Mbougar Sarr a raconté avoir volé L’avancée de la nuit dans une bibliothèque. Ça ressemble à la voleuse que j’étais et ça ressemble à mon rapport à la littérature. Donc j’ai pris ça comme un compliment. L’un des plus grands qu’un écrivain puisse faire à un autre.  

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Oui. Je voulais voir un mirage. Je n’en ai pas vu.

Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?

Oui.

Portrait de Telly Savalas interprète de l'inspecteur Kojak
Il n’y a peut-être aucun rapport entre Telly Savalas, alias l’inspecteur Kojak, et le « KOJAK » gravé sur un muret de pierre derrière le musée du Jeu de Paume © CC0/WikiCommons


Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ?

J’ai déjà écrit sur des murs, mais je n’ai rien gravé. En revanche, sur un muret de pierre, à Paris, derrière le musée du Jeu de Paume, quelqu’un a gravé KOJAK. En grandes lettres, assez profondes. Pourquoi ? Comment ? Au prix de quel effort ? En une fois, ou plusieurs ? J’ai l’impression qu’il faudrait des jours et des jours pour graver des lettres aussi profondément. KOJAK, pour moi, c’est un héros de série télé : un inspecteur chauve, incarné par Telly (son vrai prénom est Aristotelis) Savalas. Est-ce lui, le KOJAK dont il est question ? Si oui, comment un personnage d’inspecteur chauve peut-il marquer au point qu’on aille graver son nom, en se donnant tant de mal, dans la pierre ? Si j’avais la réponse, il me semble que je comprendrais enfin quelque chose à la fiction. Au pouvoir de la fiction.

De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?

Beaucoup de choses. Certaines doivent être inventées. Ont-elles été inventées par moi ou par quelqu’un d’autre, c’est une question que je me pose parfois.

Collectionnez-vous les boules à neige ?

Non.

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À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?

Aux pionniers de l’alpinisme, de l’aviation, aux grands explorateurs. De préférence ceux qui survivent.

Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?

J’ai souffert comme tout le monde. Ce qu’il y a, c’est que je ne suis pas très douée pour ça. Pour la souffrance, je veux dire. Comme j’ai beaucoup d’amour-propre, j’évite ce que je fais mal. Donc j’évite de souffrir. Par ailleurs, en ce moment, la passion m’indiffère. Notez, je n’étais pas non plus douée pour l’indifférence. Du coup, je me rends compte que je suis passionnément indifférente. Ça n’est pas inintéressant.

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)

Disons que je m’y intéresse dans la mesure où il m’intéresse de payer le loyer.

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?

A une époque, je ne pensais pas du tout à mes lecteurs. Ça tombait bien, je n’en avais pas. Maintenant, je pense très souvent à eux. Surtout depuis qu’ils m’écrivent pour me dire ce que d’après eux il faudrait voler, où, quand, et comment. Oui, je pense très souvent à eux. Mais jamais quand j’écris.

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervée ?

Beaucoup de choses me touchent. Je ne le dis pas, ce sont des secrets entre les lecteurs et moi. Des histoires de vie. Ou alors des gens qui sont émus par une image, par un adjectif, par une tournure de phrase. Je ne vais pas le dire pour autant. Ça peut être très intime, une tournure de phrase.

Ce qui m’énerve, ce sont ces gens qui viennent vous voir pour vous dire qu’ils n’ont « pas accroché ». Ça m’est arrivé une ou deux fois. Je respecte évidemment leur (non-) lecture. C’est l’expression qui me gêne. On dirait qu’ils s’identifient de leur plein gré à des poissons, et qu’ils regrettent de ne pas avoir mordu à l’hameçon, au point de venir le reprocher au pêcheur. Quelle drôle d’idée. 

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?

Les conversations que j’ai plus d’une fois. Ah, et les formulaires à remplir. Tous ces formulaires. Toutes ces fois où on vous demande votre date de naissance. Pour prendre le train, il faut donner sa date de naissance. Quel ennui. Et je ne parle même pas du fait de devoir donner son nom. Ça aussi, c’est d’un ennui. Ce qui est moins ennuyeux, c’est de mentir. Mentir, c’est très divertissant. Mais les ennuis judiciaires sont-ils préférables à l’ennui tout court ? Pas sûr. 

Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?

D’abord à la main.

Karen Blixen à l'aéroport Kastrup de Copenhague en 1957
Karen Blixen à l’aéroport Kastrup de Copenhague en 1957 © SAS Scandinavian Airlines/Wikimedia Commons

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

J’aimerais bien manger des huîtres avec Karen Blixen au moins une fois.

Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?

Oui.

Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?

Le sentiment d’impuissance.

N’enlèveriez-vous pas quelques pages à La recherche du temps perdu ?

Ça dépend, pour quoi faire ? Si c’est pour confectionner un ersatz de gilet pare-balle à quelqu’un, je peux aller jusqu’à un tome. Deux, même.

De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?

Un jour, on m’a envoyé une carte postale qui disait « c’est en écrivant qu’on devient écrevisse », j’y pense assez souvent. Sinon, un jour, un écrivain plus âgé que j’admire m’a dit qu’il fallait s’obliger à parler d’argent. Avec les éditeurs, notamment. C’est toujours gênant. Lui, il avait une formule, il disait : « Il me faudra une mallette ». Une mallette de billets, c’est ça qu’il voulait dire. Ça m’est resté. L’unité-mallette. La devise-mallette. Tout de suite, ça rend la conversation plus supportable. Alors, pour me donner du courage, parfois je lui emprunte sa mallette — façon de parler, bien sûr.

Quel écrivain francophone admirez-vous le plus profondément ? Et non francophone ?

J’ai une admiration profonde pour l’œuvre de Marcel Proust. Je regrette déjà d’avoir sauvé la vie d’une personne imaginaire à ses dépens, plus haut dans ce questionnaire. Tout ça pour un bon mot ! Qu’il me pardonne.   

Non francophone ?

J’ai beaucoup, beaucoup d’admiration pour Don DeLillo. Pour Henry James. Pour Dubravka Ugrešić.

Humus
Humus Dew © CC BY 2.0/Todd Ehlers/Flickr

Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)

Ce serait bien, quand même. Mais je m’interroge sur la parenthèse qui suit votre question : est-ce qu’il faut comprendre « pourquoi peut-on sauver le monde ? » ou « pourquoi sauver le monde ? ». Je m’interroge aussi sur le fait que moi, j’ai spontanément pensé que cela signifiait « pourquoi sauver le monde ? ». Je me suis dit : « mais quel esprit malade a conçu cette question ? », avant de me faire la réflexion que c’était peut-être le mien.

Avez-vous confiance ? en quoi, en qui ?

J’ai raisonnablement confiance en ce précepte qui dit qu’à force d’écrire quelque chose finit par venir.

Qu’évoque pour vous le mot « posthume » (posthumus) ?

Ça m’évoque l’humus, cette couche de végétaux en décomposition qui est un excellent engrais. Post-humus, que se passe-t-il ? Est-ce qu’il y a quelque chose après l’humus ? Après « malade, mort, dépérissant » et toute cette pourriture ? Tiens, oui, là, une petite pousse.  

Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?

En ce moment ? Plongeuse sous-marine.

Propos recueillis par Emmanuel Bouju