Spectres trans de Marx

« La première chose que le pouvoir extrait, modifie et détruit est notre capacité à désirer le changement », écrit Paul B. Preciado. En juillet 2020, le psychanalyste Stéphane Habib lui adressait une lettre publiée dans notre journal à la suite de la parution de Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes. Il partage aujourd’hui sa lecture du dernier essai du philosophe espagnol, Dysphoria mundi.

Paul B. Preciado | Dysphoria mundi. Grasset, 592 p., 25 €

Il faudrait commencer comme ça, par un avant de commencer très long : « Je connais peu de livres qui, comme Dysphoria mundi, déroutent, dérangent les savoirs supposés et obligent l’écriture. Celle ayant la prétention d’en restituer fidèlement et complètement le propos encore davantage. » L’avant de commencer en question multiplierait alors les tentatives d’écriture du texte s’y frottant. Montrerait, par les interruptions nombreuses dans l’élan des phrases, l’impuissance à dire comme il faut, comme on voudrait pouvoir, comme on désire pendant la lecture. 

Car on désire intensément pendant la lecture, on comprend qu’il y va du désir et donc des corps, et donc de politique, et donc de bouleversements, et donc de mutations. On désire faire entendre ces « donc ». Les faire sonner comme l’annonce que quelque chose arrive, donc, est en train d’arriver en ce moment même. Que donc il va falloir inventer beaucoup. Inventer une écoute, une langue plurielle, des écritures inouïes. Que — donc — nous y sommes, que tout cela a commencé et on ne saura jamais tout à fait quand, en ce moment même. « Il ne serait pas facile de dire quand et comment la révolution a commencé, après le premier hashtag de #MeToo, ou quand une centaine de travailleuses du sexe occupèrent l’église Saint-Nizier de Lyon en 1975 ou encore lorsque la féministe noire Soujourneth Truth se leva à la convention des femmes blanches à Akron en 1851, et cria un retentissant “Ne suis-je pas une femme ?”. En défendant pour la première fois de l’histoire la liberté et le droit de vote des femmes racialisées. Cela pourrait être un peu plus tôt ou un peu plus tard. Tout dépend du point de vue : individuel ou cosmique, national ou planétaire, partie prenante d’une histoire de résistance qui vous précède et vous suit. Il n’est pas aisé de savoir comment un processus d’émancipation collective commence. En revanche il est possible de sentir la vibration qu’il produit dans les corps qu’il traverse. » 

« Composition » de Louis Van Lint (1954)
« Composition » de Louis Van Lint (1954) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr


Que quelque chose arrive en ce moment même, les corps traversés et la capacité créatrice à l’écrire signifient en même temps que quelque chose s’ouvre et qu’il s’agit, ce mouvement d’ouverture, de ne plus le laisser se refermer : « à venir » pourrait bien en être le nom. Voici l’un des enjeux fondamentaux soulevés par les écritures et par le pluriel des formes de ce livre de Paul B. Preciado.

Donc ça n’est pas près de s’arrêter. Une fois l’ouverture pour la venue de ce qui vient, les fins —même les fins messianiques — sont écartées. Commencements sans commencement — Emmanuel Levinas appelle cela, travaillant dans les langues : « an-archique ». Aussi n’est-il pas fortuit que Preciado (on le lira un peu plus tard, et il faudrait pouvoir y greffer les textes de David Graeber et le Au voleur ! Anarchisme et philosophie de Catherine Malabou) se situe comme anarco-mutant. « An-archè » : ni commencement ni commandement, comme si le politique était mis en jeu dès lors qu’il y va des langues et des langues traversant les corps (les unes n’allant pas sans les autres, c’est pourquoi Hannah Arendt aura pu nous apprendre il y a déjà longtemps que, dès lors qu’il y va du langage, la question devient politique par définition) — et percées, creusements, ouvertures des ouvertures, passages donnant sur des passages : interminabilité, donc.  

Ce qui arrive, c’est aussi ce qui ne doit pas arriver à arriver (« une fois pour toutes », dit la langue, mais justement, c’est ce Tout dans lequel Preciado vient faire effraction, et par là même le fendille, le détotalise), ou ne pas cesser d’arriver, de venir, de poursuivre sa venue malgré le présent du « nous y sommes ». On pourra dire venance ou arrivance ou sur-vivance.  

