Entretien avec Maurice Mourier

Maurice Mourier vient de publier La femme bue par l’aube, deuxième tome d’une trilogie commencée avec Dans la maison qui recule en 2015. Il nous explique le projet de ce livre touffu, à la fois comique et angoissé, et partage sa conception du savoir et de la culture, son rapport aux textes, à la nature, aux esprits, à la nécessité de l’imagination. Une manière de parler d’un monde qui ne va pas bien et du désir d’essayer d’être un peu heureux.

Maurice Mourier | La femme bue par l’aube. PhB éditions, 685 p., 25 €

La femme bue par l’aube est une somme rassemblant les différentes veines de l’œuvre protéiforme de Maurice Mourier, commencée chez Gallimard en 1972 avec un roman à la lisière de l’autobiographique et du fantastique (Le Miroir mité), puis poursuivie dans la collection « Présence du futur » chez Denoël (Parcs de mémoire, 1985) ainsi que chez d’autres éditeurs, explorant la nouvelle, le roman, la poésie, le conte parallèlement à un intense travail de passeur de littérature et de cinéma comme critique (Esprit, Diasporiques, et bien sûr La Quinzaine littéraire puis En attendant Nadeau). L’imaginaire est son univers, mais la création de mondes inventés et autonomes s’accompagne toujours chez lui d’une exploration de l’imaginaire de la langue dont il maîtrise les ressources et les registres comme personne. On a le sentiment en le lisant de voir se lever les français de tous les temps, de toutes les classes sociales, de tous les dictionnaires. Le fantastique vient aussi de là, et il se teinte très souvent de burlesque.

Nous sommes sur Backwards Island, où se sont réfugiés quelques êtres venus d’un peu partout et fuyant une catastrophe imminente. Depuis, on ne sait si la catastrophe a eu lieu et si cette terre perdue au milieu des eaux est le dernier témoignage humain ayant survécu à la destruction. La narration n’éclaire pas sur ce point et cela participe de l’étrange atmosphère du livre, deuxième volet d’une trilogie commencée avec Dans la maison qui recule (éditions de l’Ogre, 2015).

Portrait de Maurice Mourier par Tristan Felix
Maurice Mourier © Tristan Felix

Maurice Mourier, La femme bue par l’aube est-elle une utopie ou une dystopie ?

Je crois que c’est une utopie qui est faite sur une dystopie. Le monde va à sa perte d’une manière inéluctable, c’est un fait. Mais sur cette dystopie se greffe une utopie car un petit nombre de personnes – celui qui forme la petite population de mon livre – est parvenu à se mettre un peu à l’écart du marasme général. C’est à dessein que je ne précise pas quelle catastrophe a eu lieu ou va avoir lieu, car je ne veux pas faire de prospective sur notre monde. J’aime beaucoup l’indétermination. L’imagination doit aller au plus loin de ce qu’elle peut faire et une imagination débridée, fantastique et fantasmatique, peut se permettre d’aller dans tous les sens et ne pas donner de ligne directrice.

Une particularité de votre livre tient à l’onomastique. Les personnages s’appellent Faux-Derche, Chrysomère, Rabbi Dosh, Charchaluchat… Et puis il y a Évelyne, le seul personnage ayant un nom ordinaire.

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J’aime beaucoup l’indétermination. L’imagination doit aller au plus loin de ce qu’elle peut faire […].

Pourquoi ce nom à côté des autres noms ?  Évelyne est le personnage le plus important du livre et il faut que les lectrices et les lecteurs s’identifient à elle. Ce personnage d’une totale positivité ne peut pas faire l’objet d’une déformation de type drolatique comme les autres. Elle doit pouvoir représenter toutes les femmes (et c’est pourquoi il y a de l’Ève en elle). Elle est selon moi le principe féminin du monde, qui est le plus important. (C’est la raison pour laquelle on le retrouve dans mes autres livres. J’ai beaucoup de mal à créer des personnages féminins négatifs). Les hommes, dans l’ensemble, sont plus ridicules, hypostases de ce principe dans d’autres de mes livres. Beaucoup de figures féminines de ma vie sont à l’arrière-plan de ce personnage. Elle est marginale par rapport à l’univers du roman car elle est capable de s’élever au-delà de la vie ordinaire, alors que les autres personnages sont intégrés dans une vie qui, quoiqu’assez baroque, est plutôt ordinaire.

