L’Amérique, ça n’est pas rien !

« Here be boneyards », comme un équivalent moderne, dans un monde fini, de l’inscription figurant sur les cartes anciennes « Hic sunt leones » pour délimiter les terres inexplorées, inconnues ; « Here be boneyards » pour explorer, aujourd’hui, un certain espace américain : celui du manque, de l’absence de vie pour rendre compte d’un voyage « fait de phénomènes et de stupeur » ! Cette indication topographique pourrait en effet figurer sur presque tous les points de la carte qu’inclut le récit Absolutely Nothing, relation d’un voyage par la route (entre le 30 septembre et le 15 octobre 2016) à travers les États-Unis, d’ouest en est (de Los Angeles à Houston), effectué par l’écrivain italien Giorgio Vasta, accompagné de deux photographes, l’un irano-américain, Ramak Fazel, l’autre italien, Giovanna Silva. Ce carnet de voyage décrit donc une expérience vécue, documentée par les photos de Fazel [1], reconstituée par Giorgio Vasta sous la forme d’une succession non chronologique de chapitres correspondant aux lieux explorés jour après jour.

Giorgio Vasta et Ramak Fazel | Absolutely Nothing. Trad. de l’italien par Louise Boudonnat. Verdier, 336 p., 24 €

« Boneyards » signifie littéralement « champs d’ossements ». La polysémie métonymique de ce terme est explicitée par Ramak : « un bout de terrain où l’on conserve les choses qui ne servent plus à rien ». Et, de fait, ce voyage atteste d’abord d’une sélection de lieux « à l’écart », marqués par la disparition de la vie enfuie, par les traces de ce qui fut : villes, monuments, cimetières d’objets (aéronefs militaires), attractions touristiques abandonnées (l’hippodrome de « Trotting Park », « Park Lake Dolores »…), et même une cité utopique marquée par le destin de toute utopie, la disparition : « Arcosanti ». Ghost Towns ou simples ruines d’habitations dévastées par le feu, corrodées par le sable : c’est une succession de « biographies de catastrophes », d’empreintes ichnographiques d’artefacts humains, dont il ne subsiste rien, ou d’activités, humaines elles aussi, dont témoigne, parfois, un amoncellement d’objets in-identifiables, le tout étant corrodé, anéanti par ce désert triomphant, infiniment horizontal, infiniment crevassé par la sécheresse, sous le feu du soleil, et dont l’emblème pourrait être ce panneau « jaune en forme de losange » portant l’inscription, paradoxale : « ABSOLUTELY NOTHING- NEXT 22 MILES ».

Giorgio Vasta et Ramak Fazel, Absolutely Nothing
Venice beach, Californie dans « Absolutely Nothing » © Verdier

Absolutely Nothing : catalogues d’images « inversées », comme un négatif fantomatique, de l’Amérique trépidante de vie dont témoigne ce cinéma hollywoodien qui a exporté – et exporte toujours – un imaginaire du Nouveau Monde intériorisé par les spectateurs, les lecteurs, les auditeurs de toute la planète, au moins en cela, totalement « américanisés ». Tout ce récit se donne en effet à lire dans une perspective ouvertement anthropologique, une anthropologie elle-même négative par les « terrains » de contre-enquête choisis — des non-lieux plus exactement : traces silencieuses, imperceptibles, de ce qui n’est plus. Une image « en creux », donc, saisissante par l’intensité de son contraste avec l’imaginaire usuel du monde américain pour un Italien, un Européen. Ce fait doit être souligné, car le récit de Vasta assume, souvent de manière ouvertement biographique, l’adhésion de l’auteur, enfant, adolescent mais aussi adulte, à tous les clichés mythifiants sur l’Amérique. Les lieux font surgir, de façon antithétique, une succession d’images, non d’une autre Amérique mais d’une histoire spectrale de celle-ci : dans les espaces arides du Grand Ouest où la vie exista et où il ne subsiste plus (outre les ruines) qu’une maigre population de survivants, âgés pour la plupart et rencontrés au hasard des pérégrinations des voyageurs — nombre de portraits leur sont dédiés non sans échos, dans leur dignité, à ceux de Louons maintenant les grands hommes. Des témoins hors du temps, laissés pour compte, immobiles jusqu’à l’heure de leur mort sur les bas-côtés de ces highways où rugissent les gigantesques trucks qui étincellent de leurs chromes dans le cinéma d’action américain, pétrifiés dans un désert-cimetière, par leur refus de participer à cette incessante et frénétique mobilité qui caractérise le rapport au temps, à l’espace de ce pays où « on construit dans le désert jusqu’au jour où, pour une raison quelconque, on s’en détourne, alors très rapidement le désert reprend ses droits . Dans ces lieux l’anthropisation est un droit d’usage temporaire ».