Le présent de la révolution présente engage l’à-venir non pas simplement en tant que futur mais plutôt comme ouverture à ce qui vient, au-delà de ce qui pourrait se définir, se projeter, s’imaginer. Indéfiniment. Avec les corps — « somathèque », dit Preciado —, puisque politique, et il n’y a pas d’autre politique qu’une politique des corps vivant les uns avec les autres. Corps qui viennent, donc. Depuis le passé immémorial des gestes d’émancipation sans autre fin que la possibilité pour ces gestes de continuer le mouvement au-delà de tout horizon d’attente : « The time is out of joint » et ça ne fait toujours que commencer. Et ça ne fera toujours que commencer. 

Donc :  

fini le mythe d’une origine une.

finis les fantasmes et délires du propre et du pur.

finies les téléologies.

finies les eschatologies.

Finis les : “fini ceci” ou “fini cela”.

Ça (s’)ouvre.  

Avant de commencer, après avoir échoué à écrire cela, on pourra commencer, puisqu’il n’y a pas de commencement, par n’importe quel bout, page, phrase, mot, et qu’on sait désormais qu’arrivé au point final de ce texte, il sera en retard, ça aura déjà muté, il faudra recommencer. Et c’est une chance. Encore une. 

Chance des commencements recommencés. « Deleuze disait que penser, c’est toujours commencer à penser et qu’il n’y a rien de plus complexe que de trouver les conditions qui rendent possible ce commencement. […] Nous commençons à peine à penser, mes cher.es dysphoriques. Nous traversons un déplacement épistémologique, technologique et politique sans précédent, qui touche à la fois la représentation du monde et les technologies sociales avec lesquelles nous produisons de la valeur et du sens, mais aussi la définition de la souveraineté énergétique et somatique de certains corps vivants sur d’autres. Ce déplacement est d’autant plus fort que, pour la première fois dans l’Histoire, l’échelle à laquelle il se produit est planétaire et que les technologies cybernétiques (malgré les nombreux contrôles gouvernementaux ou corporatifs) permettent de partager globalement et simultanément des récits et des représentations de manière quasi instantanée. »

On pourra lire comme ça que Die Welt ist fort. On pourra lire comme ça aussi qu’il s’agit « d’arrêter le monde », pas pour le quitter, ou bien quitter est-ce relancer les mondes possibles, les porter, oui « il faut que je te porte ». Oui, Ich muss dich tragen. Preciado et Celan. Il faut la poésie, il faut la philosophie, il faut la littérature, il faut beaucoup de langues et d’écritures pour tenir ouverte l’ouverture, pour écarter, pour élargir, pour les flux et le flow du mouvement mutationnel, pour tenir ensemble ce(s) monde(s) de Dysphoria. Monter ou remonter le monde, autrement. Démonter en montant. Monter en démontant : « prélude à une métamorphose politique de la conscience pour un changement de paradigme planétaire. » Pré-lude, c’est cela, oui, avant que le jeu ne commence, il a déjà commencé, les règles changent.

Il ne faut surtout pas oublier le précieux sous-titre de ce livre qui à lui seul nous rappelle que, à la condition de l’écoute de ce qui tombe, l’effondrement du monde, c’est aussi l’arrivée de ce qui était tenu hors de portée des yeux et des oreilles, entre autres : Le son du monde qui s’écroule. Ce que les oreilles y recueillent alors, c’est le monde qui, en ce moment même, arrive, vient. Voilà pourquoi on lira ici, et si souvent, le mot « chance » : ce qui tombe « La dimension de la destruction capitaliste et pétro-sexo-raciale de la vie nécessite de changer la compréhension du politique, d’approfondir les niveaux de lutte, de sortir des langages identitaires segmentés qui jusqu’à présent différencient et même opposent les luttes anticapitalistes, écologiques, antiracistes, anti-patriarcales, trans, d’imaginer l’ensemble des processus de mutation (linguistique, cognitive, libidinale, énergétique, institutionnelle, relationnelle…) nécessaires pour organiser la transition vers un nouveau régime épistémique. » Il s’agit de construire « un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s’il n’est pas clandestin, sans contrat, “out of joint”, sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté nationale (Internationale avant, à travers et au-delà de toute détermination nationale), sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe. »

