Quand la violence devient discours

On considère souvent qu’Álvaro de Campos est le plus « moderniste » et le plus « audacieux » des doubles de Fernando Pessoa. La nouvelle traduction de son célèbre poème final Ultimatum constitue l’occasion de se replonger dans une œuvre majeure de la poésie lusophone, d’en saisir la violence et d’en dépasser les lectures univoques.

Álvaro de Campos / Fernando Pessoa | Ultimatum. Trad. du portugais par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin (édition bilingue). Préface de Pierre Hourcade. Éditions Unes, 56 p.,14 €
Photographie de Fernando Pessoa
Fernando Pessoa © Éditions Unes

Vrai Protée, il est un visage de Fernando Pessoa qui a pris le nom et la plume d’Álvaro de Campos, le plus moderniste et, dit-on, le plus audacieux de tous ses rôles (puisque l’œuvre sans fin de Pessoa est une dramaturgie de voix entrechoquées ; une théâtralisation limite des états du verbe et de la conscience). Le texte nouvellement traduit sous le titre d’Ultimatum aux éditions Unes peut se lire comme le congédiement d’un congédiement, puisque c’est le texte ultime d’Álvaro de Campos qui ouvre à jamais en même temps qu’il clôt pour jamais, avec quelle brutalité, sa geste. Cette œuvre féroce, d’une violence verbale extrême, ne peut se comprendre si l’on n’a pas en mémoire l’ultimatum de 1890 que les Anglais (im)posèrent aux Portugais afin qu’ils abandonnassent leurs nouvelles visées coloniales en Afrique.

Toutes voiles dehors, Álvaro de Campos, au cours de sa fulminante imprécation, renvoie au néant toute une Europe de « mandarins » lénifiants parmi lesquels il discerne Anatole France, Kipling, Wells, Chesterton, Shaw ; mais aussi toute une Europe de pays colonisateurs (dont il excepte le Portugal) : l’Italie avec son « chien-chien appelé César », la France, « coq déplumé », l’Allemagne, « Sparte pourrie à l’huile d’olive », les USA, « ail de panade transatlantique ». Le discours de l’imprécateur est à la fois le fruit d’une poésie en crise et d’un poète hors de lui-même. La démesure se fait assassine, l’hubris devient cruelle, dans la sanglante tradition d’un Lautréamont. L’habit futuriste s’y devine également, quoique de manière détournée, voire ironique, avec des collages dadaïstes, des formules journalistiques, des effets typographiques de mise en page, une succession de « j’accuse » comme autant de diatribes ouvertes. Il s’en dégage une très grande pluralité stylistique, un mélange des genres tout à fait intéressant, passant du poème-pamphlet à l’argumentation philosophique, sans oublier l’exposé scientifique (« la loi de Malthus de la sensibilité »). Ce discours de l’imprécateur met d’ailleurs en scène sa propre indignation suivant les différentes phases d’un délire, chaque phase s’achevant sur un ordre de destruction (« fouillez dans tous les coins », « enlevez tout ça de ma vue »), comme signe de réalisation réelle, de sortie du texte marquée par un silence, un blanc, comme si c’était le signe d’un accomplissement de la requête ; « phase strophe » elle-même construite à partir d’une anaphore qui produit un effet d’essoufflement ou de relance continuelle (« et toi »… « et toi »… « et toi »…). C’est là le discours comminatoire du Maître qui expulse ceux qu’il déclare incompétents ou dépourvus de jugement. 

Álvaro de Campos, « de la race des Navigateurs » ou « des Découvreurs », atteint la culmination de son messianique délire sébastiano-nationaliste en incarnant tout à la fois le juge, l’inquisiteur, le prophète – en un mot, l’ange exterminateur. Délire qui se double d’un côté « célinien » (celui des pamphlets), avec une obsession de la propreté, de l’hygiène (« Qu’ils se lavent »). La « merde » est partout, augmentée, typographiquement grossie, devenant à la fois un juron et la figure sans équivoque de la matière fécale. Plus loin, Álvaro de Campos parle de « la forme de sa matière chaotique », ce qui signifie qu’il désire donner forme à l’excrémentiel. Cette purification dangereuse s’accomplit par le rejet du sale et une délirante volonté d’épuration. S’y lit aussi bien un désir tout nietzschéen de transmutation, hâtant l’avènement d’un surhomme bien particulier : un homme qui en compte trente ou quarante, « qui soit par lui-même le plus grand nombre d’autres », soit une minorité qui soit une majorité : « l’artiste synthèse-somme ». Le mépris souverain ne cesse de revenir dans le texte, à la manière d’un refrain : « Passez sous les fourches de mon mépris ». Pessoa, lui, l’homme du Pluriel hétéronymique, est ce fil tendu vers cette « sensibilité nouvelle », cette « civilisation » que sa persona appelle de ses vœux.

