Certes, ces constats ne sont pas nouveaux. Mais le livre en propose une efficace synthèse. Pour en exposer le détail, avec en ligne de mire une universalité plurielle à refonder, l’originalité de l’essai réside dans son appui sur des œuvres littéraires. Cette quête d’une nouvelle universalité se déploie depuis un ensemble de lectures monographiques, consacrées à certains textes d’autrices et d’auteurs – d’auteurs surtout – de langue française, de Michel Houellebecq à Léonora Miano, en passant par Mathias Énard, Camille de Toledo, Alexis Jenni, Kossi Efoui, Wajdi Mouawad, Édouard Glissant et Shumona Sinha. Des écritures francophones contemporaines, donc, envisagées chacune dans sa singularité.
L’enjeu philosophique de la recherche est évoqué dans sa préface par Souleymane Bachir Diagne, promoteur d’un universel de traduction et de mise en relation qu’à la suite de Maurice Merleau-Ponty il dénomme « universel latéral », en opposition à l’« universel de surplomb » porté par la « prétention d’un universalisme impérialiste » : l’universalisme européen est désormais en bout de course (Markus Messling convoque plus loin la formule d’« état zombie », qu’il emprunte à Camille de Toledo), pour avoir voulu imposer au monde « son récit de soi comme naturellement porteur de l’universel ». Avec Immanuel Wallerstein, le philosophe sénégalais souligne que l’universel consiste au contraire en un « chantier » à toujours remettre sur le métier, en un idéal sans cesse à poursuivre et à parfaire. On peut rappeler ici que, dans leur petit ouvrage Universalisme (Anamosa, coll. « Le mot est faible », 2022), Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau dénoncent de même ce prétendu « monopole de l’universel » qui constitue une « perversion de la pensée kantienne », et opposent l’universel « décrété » à l’universel « réalisé », mais à ce jour non advenu.
Il y a bel et bien plus qu’un trouble dans l’universalisme, et Markus Messling soutient avec Étienne Balibar qu’il n’existe pas « d’universalités émancipatrices absolument universelles » (La proposition de l’égaliberté, 2010). La déconstruction de notions entérinées comme universelles s’impose dès lors comme le point zéro à partir duquel repenser la coexistence. L’auteur fait ainsi sienne l’exigence de Dipesh Chakrabarty de distinguer entre la prétention européenne « hyperrationnelle » à représenter l’universalité et la prétention encore rationnelle qu’il existe une universalité. Apercevoir cette dernière, postule-t-il, implique d’avoir fait le départ entre l’universalisme comme régime de connaissance, gagé sur une impérative prise de distance, et la nécessaire production d’une universalité qui suppose l’attachement à ses conditions concrètes de réalisation.
La forge de cette « nouvelle conscience du monde » et de l’universalité, Markus Messling va la chercher dans les écritures francophones qu’il étudie (parmi lesquelles les romans de Michel Houellebecq, sans doute par contrepied initial). Assigner une telle mission à des fictions et à des essais littéraires a de quoi paraître présomptueux. Cette ambition repose cependant sur une double assise : d’une part, le caractère unique de l’universalisme français, d’autre part, une attention toute contemporaine à la dimension performative de la lecture de fictions. On se souvient du paradoxe mis en exergue par Léopold Sédar Senghor, pourtant réputé thuriféraire et actif propagateur, à travers la promotion de la francophonie, de l’universalisme français : « Je ne connais pas peuple plus tyrannique dans son amour de l’Homme. Il veut le pain pour tous, la culture pour tous, la liberté pour tous ; mais cette culture, ce pain seront français. L’universalisme même de ce peuple est français. » (Liberté I. Négritude et humanisme, Seuil, 1964). L’universalisme français a imposé aux sujets coloniaux, rappelle pour sa part Messling, « à la fois l’égalité » (ou son idée) portée par les idéaux de la révolution française « et la hiérarchie » (au demeurant concrète et proclamée), au prétexte d’une « mission civilisatrice ». La langue française, décrite comme pétrie d’un idéal de clarté et de raison, possède, au moins depuis 1784 et le fameux essai de Rivarol De l’universalité de la langue française, une histoire idéologique spécifique, illustrant la tension insupportable existant « entre un programme universaliste et sa restriction normative ». C’est pourquoi « écrire en français soulève toujours la question d’une universalité capable de dépasser les prétentions normatives du centre ».
