Le vibrato est comme une voix humaine

Autrice de Traduire comme transhumer (Calligrammes, 2012), Mireille Gansel a traduit avec Dolors Udina les deux premiers recueils en français du poète catalan Antoni Clapés. Elle raconte à EaN la rencontre à l’origine de cette « aventure de traduction ».

Antoni Clapés | Entre nature et rêve. Trad. du catalan par Mireille Gansel et Dolors Udina. La Coopérative, 138 p., 17 €
Antoni Clapés | Et le soleil dans ta main. Trad. du catalan par Mireille Gansel et Dolors Udina. La Coopérative, 112 p., 16 €

À propos de la traduction, Paul Ricœur parlait d’« hospitalité langagière ». Comment, ici, ne pas saluer « l’hospitalité éditoriale » de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon qui, dans leur maison d’édition La Coopérative, ouverte à des poètes de tant d’époques et d’horizons différents, accueillent, deux printemps de suite, le poète Catalan Antoni Clapés, publié ainsi pour la première fois en France, et cela dans deux recueils bilingues : Et le soleil dans ta main (mai 2022) et Entre nature et rêve (mai 2023).

Tableau d'Alícia Casadesús

« Le pays d’âme / est l’écriture / la racine. Se savoir au pays d »âme / quand rien n’a à être dit / parce que tout est pur don — / lente trace / signes lents dans la murée / pas lents dans la rouvraie / lent silence d’une feuille en tombant » © Alícia Casadesús


Antoni Clapés est connu et reconnu au Québec grâce aux nombreuses traductions de son œuvre, en particulier celles de la poétesse Denise Desautels, en partage de sensibilité et dialogue éclairant entre les poésies catalane et québécoise (L’arquitectura de la llum / L’architecture de la lumière, éditions du Noroît, 2014). Éditeur de poésie depuis plus de quarante ans, critique d’art, grand traducteur entre autres de Valéry, Char, Jaccottet, Chappuis, Antoni Clapés est un poète dont toute la vie est tissage, travail de poésie, au plus exigeant, au plus lumineux de chaque mot, à l’écart des modes, et dont chaque lecture en public remplit des salles — jusque dans les localités les plus petites, les plus reculées de Catalogne.

Et c’est dans un village escarpé du Pays d’Apt qu’a commencé l’aventure de ces deux recueils. Venus dans le village de Banon chercher ses fameux fromages, Antoni Clapés et Dolors Udina poussèrent par hasard la porte d’une librairie alors tenue par un ancien ébéniste. Fascinés par ses trésors, ils y restèrent trois heures et découvrirent ainsi, par hasard, Traduire comme transhumer. Dolors, traductrice de littératures anglophones en catalan, récompensée par les prix les plus prestigieux, évoque le sens de cette rencontre :

« J’ai toujours traduit de l’anglais, jusqu’à ce que, il n’y a pas si longtemps, j’aie, par hasard, trouvé un livre en français qui m’a tellement captivée qu’après l’avoir lu plus de trois fois, j’ai décidé que je ne pouvais pas m’empêcher de le traduire. Le livre est Traduire comme transhumer, de Mireille Gansel […]. Le livre m’a profondément interpellée, en tant que traductrice et en tant que personne, il m’a fait beaucoup réfléchir sur la langue et m’a posé beaucoup de questions sur la vie et le métier de traducteur. Dès l’abord, en tant que lectrice, j’ai été transportée dans une littérature dont je me suis toujours sentie très proche, celle d’Appelfeld, Kertész, Canetti et autres auteurs de l’Europe centrale, qui reflète un humanisme qu’ils partagent. Je me demande si cet humanisme est le produit du mélange des langues avec lesquelles chacun a vécu étant enfant, des différentes visions du monde que chaque langue familière leur a fournies et qui leur ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de la langue qu’ils utilisaient pour écrire. Si la littérature est toujours langage, dans leurs cas c’est leur langue minoritaire qui sauve ce qui est menacé d’extinction. En tant que traductrice vers le catalan, en tant que cultivatrice d’une langue minoritaire et vulnérable, je ressens beaucoup d’affinités avec cette manière univoque de m’exprimer ».

Oui, c’est sur la place de ce village que nous nous sommes donné rendez-vous tous les trois, pour la première fois, inaugurant là cette expérience unique dans tous mes chemins de traductions.

Lorsque, au printemps 2021, a paru aux éditions Lleonard Muntaner, de Palma de Majorque, Traduir com transhumar, Dolors m’écrivit : « avec ce livre et tout ce qu’il contient, j’ai l’impression que ce que j’ai traduit n’est pas du français mais quelque chose au-delà de la langue. Oui, notre langue commune ».

