Quand nous nous sommes réveillés est un livre bref, à l’écriture dense et déliée. Luba Jurgenson y revient sur les signes avant-coureurs de la guerre, questionne la place de la violence dans la société russe et traverse son histoire familiale.
C’est un petit livre très dense que publie Luba Jurgenson aux éditions Verdier, composé de fragments mêlant récits de rêves, citations littéraires, observations sur l’acceptation de la violence dans la société russe, souvenirs de son départ d’URSS jeune fille, de retours en Russie, de voyages en Ukraine, tout cela gravitant autour du choc de l’invasion du 24 février 2022. L’événement traumatique réveille une mémoire enfouie et ébranle une construction identitaire délicate. Par lambeaux, la trajectoire d’une vie se dessine. Née dans une famille juive soviétique, Luba Jurgenson a pu quitter l’URSS avec sa mère et s’installer à Paris en 1975. Devenue à la fois enseignante de littérature russe à la Sorbonne, écrivaine, et traductrice, Luba Jurgenson n’a pas seulement traduit l’œuvre de Varlam Chalamov mais aussi celle de Léonid Guirchovitch, qui brosse un tableau satirique de la période de l’occupation nazie de l’Ukraine dans son excellent roman Schubert à Kiev. C’est à ses côtés, qu’elle assistera aux festivités du 9 mai 2018 à Moscou. Bien qu’ayant amplement exploré la question de la mémoire des violences historiques, Luba Jurgenson avoue son désarroi sans ambages : « Je me suis construit des « échafaudages ». À présent, ils s’effondrent ». L’Ukraine est associée pour elle à une mémoire familiale : un grand-père né à Sébastopol, un grand-oncle mort dans les pogroms, un espace quitté par des aïeux qui ont « gagné de haute lutte » Moscou, et qu’elle a retraversé à sa façon dans ses recherches. Le livre évoque à la fois les engagements publics (aux côtés de l’association Mémorial, ce pilier de la société civile russe liquidé par la justice peu avant l’invasion) et la sphère la plus intime, comme le souvenir longtemps tu d’avoir été battue par des camarades de lycée à Moscou dans les années 1970.
Luba Jurgenson a choisi, plutôt que la forme plus continue de l’essai, celle du fragment [qui] permet de monter des matériaux divers sans obtempérer à l’injonction de conclure.
Face au choc de l’invasion russe, l’écrivaine choisit de prêter attention à des détails, des signes avant-coureurs de ce que la quatrième de couverture nomme le « glissement de la société russe vers un nouvel ordre impérial » : un changement dans le répertoire musical des aéroports à Moscou, l’omniprésent « ruban de Saint-Georges », commémorant la victoire sur le nazisme, mais créé en 2005, les mots belliqueux d’un vieillard dans la queue d’un service public. Les signes convergent vers cette quasi-religion d’État qu’est devenu en Russie le culte de la « Grande Guerre patriotique ». Avant d’avoir pris la décision de ne plus retourner en Russie, Luba Jurgenson a eu la curiosité d’assister à la cérémonie du « régiment immortel », où les Russes défilent munis du portrait de leurs ancêtres morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses organisateurs, rappelle-t-elle, avaient au départ des intentions simplement commémoratives et pacifiques, mais la symbolique est plus puissante que ses créateurs : « C’est la langue qui commande », observe-t-elle. Il est aussi question de jalons profondément révélateurs, comme l’affaire judiciaire montée de toutes pièces en 2016 contre l’historien Iouri Dmitriev, l’un des découvreurs du charnier de la Grande Terreur de Sandormokh dans une forêt perdue de Carélie. Le chef d’accusation de pédophilie forgé par la justice russe contre l’historien est interprété par Luba Jurgenson sous un jour psychanalytique inattendu : « la recherche des charniers de la Grande Terreur ne pouvait résulter que d’une quête de jouissance coupable. […] Le corps de la fillette faisait écran aux corps des meurtres de masse ». Le livre cite aussi certains documents très éloquents, comme l’article de Piotr Akopov publié par erreur deux jours après l’invasion par l’agence Ria Novosti, célébrant d’avance le triomphe de l’« opération militaire spéciale » : « La tragédie de 1991 est surmontée […]. L’Ukraine, en tant qu’anti-Russie, n’existera plus ». Autre ligne centrale du livre, l’acceptation de la violence, y compris contre les femmes, dans la Russie d’aujourd’hui comme dans l’URSS d’hier.
Luba Jurgenson a choisi, plutôt que la forme plus continue de l’essai, celle du fragment, qui sied particulièrement à son écriture. Le fragment permet de monter des matériaux divers sans obtempérer à l’injonction de conclure. L’écriture est souvent virevoltante, allusive, ironique. La gravité des enjeux n’exclut pas des moments de légèreté de ton, comme l’évocation de la libération de la parole de la perestroïka (« il semblait alors que le djinn de la parole libérée ne pourrait plus jamais se ratatiner pour retourner dans sa bouteille »), ou d’une manifestation de l’opposition russe de 2018, où l’idée de grimper dans des échafaudages devient contagieuse. Ces fragments sont délicatement construits autour de motifs, d’images, comme celle du « réveil » donnée par le titre. Sur certaines questions néanmoins, la rapidité de pensée du fragment peut poser problème. Quelques lignes évoquent de manière allusive des débats entre « Ukrainiens » et « amoureux de la littérature russe » au sujet de Tolstoï et de Dostoïevski, lesquels, assure Luba Jurgenson, « s’en remettront ». Les discussions que fera naître à l’avenir la lecture des classiques russes ne manqueront pourtant pas d’intérêt. La guerre nous fait déjà lire d’un œil nouveau, et elle nous fait découvrir des pans méconnus de l’histoire russe.