Portrait de Fernando Pessoa
Julio Pomar Portrait de Fernando Pessoa (1983) Centro de Arte Moderna Manuel de Brito © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Ultimatum participe également à l’élaboration d’une typologie de l’insoutenable, comme si Álvaro de Campos allumait une suite ininterrompue de bûchers, de slogans, de vérités péremptoires. Plus le poème avance, plus le discours s’élargit, jusqu’à prendre les proportions du monde : écrivains, chefs d’État, pays, etc. Cependant, qui est-il donc, celui qui parle ? Si les gens sont congédiés, mis dehors, de quel dedans parle donc Álvaro de Campos ? Précisément, si le dedans vient à manquer, cette absence explique le besoin du poète de s’adosser à des figures d’autorité extrêmes (le Général, le Monarque). Mais qu’est-ce qui déclenche un tel déchaînement verbal, sinon une lassitude, un étouffement de l’aujourd’hui, une sensibilité écorchée vive qui ne trouve pas d’issue ? Pour Álvaro de Campos, on est arrivé à un monde rétréci, petit, minable : « la Lilliput-Europe ».

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« Ultimatum » représente à nos yeux un véritable exorcisme, une opération cathartique à part entière et on aurait bien tort en le lisant de ne s’arrêter qu’à sa violence ; c’est une violence qui mue.

Le poème ne manque pas d’entrer en résonance avec nombre de nos problèmes contemporains. Comme si, au fond, il avait été entendu, notamment en ce qui concerne l’« abolition du dogme de la personnalité » et l’« abolition de l’idée d’individualité ». Même chose pour le prêche camposien en faveur d’un matérialisme violemment anti-chrétien et d’une philosophie de l’immanence radicale dont on trouverait maintes reformulations de nos jours. Álvaro de Campos se place également dans la droite ligne de l’apologie des ingénieurs façon Rimbaud. Apologie qui se double d’une célébration sans retenue du monde scientifique alors en pleine effervescence (« donner des Homère à l’âge des machines »), ce qui n’est pas non plus sans rappeler un certain engouement positiviste de l’époque invitant à édifier un grand récit fondateur de la modernité (« une humanité mathématique et parfaite »)… Toutefois, Álvaro de Campos aggrave son cas par une croyance aveugle dans la science : il va jusqu’à parler d’une « Monarchie scientifique » ! Hiroshima et Nagasaki n’ont pas encore sonné le glas de tous ces vœux pieux. Toujours est-il que le désir profond d’Álvaro de Campos consiste à « sauver l’Europe », c’est-à-dire à la construire. Selon lui, celle-ci « en a assez d’être dans les faubourgs d’elle-même ». Il en appelle à un Descartes futur (« quelle est la Méthode ? ») à même d’incarner toute une génération, mais sa présence reste énigmatique. L’inversion de la sotériologie chrétienne passe chez de Campos par une dimension chirurgicale (« Nous devons opérer l’âme ») afin d’arriver à « une santé artificielle ».

Enfin, ce poème représente à nos yeux un véritable exorcisme, une opération cathartique à part entière et on aurait bien tort en le lisant de ne s’arrêter qu’à sa violence ; c’est une violence qui mue. L’on part d’une violence instinctive, irréfléchie, qui se transforme lentement en discours rationnel, comme s’il y avait un aplatissement de la vague. À la fin, plutôt que de faire irruption dans le réel, la violence connaît comme une décompensation dramaturgique. On est passé d’une extrême violence, du cri, voire d’un appel au meurtre (effet mitrailleuse du « Rostand-tand-tand-tand »), à son détournement théâtral. L’impératif dangereusement catégorique se mue finalement en questionnement océanique. La mise en scène se termine sur la pause finale (« barre du Tage, dos tourné à l’Europe, le regard fixé sur l’Atlantique ») qui est celle du navigateur, ce qui constitue une inversion par rapport au début du poème : Álvaro de Campos voulait congédier le monde entier, mais, paradoxalement, lorsque le rideau tombe, c’est lui-même qui semble au loin, en route vers un nouveau monde, inconnu.