PaulPreciadoCelan : « Le monde est parti/il faut/ déplacer, dérégler, détraquer, déranger, désaliéner, désidentifier, décoloniser, déclore, dysphorer/donc/que je te porte/out of joint out of joint out of joint out of joint out of joint out of… » 

Il y a, dans Dysphoria mundi, environ 45 paragraphes frappés en titre des mots de Shakespeare « is out of joint ». Le premier est la citation exacte de Hamlet : « The time is out of joint ». Et avant d’apparaître en titre d’un paragraphe, Paul B. Preciado rappelle comment Jacques Derrida, dans Spectres de Marx, fait résonner la langue, celles des autres, à la folie, au vertige, afin de traduire et de traduire plus d’une fois, élargissant les possibles de ce que communément on croit pouvoir mettre sous le mot « traduction ». 

Et il y a, précédant la hantise des langues (des autres), cette petite phrase de Derrida qui nous permet d’entendre ce qui aura conféré à « out of joint » cette importance dans la pensée de Preciado : « Time : c’est le temps, mais c’est aussi l’histoire, et c’est le monde. »

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À l’oreille, on retrouve Celan que je citais déjà pour entrer dans la révolution en cours qu’est Dysphoria mundi. Oui, il est probable que Preciado fasse que Die Welt ist fort soit la traduction allemande de The time is out of joint dont « le monde est parti » serait alors la traduction française — entre autres. Entre quarante-cinq autres, au moins. Comme si « out of joint » était une convocation aux mouvements perpétuels, aux mutations interminables, aux transformations infinies, partant, à la mise à la question de l’un des fondements mêmes de la pensée occidentale connue sous le vieux nom de « principe d’identité ».  

Et c’est par la répétition — autour de 45 fois « is out of joint » — que l’identité de l’identique est ébréchée, abimée, fatiguée, désidentifiée, épuisée, altérée, fendue, brisée et qu’alors surgit du nouveau. Et c’est par la répétition encore — autour de 45 fois les oppositions binaires : « Intérieur, extérieur. Plein, vide. National, étranger. Culturel, naturel. Humain, animal. Oublie, privé. Organique, mécanique. Centre, périphérie. Ici, là. Analogique, numérique. Vivant, mort. » — que l’identité de l’identique est ébréchée, abimée, fatiguée, désidentifiée, épuisée, altérée, fendue, brisée et qu’alors surgit du nouveau. 

Je voudrais pouvoir citer dans leur intégralité au moins six pages de Spectres de Marx de Derrida. Ou peut-être vingt. « “The time is out of joint”, le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même, désajusté. » Et il n’est pas fortuit qu’il soit tout à fait impossible de tout citer ainsi dans les limites de ce texte, de la même manière qu’il est impossible de décrire, de faire le tour, de totaliser ou de synthétiser Dysphoria mundi.  

« Relief, rythmes » de Robert Delaunay (1932)
« Relief, rythmes » de Robert Delaunay (1932) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr


Ce livre est détotalisant. Il ouvre des brèches et ne s’arrête jamais de creuser. Il hétérogénéise à chaque page. Donc Preciado cite Derrida. Puis sa langue se met à écrire avec celles de Derrida. Et les vertiges que donne ce livre commencent à s’emparer de celleux qui l’approchent. « Pour correctes et légitimes qu’elles soient, les traductions sont toutes, dit Derrida [dit Preciado], désajustées, comme injustes dans l’écart qui les affecte”. “Le temps est hors de ses gonds” (dans la traduction de Bonnefoy). “Le temps est détraqué” (dans celle de Malaparte). “Le monde est à l’envers” — ou “de travers” (dans celle de Jules Derocquigny). “Cette époque est déshonorée”. (Chez Gide). » 

En enroulant à partir de là ses langues avec celles de Derrida, Preciado convoque et fait arriver les « spectres trans de Marx ». Transmigration des écritures : « Le temps n’arrive pas à faire le deuil. Le temps perd son temps. […] En espagnol on pourrait dire “le temps est sorti de la mère” (el tiempo se ha salido de madre). Ou dans une traduction plus libre et pourquoi pas plus féministe, “le temps est sorti du père”, il est dépatrié ou plutôt il s’est dépatriarcalisé. Ou, dans une traduction plus pornopunk, le temps s’est dévergondé, il s’est défroqué, le temps s’est envoyé en l’air, le temps a pris son pied, le temps a joui comme une chienne […] Time is out of joint revient donc à dire que le temps est queer. Qu’il est tordu, de travers. Le temps est travesti ou même le temps a changé de sexe. Ou peut-être le temps est un bâtard, il est métissé, il s’est marbré, il est devenu noir. Le temps n’est plis ce qu’il était. Le temps est en transition. […] Le temps, notre temps, l’histoire, le monde. Time is out of joint. En ce moment même ».

