Les îles noires d’Hergé de Ludwig Schuurman a une qualité évidente : démontrer clairement que dans l’univers des tintinophiles de tous poils il y a encore des choses à dire. Le travail passionnant de l’auteur sur les différentes versions de l’album où l’on découvre l’infâme docteur Müller, le gorille Ranko et les habitants taiseux de Kiltoch ouvre des pistes sur la genèse de l’œuvre du dessinateur, la manière dont on la lit, et rappelle que la bande dessinée est un art comme les autres.
L’exceptionnelle fortune critique d’Hergé et l’incessante exégèse de son œuvre ne cessent de nous étonner… Début 2022, le site ActuaBD, dans une enquête intitulée « Hergé et Tintin : enquête sur une érudition en contrebande », la jugeait « absolument ahurissante […] dépassant celle de certains grands auteurs littéraires ». Didier Pasamonik, qui avait pressenti le phénomène dès 1982, en décryptait les rouages actuels. Ce mouvement éditorial de grande ampleur entamé il y a quarante ans à la mort de Georges Remi, le vrai nom du dessinateur belge – plusieurs dizaines d’ouvrages chaque année –, va sans doute se poursuivre jusqu’au centenaire du petit reporter à la houppette, en 2029. Il se compose de publications ayant reçu l’imprimatur de la société Tintinimaginatio, gestionnaire des droits de l’œuvre d’Hergé, richement illustrées et à destination du grand public, et d’ouvrages d’analyse tintinologique – on y trouve le pire et le meilleur – publiés pratiquement sans la moindre image d’Hergé en raison de la politique intransigeante de l’ayant droit en la matière… Certains contournent le problème et publient des ouvrages illustrés, sans autorisation et sous le manteau ! « Discourir sur telle ou telle bande dessinée sans la donner à voir serait aussi frustrant que vain », écrivait l’expert Thierry Groensteen en 1980. Mais les éditeurs – on pense en particulier à L’Harmattan et sa marque « 1000 Sabords » entièrement consacrée à l’œuvre d’Hergé, Les Impressions nouvelles en Belgique ou Georg en Suisse – ne renoncent pas.
L’exceptionnelle fortune critique d’Hergé et l’incessante exégèse de son œuvre ne cessent de nous étonner…
Ludwig Schuurman, enseignant et spécialiste de l’analyse de l’image, a appris à lire et même à écrire avec les albums d’Hergé. Il s’immerge « inlassablement dans son œuvre avec un plaisir toujours renouvelé ». Déjà auteur de L’ultime album d’Hergé (Cheminements, 2001), un ouvrage issu d’une maîtrise de lettres de 1992 sur Tintin et les Picaros, il a soutenu en 2009 une thèse de doctorat en langue et littérature françaises à Lille 3 (Hergé au pays des îles noires), sous la direction d’Yves Baudelle. Son jury, exceptionnel, réunissait quatre spécialistes de Tintin, et non des moindres: Jean-Marie Apostolidès, récemment décédé (« Jean-Marie Apostolidès (1943-2023), penseur kaléidoscopique »), Jan Baetens et Michel Porret, sous la présidence du précurseur Pierre Fresnault-Deruelle. L’île noire est sans doute le seul album de bande dessinée au monde dont il existe trois versions différentes. Après sa parution hebdomadaire dans Le Petit Vingtième (d’avril 1937 à juin 1938), la septième aventure de Tintin et de son fidèle Milou a été éditée par Casterman fin 1938. Le livre comportait alors 124 planches en noir et blanc et 4 illustrations hors-texte en couleur. Une deuxième édition a été réalisée en 1943, en pleine Occupation, lors du passage à la couleur et aux 62 pages des premières Aventures de Tintin. Enfin, en 1966, à la grande époque des Studios Hergé, une troisième version paraît, entièrement redessinée sous la houlette de Bob De Moor, pour coller à « la réalité de la chose anglaise ». Un « vrai gâchis » selon l’avis – que nous partageons – du spécialiste Benoît Peeters.
Avec Les Îles noires d’Hergé, Ludwig Schuurman reprend, enrichit et actualise sa thèse, une étude comparée des trois versions de l’album. Selon le résumé de la maison d’édition : « Corollaires d’un perfectionnisme graphique et d’une ambition littéraire, ces retours permanents sur l’œuvre, cristallisés par le double auto-remake de L’Île Noire, trahissent aussi les paradoxes et les limites d’un créateur qui s’échine à refaire (et à faire refaire, en fin de carrière) un album déjà fait. À travers la question du style, de la récriture, de la narration et de la réception, la comparaison des trois versions permet ainsi d’apprécier les trois étapes fondamentales de l’évolution technique et artistique d’Hergé. » L’ouvrage s’ouvre sur un texte court et percutant de Michel Porret (« Une île pour l’aventure ») dans lequel l’historien se penche sur l’insularité dans la littérature et dans Tintin. Pour Michel Porret : « L’île est la contrée de la quête des richesses intérieures, matérielles ou chimériques. L’imaginaire d’Hergé noue cette tradition de l’insularité liée à la mystique de l’aventure. » Et de nous conseiller d’emporter le livre « sur notre île déserte ».
