Hypermondes (25)
Les neuf textes d’Illuminations se déploient en un feu d’artifice d’inventivité et de chaos jouissifs. Ces fusées littéraires éclairent des mondes sombres, tissés de faux-semblants, de déclin et de conformisme. Alan Moore a installé au centre de son recueil un soleil noir, un astre sauvage et malade de 260 pages, à la fois fabuleuse histoire de l’industrie des comics et procès-verbal d’un échec créatif. Les huit nouvelles encadrant « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » lui font écho par la récurrence des impostures et de la vampirisation des artistes.
Illuminations avance à l’énergie du désordre : un événement inattendu met à nu les faiblesses d’un univers apparemment stable, jusqu’à l’effondrement des certitudes et des valeurs. Watchmen, l’emblématique bande dessinée de Moore réinterprétant le concept de super-héros, commençait par le meurtre du Comédien. De même, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » s’ouvre sur la mort du scénariste Brandon Chuff ; mais l’épique et le tragicomique laissent toute la place au burlesque, puis au grotesque : Chuff décède dans un diner, bien droit sur sa banquette, pendant une polémique sur Mr Océan (Aquaman, dans la vraie vie des comics). Au même instant, son voisin de table, trompé par l’anesthésie du dentiste, confond sa lèvre inférieure avec son hamburger, aspergeant la scène de sang.
Ce choc inaugural déclenche une série de révélations et de catastrophes qui mettront en évidence la décadence des comics et conduiront Worsley Porlock, le successeur de Chuff, jusqu’au véritable patron d’American (alias DC Comics, l’un des deux principaux éditeurs de BD de super-héros).
Les chapitres s’enchaînent, jubilatoires, protéiformes (interview, séance d’analyse, déposition devant le Congrès, critique de film, planche de BD scénarisée…) pour, à coups de furieux allers et retours entre 1952 et 2021, faire l’histoire d’un genre et décrire un milieu.
On s’amuse à reconnaître les super-héros (Thunderman est Superman, King Bee : Batman, Garde Nationale : Captain America, etc.) et les éditeurs et auteurs historiques défilent : Sam « le Satanique » Blatz (Stan Lee), Joe Gold (Jack Kirby), Robert Novak (Steve Ditko) ou Denny Wellworth (Archie Goodwin)… Alan Moore souligne « la brutalité industrielle » des éditeurs, qui licencient aussitôt les scénaristes ayant tenté de créer un syndicat, et imagine (?) que la CIA aurait financé Marvel, afin de diffuser une vision favorable du nucléaire. Le sujet est essentiel pour l’auteur : scénariste de BD pendant près de quarante ans, il a donné au genre des chefs-d’œuvre adultes avec V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaires ou Providence. N’étant pas propriétaire de certains des personnages qu’il a créés, Alan Moore a eu des conflits profonds avec plusieurs éditeurs, notamment DC Comics, jusqu’à choisir d’abandonner la bande dessinée.
« Ce que l’on peut connaître de Thunderman » expose à la fois le dérisoire des histoires de super-héros, l’immaturité de ceux qui les produisent, et la force de cet imaginaire, son potentiel d’émerveillement. Le chapitre où le jeune Worsley Porlock va acheter des magazines au coin de la rue, celui où il découvre d’autres passionnés à son premier festival, sont des miracles de bonheur et de justesse. Ils voisinent avec des sommets de comique – le réveil récurrent de Worsley dans une benne à ordures pendant les conventions de Chicago – et d’étrangeté : la confusion entre une figurine grandeur nature et un éditeur réel dans les couloirs d’American, le mariage de la vice-présidente avec la photo géante de son père et de Pinochet jouant au golf.
De tous ces épisodes déchaînés, dont les acteurs sont comme les copies affaiblies de leurs personnages, une cohérence d’ensemble finit par se dégager, lancinante, autour de l’imposture et de la spoliation. Dès l’origine, le fer rouge de la tromperie marquait les comics : « Imprimés au Canada par des éditeurs comme Albert Kaufman, un associé de la mafia, les pulps servaient de couverture pour faire passer l’alcool de contrebande canadien vers l’Amérique de la Prohibition ». Les deux créateurs de Superman furent dépossédés de leur personnage. Puis le dessinateur Jack Kirby n’est pas reconnu comme l’inventeur de tous les super-héros Marvel qu’il a conçus. Éditeurs et scénaristes incompétents s’approprient les idées des autres.
« Ce que peut l’on connaître de Thunderman » s’achève sur le constat que les comics de super-héros n’ont su ni attirer de nouvelles générations de lecteurs, ni vraiment prendre un tournant adulte. Ce texte, que l’on peut légitimement qualifier de roman dans tout ce que le genre a de bâtard et d’énergique, est à la fois une lecture très fine de l’histoire d’un art, un monument de littérature comique et une geste du combat baudelairien entre l’artiste et la pesanteur de l’entropie.
Les autres textes d’Illuminations se lient à « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » comme autant de satellites. « Et, à la fin de tout, se démunir simplement du silence » et « Lecture à froid » peuvent au premier abord sembler n’être que des histoires de mort-vivant et de fantôme écrites avec talent, mais assez traditionnelles. Cependant, leur présence dans le recueil prend tout son sens en tant que variations sur l’imposture et la confusion d’identité. « Le lézard de l’hypothèse » est également centré sur l’emprise et le vampirisme identitaire, tout en offrant, grâce au personnage qui raconte l’histoire, une superbe exploration des limites de la perception.
« Pas même de l’étoffe des légendes » montre combien il peut être dangereux d’être fan, en sondant toujours la dissimulation, les fausses identités, les apparences trompeuses. « Maison de charme dans cadre d’exception » et « L’inénarrable état de haute énergie » illustrent la capacité de l’auteur à marier la satire au chaos. Le premier texte présente, dans la banlieue de Bedford, une version immobilière de l’Apocalypse. Le second part de l’hypothèse du physicien Boltzman selon laquelle des formes de vie intelligente auraient pu apparaître dans des états de désordre primordial. Hélas, tout finit comme dans une maison d’édition de comics : par la mégalomanie, l’incompétence et la compétition. « Illuminations » traite du danger qu’il y a à essayer de revenir en enfance. Enfin, « Éloge à la lumière américaine » est un exemple frappant de l’art d’écrivain d’Alan Moore. On se demande d’abord un peu quel est l’intérêt de cette double parodie, poème beat s’accompagnant de son exégèse universitaire pour répéter la légende bien connue de Ginsberg, Kerouac, Cassady et consorts. Tout cela mêlé à des références au Livre des morts égyptien. Puis se dessine peu à peu un hommage à San Francisco à travers une déambulation d’une journée, tel le Dublin d’Ulysse ou, dans Jérusalem, Northampton, ville natale et centre du monde d’Alan Moore. Mais « Éloge à la lumière américaine » propose surtout, et on ne le comprend qu’à la fin, une nouvelle et émouvante variation sur la spoliation littéraire.
Tous ces récits, remarquablement écrits, confirment l’aptitude d’Alan Moore à dynamiter par son imagination les formes et les impostures, créant mouvement et joie contre les puissances mortifères de l’accaparement et de la domination.