Et pourtant… Cette poétique de la ruine, ces présentations répétitives, le plus fréquemment en forme d’accumulations nominales, vertigineuses, hétéroclites, d’objets désormais sans objets qui parsèment les abandonned places, bref cette illustration du temps dans son pouvoir d’anéantissement de toute chose, ouvre sur un univers d’images mémorielles saturées de vie. Grâce à l’histoire du cinéma, de la musique, de la littérature qui repeuplent ces lieux de leurs fictions, leur conférant la vie artificielle de la représentation dans les souvenirs du narrateur « comme si aux États-Unis les lieux étaient recouverts d’un glacis mythique, d’une couche fine et pourtant très résistante constituée de tous les récits qui ont mis en scène », existe cet outre-monde d’Absolutely Nothing.

station essence de Giorgio Vasta et Ramak Fazel, Absolutely Nothing
Ehrenberg, Arizon dans « Absolutely Nothing » © Verdier

« Comme nulle part ailleurs, l’abandon n’y est pas l’opposé de quelque chose, le contraire amer de ce qui est habité, l’abandon est une identité : ici on vit non pas “avant”, “après” ou “malgré”, mais “durant” et “à travers » l’abandon”. C’est là le sentiment de désenchantement absolu physiquement éprouvé lors de l’arrivée en Louisiane. Face au delta lugubre du fleuve se manifeste alors le pouvoir irradiant de la mémoire : « Le Mississippi a d’abord été pour moi un dessin animé japonais avec le générique des Louisiana Group, Huck et Jim en bras de chemise et chapeau de paille sur un radeau de bois glissant entre les magnolias et les poissons-chats […] et puis, quelques années plus tard le Mississippi fut le fleuve de Karma Chameleon des Culture Club […] puis le grand fleuve est devenu la voix de Nina Simone qui, dans mes après-midi, au milieu des années quatre-vingt, chantait “Mississippi Goddam”, nourrissant mon adolescence d’un feu illusoire, et, à cette même époque, le fleuve s’est mis à couler au fil de Crossroads, le voyage de Talent Boy au milieu des ferrailleurs avec ses bagarres dans les bouges… »

L’espace apparaît comme un texte, donc, tissé sur la page blanche du sable, par une mémoire culturelle « résurrectionniste ». Avec une conséquence anthropologique que Vasta développera selon de multiples variations : la culture, l’imaginaire culturel américain (qui est d’abord un imaginaire des objets comme « distorsion » de la culture, précise Ramak), sont la preuve (romantique dans un certain sens par leur force auratique), de la disqualification de l’opposition sur laquelle s’est bâti le Logos occidental : celle du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire. Le Fake, ici, ne s’oppose à rien : il n’est que la mise en scène ludique, ironique, d’un mode de vie comme représentation ! D’où le défilé de ces guides qui débitent mécaniquement des histoires d’OVNI (au musée des UFO de Roswell), qui racontent l’épopée du Far West à Calico sans trop y croire eux-mêmes mais selon un « comme si » — et c’est là l’art du roman —, qui réenchante le monde aux couleurs de l’enfance ! Exemplaire illustration des thèses sur la mimesis de Walter Benjamin, faisant de celle-ci, dans l’art moderne, le résultat du primat de l’apparence et du jeu : « Comme dans un jeu, dis-je. Comme dans un jeu répète Ramak. Et ça paraît évident de vouloir jouer en Amérique. / Jouer “à” l’Amérique ajoute Ramak. Parce que c’est le lieu de l’incarnation du jeu. Ici la fiction est reine, on n’a rien à lui opposer : c’est une unique réalité, la seule possible. »