Or, justement, la littérature peut être à la source d’une pensée sans concepts permettant à chacun d’en faire l’expérience dans la lecture. Prenant ici appui sur le besoin universel de récits que Camille de Toledo a récemment incarné anthropologiquement dans la figure du Sapiens narrans, et sans véritablement développer encore le sujet de cette potentialité performative, Markus Messling montre comment, dans ce qu’il identifie comme un néo-réalisme (ses références sont ici Auerbach, qu’il relit, Barthes et Rancière), apparu dans la littérature française au début des années 1980, « c’est l’attitude à l’égard du monde qui constitue elle-même le problème », ouvrant sur une appréhension nouvelle de l’universalité.
Au-delà de son excellente introduction générale, le livre est composé de trois parties aux titres calqués sur la devise de la République française. Mais dans le désordre par rapport à l’ordre célébré au fronton des mairies, et l’auteur s’en explique. Pourquoi commencer comme il le fait par l’égalité ? Parce que c’est avec l’égalité (ou l’aspiration à l’égalité) que débute la modernité, et aussi parce que l’Europe a « foulé aux pieds l’universalisme proclamé » « en plaçant sa propre liberté, le plus souvent masculine, au-dessus de l’égalité ». Cette première partie, « Égalité », est d’ailleurs sous-titrée « La mélancolie des hommes blancs de plus de quarante ans ». De nouveau par antiphrase, la partie « Liberté » porte en sous-titre « La langue de la villa Sésini », centre de torture pendant la guerre d’Algérie. Plus positivement, l’évocation de la « Fraternité » appelle les « possibilités d’un nouveau “nous” ».
Selon une logique compréhensible, mais au risque d’ôter de la force à l’ensemble de la démonstration, c’est dans un cadre européen voire… français de pensée que s’inscrivent les analyses de la première partie, qui sont aussi les plus fournies, consacrées à Houellebecq, Énard et de Toledo, pour y déceler une « formation de crise » traduisant une « perte du monde ». Assez classiquement, Houellebecq est appréhendé comme l’« analyste avisé des effets destructeurs du néolibéralisme » sur le lien social, dévoilant les « promesses creuses » d’une démocratie libérale présentée comme corrompue et en déclin, démasquant un langage « aplati » jusqu’à devenir « pure communication », au moyen plus original d’une « antipolitique de la perception ». L’œuvre de Mathias Énard forme naturellement un « contre-projet au chant du cygne houellebecquien » grâce à un décentrage de l’Europe (de nouveau perçu ensuite avec Camille de Toledo) et à une archéologie littéraire. Le « ravissement » procuré par Boussole (Actes Sud, 2015) laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle universalité, détachée de la névrose de possession avec laquelle sont en prise l’universalisme européen et sa « violence monoculturelle », grâce à la « religion de l’art » comme « ouverture au jeu de la différence ». L’analyse de plusieurs textes de Camille de Toledo rapproche sa réflexion de celle de Souleymane Bachir Diagne, en faisant apparaître comme une « charnière » de sa pensée la traduction, qui offre la possibilité d’esquisser un monde commun à travers l’expérience partagée de ce qui se situe entre les langues et les mondes. Il s’agit aussi d’« arracher au monde » par le biais d’une archéologie, en une « époque benjaminienne », « une véracité par-delà de multiples strates de fiction », afin de « rendre visible le politique dans l’appropriation narrative du monde ».
La crise et ses effets sont déplacés, dans la deuxième partie, au cœur même de la langue et du langage. Alexis Jenni dévoile le « penchant mortifère dans sa relation avec le monde » de l’universalisme français tel qu’il cherche à poursuivre, après la Seconde Guerre mondiale, son incarnation dans la « Nation universaliste » et impérialiste, alors que les locuteurs d’une même langue ne peuvent plus se parler « car ils trébuchent sur des mots morts ». Parce que, tout comme Jenni, Kossi Efoui s’attache à « révéler une histoire conditionnée par l’usage historique du langage », Markus Messling choisit ensuite L’ombre des choses à venir (Seuil, 2011) pour montrer comment ce grand roman de l’auteur franco-togolais « permet d’éprouver les effets de l’aliénation en reproduisant constamment dans son récit les présupposés de la parole sous auspices impériaux » : l’Afrique vue comme un pur donné, la « disparition des sujets coloniaux dans le langage de l’administration coloniale » et l’« impossibilité d’établir par la langue vidée de sens une communauté démocratique ». Aussi revient-il à l’écrivain, « travailleur de la langue », d’en fabriquer une qui puisse se mettre à l’écoute du monde. Puis, outre de nouveaux aperçus sur sa tétralogie Le sang des promesses, on découvrira, de Wajdi Mouawad, quelques extraits, avec leur analyse, d’un texte inédit performé par le dramaturge en 2017 à la Foire de Francfort, intitulé L’Amour. Et on apprendra comment Emmanuel Macron fut « pétrifié », alors qu’il devait prendre la parole à l’issue de cette performance, par les aboiements sur scène de Mouawad… L’affaire consiste toujours à « amener au langage » le trauma historique afin de l’ouvrir à la compréhension : alors, et alors seulement, le silence peut se faire langue.