Alors, par l’impossible, on entend peut-être mieux encore comment et pourquoi Paul B. Preciado répète inlassablement « is out of joint ». Trans comme queer sont les noms (il y en aura d’autres, il le faut), les autres noms de ce qui fait voler en éclats le principe d’identité. Et de texte en texte, Preciado n’aura cessé de dynamiter ce principe qui n’est pas n’importe lequel : principe des principes. Sans lui, pas un seul des mots utilisés ici ne serait compréhensible. Désormais c’est sans lui, pourtant, qu’il va s’agir de penser, manifester, mourir, écrire, parler, vivre, aimer, militer, résister, exister, baiser, lutter… 

À « trans » il ne peut plus faire sens d’ajouter le vocable « identité ». On en retiendra ce qui politiquement est une leçon fondamentale : que « trans » est ce qui fait barrage à « identité » ou encore qu’identité est le nom de ce qui — fût-ce en l’ignorant et sans le vouloir, voire en désirant le contraire — fige et pétrifie (on pourrait dire alors « détruit » ou « tue ») « trans ». « Un nouvel essentialisme conservateur émerge chez certains jeunes auteurs trans, selon lequel la “transidentité” est une condition qui peut et doit être socialement normalisée et ne doit impliquer aucune critique du système hétérosexuel et binaire hégémonique. En face d’eux, il y a aussi, des activistes trans, queer et non binaires moins préoccupés par la spécificité de la transidentité, mais plutôt dédiés au démantèlement actif des normes patriarcales et coloniales. Les premiers pourraient être appelés “trans néocons”, les seconds, “anarco mutants”. Je ne peux que me ranger du côté des mutants, ceux qui affirment la multiplicité radicale du vivant et l’impossibilité de réduire la subjectivité, le désir et le plaisir à des catégories de masculinité/féminité, ou d’hétérosexualité/homosexualité. »  

Ce qui est déterminant, donc, ça n’est pas cette opposition ou cette différence entre telle et telle position à l’intérieur même de « trans », elle importe certes et sans doute est-elle aussi une chance, mais pour y entendre quelque chose, il faut encore prendre la mesure de ceci que ce qui soutient tout cela, c’est cet élargissement monstrueux d’« identité ». Son élargissement jusqu’à éclatement peut-être, voire, et c’est ce qui vient à l’idée à l’étude de la pensée en cours, à la lecture de la révolution en cours inscrite dans Dysphoria mundi : la question posée de la nécessité de « être » et de « identité ». Il se peut parfaitement que nous n’ayons plus besoin de cela : identité. Déjà. Maintenant. « En ce moment même. »  

Obsolescence de l’identité.

Obsolescence de l’essence.

Obsolescence de l’être. (L’histoire de la métaphysique occidentale is out of joint) 

Voilà peut-être sur quoi repose le livre de Preciado. Ou plus précisément, c’est Dysphoria mundi qui construit ce sol théorique pour la pensée qui vient, en ce moment même. Et c’est une révolution. Le substrat philosophique puissant de la révolution épistémologique que décrit de mille façons, en mille langues, donc mille écritures, Dysphoria mundi. Et pour cela, il s’agit d’opérer par déplacements et déplacements de déplacements, décentrements et décentrements de décentrements… « Les nouvelles luttes trans, féministes et antiracistes sont des batailles épistémiques, des efforts pour modifier les relations historiques entre corps (masculin, féminin, non binaire, blanc, ravisé, migrant, national, enfant, adulte, parental, filial, employeur, travailleur, etc.), savoir (religieux, scientifique, oral, numérique, etc.) et pouvoir (parlementaire, légal, institutionnel, sexuel, territorial, souveraineté corporelle, etc.). Mais la complexité de la situation actuelle réside dans le fait que le changement de paradigme qui s’opère implique également une réarticulation des savoirs hégémoniques, avec des déplacements et des réappropriations multiples et inattendues. Les partisans de l’hégémonie suprématiste hétéroblanche et des théories du complot font également valoir des connaissances désavouées, des récits antiscientifiques et des narrations locales pour restaurer des formes archaïques de souveraineté patriarcale et coloniale. C’est la complexité dans laquelle nous sommes impliqués, l’enchevêtrement épistémique (“la merde qui nous entoure”, pour le dire avec Virginie Despentes) dont on ne peut sortir par une simple opposition binaire ou un renversement du pouvoir. »  