Pourquoi situer cette île de la survie en Écosse ?

J’ai un rapport difficile à l’Écosse. C’est un pays que j’admire, en particulier à travers Stevenson qui a toujours été un de mes auteurs de chevet. Mais c’est aussi un pays au climat effroyable, où le ciel est toujours gris. L’Écosse n’est pas forcément un pays dont je rêve, mais il représente pour moi, en Europe, l’endroit même où l’on pourrait venir mourir, où l’on pourrait trouver la mort acceptable. C’est un bout du monde fantastique, avec plein d’histoires complètement folles. De là, on voit, ou plutôt on ne voit pas, les Hébrides, le Groenland, l’Amérique : il y a quelque chose dans cette région qui est comme détaché du reste. C’est une dérive, un refuge qui est en même temps une prison.

Les Orcades en Ecosse
Les Orcades, Birsay © CC BY 2.0/unukorno/Flickr

Comment s’est formée cette communauté qui se retrouve sur Backwards Island ?

Cette communauté n’emprunte pas à tous les lieux et tous les temps, mais à tous les lieux et à tous les temps où je me suis trouvé. Par exemple, les deux Japonais correspondent à toute une partie de mon expérience. Ils sont comiques mais ils représentent aussi tout ce que j’admire et que j’aime dans le Japon. Charchaluchat, lui, est très français, auvergnat, limousin comme mon père, mais aussi limousin comme Rabelais, chercheur farfelu qui désespère de retrouver son chat comme la mère Michel. C’est le personnage folklorique français par excellence. Un autre personnage essentiel est Rabbi Dosh. Il représente à la fois la mélancolie et l’intelligence que je reconnais à la culture juive. Sa culture le sauve de tout. Cette communauté n’est pas très nombreuse mais on ne sait pas exactement combien ils sont. Il y a des fantômes, des personnages dont on ne sait pas s’ils existent vraiment ou non. Le saint, qui arrive comme une espèce de zombie, est-ce qu’il existe vraiment ou est-il lié à l’imaginaire des îliens ? Je ne sais pas.  

La femme bue par l’aube est un livre touffu, parfois difficile…

M.M. : Il suffit de se laisser aller. Mon livre brasse beaucoup de culture, mais moins de la culture lettrée qu’une certaine forme de culture autodidacte. J’ai beaucoup vécu avec des gens qui n’avaient pas une culture au sens habituel du terme mais qui peuvent entrer très facilement dans le type d’imaginaire qui est le mien. Il n’est absolument pas nécessaire de saisir toutes les références. Les auteurs qui m’ont marqué et qui peuplent ma langue sont très anciens : Villon, Rabelais. Ils sont pour moi d’une limpidité totale, j’y entre comme si c’était la langue d’aujourd’hui. J’invite à se laisser aller à l’invention du livre, à sa drôlerie, à sa mélancolie.

J’ai toujours pensé que l’écrivain devait travailler à tous les niveaux du langage, dans toutes ses strates historiques et avec des ouvertures multiples sur des langues et des cultures différentes. Je ne crois pas à un classicisme de la langue. Je crois à un baroquisme, au macaronisme de la langue, qui me semble fondamental pour qu’elle vive en échappant à la platitude, au déjà connu. De ce point de vue, un de mes auteurs favoris reste Joyce, en particulier pour Finnegans Wake. Je crois à cette utopie d’une langue qui serait la langue de tous et la langue de tous les temps et j’essaie de lui être fidèle. C’est aussi la langue de la fin car tous ces personnages sont destinés à disparaître.