La dernière partie est la plus brève, qui explore les « possibilités d’un nouveau “nous” » en abordant notamment la question de l’hospitalité. Shumona Sinha et Léonora Miano poursuivent un effort similaire en dégageant, à partir des « forces centrifuges de la réalité », une perception de l’universalité à travers la pluralité de récits singuliers. Dans La saison de l’ombre, la seconde parvient à « faire vibrer la coexistence des choses à travers un tissage polyphonique ». Elle fait éprouver la catastrophe de la captation esclavagiste grâce à l’ouverture d’un horizon de compréhension chez ses protagonistes, pour la plupart des femmes cheminant à tâtons dans ce monde nouveau. Ainsi est produit un « nous » auquel la lectrice ou le lecteur peut choisir ou non de s’agréger, un « nous » non pas abstrait mais conditionné par l’expérience, ici médiée par la fiction et une écriture polyphonique jazzée. Ce qui n’est pas sans rappeler, « au lieu du“nous” fièrement claironné, “nous” roulant les mécaniques, gonflant les pectoraux », « un autre “nous” en diffraction, en interaction, en traduction, un “nous” en attente, en écoute, bref un “nous” en dialogue qui viendra » d’Abdourahman Waberi, qui raillait l’universalisme de clocher dans son conte philosophique Aux États-Unis d’Afrique (Lattès, 2006) tout en décelant « dans l’art et la littérature » « des secours, des remèdes, des solutions d’urgence ». Le dialogue est certes rude, l’approche caustique dans Assommons les pauvres (2011), de Shumona Sinha, dont le personnage principal est une interprète auprès de demandeurs d’asile, qui pète un jour les plombs en fracassant une bouteille sur le crâne de l’un d’entre eux. Mais ce sont bien les « exigences de droit et de justice » qui poussent à « reconnaître leurs droits aux récits singuliers sans abandonner une mise en perspective universelle du monde ». Au rebours de « l’universalité monumentale » d’un universalisme ayant postulé sa propre nécessité, les récits pluriels créent des mondes multiples à la fois « incorporés » et « réfléchis », en accord avec la conscience du Tout-monde formulée par Édouard Glissant.
Il y a bien quelque malice de la part de Markus Messling à intégrer à son étude de « littératures francophones du contemporain » celle qu’il consacre à Houellebecq, du moins si l’on a entériné – ce que l’on n’aura bien sûr garde de faire – une conception restrictive ou frontiérisée des lettres francophones. L’auteur fait au contraire sien le geste maintes fois préconisé, de 2006 à 2018, par Alain Mabanckou, et qu’il rappelle, consistant à faire absorber, par le vaste ensemble cosmopolitique des littératures francophones, la littérature française nationale : « la différenciation », écrit-il, « voilà le tout. Il n’existe ni littérature “française” et “francophone”, ni, pourrait-on dire avec Taiye Selasi [lors d’une conférence à Berlin en 2013], de “littérature française” et de “littérature africaine”. Il existe de nombreux contextes différents d’où ressortent des littératures s’exprimant dans leur propre langue française ». Fort bien. Ce bouquet initial de lectures a permis d’en explorer certains traits saillants en congédiant toute « illusion pseudo-universaliste », diraient Niang et Suaudeau. Les choix de ces lectures et leur singularité précise, aussi heureux soient-ils, semblent également comporter une part de hasard et d’opportunités variées. Les autrices et auteurs dont les œuvres sont analysées ont toutes et tous bâti leur carrière littéraire dans l’Hexagone, en publiant essentiellement en France (ce qui n’est en rien un reproche, bien sûr, mais un constat). On l’a dit, il s’agit moins de « littératures » que d’« écritures » francophones, et, pour qui aurait cherché un panorama, manqueraient entre autres, au-delà de Glissant, de son Introduction à une poétique du divers (1996) et de Tout-monde (1993), des références caribéennes et indianocéaniques, des écritures francophones produites en Afrique subsaharienne et méditerranéenne. L’universel après l’universalisme a constitué la base du projet européen de recherche « Minor universalism » que pilote actuellement Markus Messling, professeur de littérature romane et comparée et d’études culturelles à l’université de la Sarre. Au-delà de la « question européenne » et d’« un universalisme réfléchi vers l’Europe », on observera avec intérêt la poursuite d’une entreprise associant avec bonheur histoire des idées et « production d’une nouvelle universalité ».