On aura alors raison d’entendre « queer » et « trans » résonner à la manière de synonymes de « qui-vive » et « vigilance ». Face à toute clôture, à toute dialectique et au simple renversement des positions et propositions (métaphysiques, politiques, etc.), à tout repos, mais encore, à toute essence, à tout être. Ce livre, par l’affirmation dysphorique, désacralise et démythifie, par là même destitue et déloge la question supposée ultime de la philosophie occidentale : être.  

Comment s’en étonner ? L’appel à une nouvelle épistémologie nécessite une belle et joyeuse iconoclastie. History is out of joint : « Une révolution n’est pas seulement un bouleversement des modes de gouvernement, mais aussi et surtout un effondrement des modes de représentation, un bouleversement de l’univers sémiotique, un réarrangement des corps et des voix. Il est important que ces moments d’intervention, de critique et de renversement ne soient pas criminalisés, mais salués comme des gestes de subjectivation. Car ce qui caractérise une société (on ne dirait pas démocratique, mais) en voie de démocratisation, c’est sa capacité à entrevoir la relecture critique de sa propre histoire comme une source de créativité et d’émancipation collective, plutôt que sa précipitation pour homogénéiser les voix et empêcher les gestes de re-signification dissidente par des arguments d’autorité. »  

Inquiétude ou qui vive parce que le danger est là de re-patriarcalisation, de re-colonisation, re-stitution, de ré-essentialisation, donc de re-pétrification et de ré-aliénation… et c’est cela qui fait de « trans » un mouvement interminable ne pouvant cesser de se relancer encore et encore. Sa relance sans terme est la condition de sa survie. À cette condition d’une inlassable lutte, tout tremble et s’ouvre de nouveau. Toucher au principe d’identité, comme toucher au principe de non-contradiction (ce qu’aura fait Freud avec l’hypothèse de l’inconscient), c’est la révolution. Et l’on comprend alors que le présent à propos duquel Preciado insiste et rend manifeste en écrivant que « time is out of joint — EN CE MOMENT MÊME », n’est pas le présent de ce qui est, mais la présence du devenir. Ça devient… « Nous sommes les corps par lesquels la mutation arrive et s’installe. La question n’est plus de savoir qui nous sommes, mais ce que nous voulons devenir. » 

En ce moment même : Schibboleth de la révolution dysphorique. En ce moment même : son du monde qui s’écroule. En ce moment même : son de ce qui s’invente par mutations. Présent comme devenir et devenir comme devenir devenir. 

Portrait de Paul B. Preciado
Paul B. Preciado © Marie Rouge

La langue nous apprend qu’une transition n’est une transition qu’à n’avoir pas de fin. Preciado nous l’apprend, mais nous ne le comprenons pas si les corps ne le font pas entendre ou ne font pas lire ce qu’ils écrivent. Cette écriture des corps porte le travail de Paul B. Preciado. Il faut donc lire. Et il faut écrire avec ce livre exceptionnel. C’est que, littéralement, il est la sortie même de quelque chose. Si je disais maintenant : il est la sortie de l’ontologie, on risquerait de ne pas prendre la mesure de la chose. Mais si on lit, on comprend que sortir de l’ontologie, ça n’est pas la dénier mais rendre manifeste qu’elle est l’histoire de la domination et du pouvoir. Ici, un curieux rapprochement s’impose. (La philosophie, comme la littérature, permet cela : le rapprochement du lointain, l’éloignement du proche, le démontage et le (re)montage de ce qui semble se tenir à distance), un rapprochement avec ce qui reste la thèse la moins comprise — certainement la plus détestée des philosophes — de la pensée d’Emmanuel Levinas et que Preciado donne à entendre maintenant : l’ontologie, c’est la guerre.  