Le génie de ces lieux, quels qu’ils soient, se manifeste par une évidence -qui les rend évidents- grâce aux sortilèges transfigurateurs de la mémoire ; il s’y est passé quelque chose : « dans le moindre coin perdu quelqu’un est né ou bien est mort, est venu, on y a tourné un film ou bien un clip, tout l’espace est connoté, signifiant, susceptible d’être raconté. » Absolutely Nothing équivaut à une attestation performative : celle de la supériorité sans nuances du dispositif culturel de mythification mis en œuvre par une société dont la triomphale modernité se nourrit positivement des traces généalogiques du passé, selon une réappropriation lyrique, ironique, ouvertement artificielle mais empathique à coup sûr. Au plus loin des rêveries benjaminiennes sur cet Ange de l’Histoire qui, tournant ses yeux vers le passé, n’y percevait que tragédies, catastrophes, et constatait, avec effarement, que c’était sur cette agonie généralisée que se bâtissait le progrès. La singularité de cette lecture anthropologique des États-Unis possède un pouvoir heuristique absolu, pour comprendre les raisons impérieuses de la fascination qu’exerce l’Amérique sur ses propres habitants (et sur ceux du reste du monde), pour prendre conscience de leur force existentielle, puisée dans un imaginaire « ouvert » du passé grâce à la fiction de son héritage et au vitalisme identitaire qu’elle induit.

Giorgio Vasta et Ramak Fazel, Absolutely Nothing
Baton Rouge, Louisiana dans « Absolutely Nothing » © Verdier

Était-il, dès lors, nécessaire de faire transparaître un sous-texte, un biographème, celui de la solitude ontologique de Vasta, évoquée dans l’un de ces méta-commentaires (en taille de police réduite) a posteriori sur le voyage comme conséquence d’une perte, intime cette fois, la perte de sa compagne, « Lucia » ? Giorgio Vasta ouvre son récit par l’évocation d’un mystérieux rêve de perte, et cet onirisme se concrétise, à l’explicit, par l’aveu de sa réalité : « c’est elle […] qui a fait basculer le plan du texte, révélant qu’absolutely nothing est en réalité absolutely nobody, et, par conséquent, le rien radical du titre est une formule pour dire, en évitant de le dire explicitement, que le sujet de ces pages est l’absence d’un être ».

Ce biographème transforme-t-il alors toute la démarche anthropologique (et son pouvoir heuristique) en une vaste parabole faisant de ce voyage dans l’outre-monde désertique du vide un simple écran de projection sur lequel réapparaît l’image de l’être aimé ? C’est là faire ressurgir un romantisme mais tout autre que celui suggéré par le désert américain : hériter du passé, des traces de la vie, établir une continuité culturelle, identitaire par le pouvoir de transmutation de la fiction, de l’art en général aux États-Unis : la célébration de l’apparence et du jeu.

[1] Pour la plupart d’entre elles, les photographies en couleur de Ramak Fazel sont reproduites en fin de volume, plus rarement, en noir et blanc, dans le corps du texte. Une distribution qui pourra paraître, hélas, assez aléatoire mais qui relève sans doute d’une volonté de dés-orientation du lecteur qui se voit contraint de rechercher des corrélations labyrinthiques entre texte et iconographie, comme une pratique de l’errance, à son tour, dans cet espace sans Orients….

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