Est-il plus fine façon de dire l’originalité de cette aventure de traduction inaugurée sur la place de ce village du pays de René Char, ce cheminement du traduire : cet « au-delà de la langue » ?

C’est en lisant Nelly Sachs en catalan, tels les extraits que Dolors Udina aura traduits dans Traduir com transhumar (Constel-lació dels estimats / apagada sota l’alè del botxi / Ella cerca, cerca /amb el dolor encén l’aire), que je réalise ce qu’elle entend par « cet au-delà de la langue ». Oui, entendre résonner Nelly Sachs, dans une langue « minoritaire et vulnérable » « qui sauve ce qui est menacé d’extinction ». J’entends résonner ce même « enchantement », et de toute douleur, dans la traduction à l’infime de l’écoute en empathie que Dolors Udina fit d’Elizabeth Barrett Browning (Sonets del Portuguès).

L’humanisme d’une écoute au-delà des frontières et des enfermements. Une écriture, une langue qui « enchante », qui « encanta » et jusqu’aux plus grandes détresses : « encantat », un mot, cœur secret de tout le travail, de toute l’œuvre d’Antoni Clapés, un mot cœur secret d’une langue : donner à entendre le chant le plus enfoui, cet « au-delà des mots », le vibrato…

Mistic reflex de la llum morent del capvespre damunt la neu –

la casa del silenci.

Tableau d'Alícia Casadesús

« L’ombre / frôle le bord / de la neige / qui fond. / Effacer / le silence, oui. / Se faire oubli, aussi. / Être soif. / Être reflet de la neige fondue. / être le son de cette fugue. / De ce néant » © Alícia Casadesús


Quand Traduir com tanshumar a reçu le prix Veu Lliure, du PEN Català, les éditions Lleonard Muntaner ont publié, dans leur collection « La Fosca » une anthologie bilingue de mes poèmes traduits en catalan par Antoni Clapés, La llàntia de l’espera (La lampe de l’attente). Découvrir mes propres mots, « encantats », comme « enchantés » en catalan, par ce grand poète, ce fut, pour moi, comme retrouver cette même appréhension de l’« au-delà des mots » que m’avait permis d’approcher le monocorde vietnamien : ce tremblement du vibrateur, taillé dans une corne de buffle, lorsque la baguette de bambou touche la corde tendue : toute l’émotion « au-delà » des mots – le vibrato de cet instrument des musiciens aveugles, ambulants, pour accompagner les cérémonies les plus poignantes. Le même vibrato des violons sur les routes des exils et bannissements. Violons des tziganes et des Juifs. Des confins. Au-delà des langues. J’en avais pressenti la dimension, l’exigence, lorsque, traduisant la poésie vietnamienne, sur place, en dialogue avec les poètes, je découvris ce souffle-mélopée de la cantilation que le monocorde tisse avec la voix humaine.

Par la rencontre d’une langue, la rencontre d’un poète qui veille, son écoute à l’infime des nuances de l’âme, des nuances de chaque bruit et de chaque son de sa terre, par l’« enchantement » de sa traduction de mes propres mots : entendre en eux vibrer des dimensions in-ouïes – venues de réalités que j’ignorais et auxquelles m’ouvrent ses mots qui les expriment et les chantent.

Et c’est ainsi que, dans ce pays de Catalogne, où l’eau est un trésor, Antoni Clapés va moduler, « enchanter » trois fois, mon unique mot pour dire en français la « source ». Au plus près de chaque contexte, il a « rendu » en exacte correspondance, chaque fois, le vibrato infiniment subtil, le bruissement de sens et nuance qu’il a perçu « au-delà » du seul mot « source », en extrême justesse. Là où le « français » n’a d’autre variante, il traduit par trois termes : broll – font – deu : à propos de ce mot, deu : le Diccionari etimològic de la llengua catalana indique « une origine inconnue », et en donne les variantes en langue d’oc, et cette définition : « naixement d’aigua ». N’est-il pas passionnant d’entendre là, en exacte résonance, la définition que Mistral donne de « la source » dans son Félibrige, avec l’équivalent provençal et la transcription en français : neissoun : endroit où naît une source – petite source.

En ouverture du recueil Entre nature et rêve, Antoni Clapés m’aura appris un quatrième mot, pour dire « n’importe quel cours d’eau, soit grand ou petit (plutôt petit, car les fleuves, ici, sont toujours très petits : en été, secs, sans de l’eau : riu. Quand j’ai écrit ce poème, j’étais près d’une fontaine d’où surgit un cours d’eau qui, après, forme un ruisseau, qui descend la vallée, sans faire grand bruit, presque dans un bruissement ».

Et, connaîtrions-nous toutes les lettres de l’alphabet, toutes les lettres de tous les alphabets, il resterait toutes les paroles à apprendre, toutes les paroles de la voix humaine.