Levinas d’abord, donc, dans la grande préface de Totalité et infini — Essai sur l’extériorité, celle-là même dont l’incipit est inoubliable : « On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas le dupe de la morale » : « On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre, à la pensée philosophique ; que la guerre ne l’affecte pas seulement comme le fait le plus patent, mais comme la patence même — ou la vérité — du réel. […] Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pure [Je souligne] ».

Preciado maintenant : « Entre-temps, il n’y a plus de grands récits, mais des fragments d’histoire, des énoncés coupés, des histoires brisées, des rites recodifiés et des formes théâtralisées d’autorité. Cela n’implique pas un déni de l’ontologie : au contraire. Il s’agit d’accepter que l’ontologie est inséparable des relations de pouvoir et des formes de subjectivation [Je souligne]. Un glissement épistémique n’est pas la confrontation d’une théorie solide contre un foule de métaphores mouvantes. Un changement de paradigme est une bataille entre différentes formes métaphoriques de vie. »

Dysphoria mundi transcrit le fort-da du monde. Le monde est parti. Le monde est là. Preciado l’écrit mais il faut lire. Il faut. Le falloir tient à la survie : « Il ne sera pas possible de survivre sans raconter différemment notre propre histoire. Sans modifier nos rêves. ». Survivre est un verbe qu’il faut également apprendre à lire et à écouter. C’est vrai de chaque phrase de ce livre puisqu’il est constitué de déplacements et variations sémiologiques, ou mieux « sémiotico-politiques ». Mais survivre engage plus d’une question, plus d’une inquiétude, et, littéralement, le vivant, à vivre. A vivre encore et à devenir ou à venir. Engage l’avenir du vivant. Le mot « vivant » est un peu trop partout présent pour ne pas demander à être pensé toujours davantage afin de ne pas être lui-même figé et fétichisé, mais ici il est embarqué dans et par le « sur » de sur-vie. Et c’est à cela qu’appelle le livre de Preciado. 

Le « sur » du « vivant » est une attention et une injonction à l’attention, au qui vive pour tout ce qui vient, celleux qui viennent. Sans complément. Sans « où » et surtout sans « d’où ? » celles et ceux qui arrivent arrivent. C’est peut-être cela, non pas, donc, la simple sortie de l’ontologie, mais bien sa contingence ou plus radicalement son obsolescence. 

Qu’avons-nous encore à faire de l’« identité »? Peut-être plus rien sauf apprendre, enfin, à nous en passer. Comme cela, par exemple, lorsque Paul rencontre Sigma et que l’au-delà de l’être traverse les corps s’aimant : « Deux jours plus tard, nous avons fait l’amour pour la première fois. […] Nous étions toustes deux d’accord pour dire qu’après avoir entamé nos processus de transition, nous avions nous seulement changé de genre, mais aussi radicalement modifié nos positions sexuelles. […] En devenant trans, nous avions cessé d’être homosexuels, sans pour autant devenir hétérosexuels. Une transition de genre n’est pas un passage de la féminité à la masculinité (ou vice versa) sur un axe stable, mais un déplacement de l’axe. […] être trans ne constituait pas une identité pour elle. Elle n’était pas intéressée par ce que les médias commençaient à objectiver comme “transidentité”». Elle n’était pas intéressée par la détection précoce de la transidentité, ni par son traitement optimisé vers une normalisation plus efficace. […] Le déplacement de l’axe masculin-féminin/hétérosexuel-homosexuel implique l’invention d’un autre désir, d’une autre façon de baiser. […] Nous étions en train d’inventer une nouvelle corporalité, et avec elle une nouvelle grammaire pour nommer une autre façon d’aimer. […] Ce jour-là, ensemble, nous avons appelé cette forme élargie et désidentifiée de baiser “passer le test de Turing” : une baise sans hommes et sans femmes, sans organes qui se tiennent dans une position de domination pénétrante, orgasmique ou reproductive, une coopération de corps en circlusion où la potentia gaudendi coule sans objectif productif ou reproductif. Nous n’étions plus actifs, ni passifs, ni génitaux, ni oraux, ni pénétrants, ni pénétrés. Ni le contraire. Ni le complémentaire. » 

Maintenant ça commence. Ça a commencé. Ça aura commencé comme ça. Ça vient. Ça devient. La révolution. 

En ce moment même. 


 Stéphane Habib est psychanalyste. Dernier livre paru : Il y a l’antisémitisme (Les Liens qui Libèrent, 2020)