C’est donc un livre assez désespéré…

Oui et non. C’est un livre sur l’amitié et sur l’amour, sur ce qui fait vraiment le lien entre les gens, ce qui est très positif. Mais comme ils vont emporter cela avec eux, à la fin, il n’y a plus rien. C’est la lecture triste du livre, que je ne crois pas entièrement vraie, car le livre est tellement chargé de personnages positifs que ça devrait être aussi un livre fait pour faire du bien aux lecteurs. Dans le marasme dans lequel nous vivons aujourd’hui (un des sujets du livre est celui-là), il y a quand même une positivité considérable qui est liée au rapport entre les êtres, placés dans des conditions idéales pour être heureux (ils ont une île !). Ma communauté reste une communauté de bonheur, même si elle s’effiloche et qu’elle va disparaître. « Mieux vaut de ris que de larmes écrire », comme disait Rabelais.

Cette positivité s’exprimer dans l’énergie à toujours penser la suite du monde. C’est la place accordée à l’éducation dans le livre. On ne peut pas laisser tomber le monde. On doit créer la suite du monde. Ce sont les enfants. Il faut donc les éduquer. Ils savent qu’ils vont devoir se laisser tomber eux-mêmes, mais en attendant, ils vivent leurs derniers jours, mais en faisant comme si tout pouvait encore continuer.

Page 194, vous écrivez : « Jacasser, c’est l’homme même. » L’homme ne vit-il que pour parler ?

M.M. : Les hommes vivent pour parler et parlent pour vivre. Dans les pires situations, parler reste aussi ce qui sauve. Une partie importante de l’énergie des personnages passe à se raconter des histoires, ce qui les sauve et les bloque en même temps. D’une certaine façon ça les sauve, mais d’une certaine manière aussi ça les bloque, comme dans L’Heptaméron ou le Décaméron. La dérision devient une manière de résister à la mort. Ils ne sont pas croyants, mais ils racontent et ils parlent. C’est pourquoi si le livre commence par un récit d’anticipation, il devient peu à peu une série de fables foutraques racontées par des gens qui savent qu’ils vont mourir. Tous les lecteurs qui sont proches de leurs rêves, qui croient dans une certaine mesure à leurs rêves, peuvent croire à ces histoires. Mais cela reste un récit d’anticipation puisqu’on suppose qu’il va se produire une catastrophe. On est dedans.

L’imaginaire est, comme dans toute votre œuvre, le maître de votre écriture. Mais vous être aussi très précis, presque documentaire, dans votre façon d’évoquer la nature notamment.

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Tous les lecteurs qui sont proches de leurs rêves, qui croient dans une certaine mesure à leurs rêves, peuvent croire à ces histoires.

Les personnages sont reliés à la nature par une sorte d’animisme, que je considère comme la seule religion acceptable car elle relie sans enchaîner, ce que font les monothéismes ou les religions du Livre. Elle relie tous les êtres et toutes les choses de la nature auxquels je m’intéresse énormément. Je parle de l’univers réel des bernaches, des urubus (j’ai une sympathie énorme pour les vautours, qui viennent de mon expérience de la Guyane, oiseau vraiment sensationnel avec ses danses magiques), et beaucoup de petits oiseaux : tous sont vus avec une excessive précision qui est liée à l’intérêt très profond que je porte depuis mon enfance à la matérialité des choses, aux objets naturels, aux animaux. Je considère les animaux comme moi-même, et ce n’est pas une figure. J’ai besoin de la présence d’animaux car j’ai besoin de me sentir un animal moi-même, ce que je suis, bien entendu.

Je suis un lecteur avide de vulgarisation scientifique. Et j’ai passé une partie de ma vie à lire des encyclopédies sur les animaux. Je suis aussi passionné de paléontologie. Par exemple les bernaches, je n’ai eu besoin d’être en rapport avec elles qu’une seule fois – à Belle-Île, un hiver – pour les comprendre, les aimer et les connaître tant j’avais lu sur elles pour me rappeler mes lectures d’enfance – Les merveilleux voyages de Nils Olgersson, de Selma Lagerloff notamment. Ces animaux sont merveilleux, une seule oie est capable de rameuter tout un troupeau par sa seule présence. Les animaux ont donc une place particulière dans mon roman. Il y a par exemple un animal très important, que j’aime particulièrement, c’est l’otarie qui joue dans le récit un rôle central et qui produit un effet fort d’empathie, qui dit quelque chose de la perte. Je connais moins bien les plantes. La botanique est extrêmement compliquée. Mais j’ai fait des herbiers pendant dix ans et j’aime cultiver les arbres, les plantes. Quand un arbre meurt, c’est la mort d’un ami pour moi.