Ce beau pavé de plus de 500 pages se pose en effet comme un ouvrage passionnant et indispensable qui place Ludwig Schuurman « humblement » dans les pas de ses maîtres – un anti-Bob Garcia en quelque sorte – « dans le sillage des pionniers de l’analyse de la BD et de l’œuvre hergéenne en particulier » (outre ceux déjà cités, Harry Morgan, Philippe Goddin, Frédéric Soumois…). « En réalité, dans l’œuvre d’Hergé, toutes les voies de la recherche semblent s’ouvrir continûment », écrit l’auteur dans son introduction, « historique, sociologique, scientifique, philosophique, psychanalytique, biographique, ésotérique, etc. Quitte à se tromper, à surinterpréter, et à finalement s’évanouir. » Sans jamais négliger l’ensemble de l’œuvre du créateur de Tintin, le travail et la vie de l’auteur, le contexte historique, politique, artistique, littéraire et socioculturel, Ludwig Schuurman décortique avec érudition, talent et passion L’Île noire « dans ses trois versions closes et achevées, […] une œuvre triplement ouverte. »
« L’œuvre [d’Hergé], elle, reste ainsi vivace, organique, palpable et incontestablement classique. »
Dans un premier temps, Schuurman se penche sur « la genèse de l’œuvre originelle » et tente « d’en déterminer les sources et les influences multiples », un travail « génétique » qui fait sans cesse « appel au contexte », aux « indices hypotextuels » » et aux « sciences auxiliaires », sans jamais « s’éloigner […] de la perspective littéraire ». Il étudie ensuite « l’avènement de la couleur au sein du récit », des hors-texte originaux à la quadrichromie de 1943, et « le changement de régime de lecture induit par la contrainte de la nouvelle mise en page, plus resserrée ». Il montre ainsi la « faculté d’adaptation [d’Hergé] à une nouvelle mouture des albums, jugée plus attractive pour le lecteur ». L’auteur continue son analyse, « toujours selon une perspective comparative », avec « la modernisation inhérente à la version de 1966, élaborée dans un souci de cohérence globale du corpus » sans « négliger le rôle ambigu et crucial prétendument tenu par l’éditeur anglais ». C’est aussi l’occasion d’étudier les modifications textuelles et les évolutions graphiques de l’œuvre. Enfin, il étudie la « dédramatisation tangible de l’œuvre » et son « édulcoration flagrante et consciente » dans son évolution et ses réécritures. Ludwig Schuurman espère ainsi avoir contribué à une critique « vivante », « virulente, indépendante et intelligente » de l’œuvre d’Hergé.
En 1969, interrogé sur l’avenir de la bande dessinée à l’horizon de l’an 2000 par un journaliste de l’hebdomadaire belge Spécial, Hergé dressait un tableau prémonitoire : elle ne sera plus « cette pelée, cette galeuse d’où vient tout le mal, cette entreprise – selon certains – d’abrutissement. » « Elle aura (enfin !) acquis droit de cité » et se sera « adultifiée ». Et le créateur de Tintin d’ajouter : « elle sera devenue un moyen d’expression à part entière […] Peut être – sans doute – aura-t-elle trouvé, d’ici là, son Balzac. » « Qu’il soit désormais acquis que la littérature de langue française tient en Hergé son « Balzac du Neuvième Art », commente Schuurman, ou du moins l’un de ses plus grands représentants, c’est à cette reconnaissance que nous espérons pouvoir contribuer à la faveur du présent ouvrage ». Mission accomplie !
Qu’adviendra-t-il de la fortune critique d’Hergé après 2029 et les célébrations du centenaire ? Deux questions reviennent régulièrement dans les débats entre tintinologues : « Y a-t-il encore quelque chose à dire ou à écrire sur Tintin ? » et « Comment voyez-vous l’avenir de Tintin ? »… Avec Les Îles noires d’Hergé, nous avons déjà une réponse positive à la première question. Quant à l’avenir de l’œuvre d’Hergé, Ludwig Schuurman propose une piste : « L’œuvre, elle, reste ainsi vivace, organique, palpable et incontestablement classique. » Et de convoquer Italo Calvino (Perché leggere i classici, 1991) : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. […] Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont elle se débarrasse continuellement ». Le colloque « Nouveaux chemins de la bande dessinée », organisé au Collège de France par Benoît Peeters en clôture de la chaire annuelle Création artistique, a dressé un état des lieux complet de « l’art neuf » qu’est la bande dessinée, de son évolution et de ses mutations. « Loin d’être un parent pauvre de la littérature et des arts graphiques, elle dispose de possibilités créatrices qui n’appartiennent qu’à elle. » L’émergence d’œuvres classiques dans ce domaine, comme celle d’Hergé, prouve définitivement que la bande dessinée est un art comme les autres…
(Légendes des couvertures de L’île noire d’Hergé chez Casterman : la première date de 1942, la seconde de 1966.)