Otaries à crinière photographiées dans la péninsule de Valdès, en Argentine
Otaries à crinière photographiées dans la péninsule de Valdès, en Argentine (1984) © CC BY-SA 2.0 de/Reinhard Jahn/WikiCommons

Comment parvenez-vous à lier ainsi drôlerie et mélancolie ?

Cela vient de mon côté Charles d’Orléans, ce chevalier de mélancolie « de noirs soucis vêtu ». Chez lui, la mélancolie est souvent liée à la rime et à la folie. Tous mes personnages sont des chevaliers de mélancolie. Cela leur donne droit à être heureux mais cela leur donne droit d’être triste. Rabbi Dosh est le plus triste de tous car il a le souvenir de la Shoah sur le dos, mais tous les autres sont aussi des émigrés, des marginaux, des laissés-pour-compte. La seule qui échappe à cela est Évelyne, qui est un personnage tellement mythologique qu’elle bénéficie d’une espèce d’éternité. C’est peut-être le seul personnage qui ne disparaîtra pas. Parce qu’elle sort du livre, elle est emportée. À un moment, elle disparaît : elle traverse le no man’s land de la mort et elle le rapporte à la communauté. Malgré leur mélancolie, ils font la fête. Ils vivent avec peu de moyens mais ils sont souvent heureux.

La dernière partie du livre est constituée des traces écrites laissées par certains habitants de l’île. Cela signifie-t-il qu’ils ne se résignent pas à disparaître ? La plupart de ces textes sont de mauvais pastiches, pourquoi ?

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Ce livre ne parle que d’aujourd’hui, de nous, de ce monde où l’on commence enfin à se rendre compte que ça va mal et qu’il faudrait trouver des solutions pour que ça aille moins mal.

Ces textes sont capitaux pour moi car ils éclairent les personnages principaux du livre. Ce sont des textes drolatiques qui montrent que ce n’est pas parce qu’on est dans une situation désespérée qu’on est capable d’écrire de grands textes. Tous ces gens sont ordinaires, ils ne sont pas des héros. Comme ils s’emmerdent, ils écrivent, c’est tout. C’est un jeu comme un autre. Cette documentation constitue aussi un point d’appel d’un prochain livre. La femme bue par l’aube est le deuxième volet d’une œuvre qui devrait en compter trois. Le premier volet est Dans la maison qui recule, dont certains personnages se retrouvent dans La femme bue par l’aube ; mais le troisième est beaucoup plus triste et sinistre : on n’y retrouve pas de personnages mais seulement des réminiscences de ce qu’ils ont écrit, à titre d’archives, de documents. J’ai du mal à l’écrire car il est difficile d’écrire un texte très négatif.

De quelle façon ce livre parle-t-il d’aujourd’hui ?

Ce livre ne parle que d’aujourd’hui, de nous, de ce monde où l’on commence enfin à se rendre compte que ça va mal et qu’il faudrait trouver des solutions pour que ça aille moins mal. Qu’on sorte de ce désastre où l’on continue à massacrer, à épuiser la terre, où l’on substitue aux plantes sauvages des plantes cultivées (il en question dans les deux leçons qui commencent le livre), voilà l’appel de ce livre. Il faut se rendre compte qu’on est dans une inflation démographique telle qu’on ne sait pas comment on va la régler (quand je suis né, il y avait quatre fois moins d’habitants sur terre qu’aujourd’hui). Mais je veux maintenir cette contradiction entre une angoisse profonde et la volonté d’être joyeux et positif. On va essayer par tous les moyens de s’en tirer, même si l’on craint que ce ne soit pas possible. De même qu’aujourd’hui on met en place des palliatifs à la situation que nous avons nous-mêmes créée en sachant qu’ils seront inopérants. La situation est mélancolique, mais il faut se battre pour tirer la tête de l’eau.