Un homme de cœur

Je lis Corps errants, cœurs malades et me laisse emmener. Après quatre années de spécialisation en cardiologie, à Dakar, le docteur Mohamed Anssoufouddine revient dans son île natale, les Comores, avec un savoir-faire aiguisé et un appétit de soigner ses compatriotes.

Mohamed Anssoufouddine | Corps errants, cœurs malades. La double peine. KomEDIT, 168 p., 20 €

Si je deviens malade du cœur, je sais quel cardiologue j’irai consulter. Il exerce à l’hôpital de Hombo, à Ndzuani (Anjouan), Comores. Depuis Paris, où j’habite, cela représente près de douze mille kilomètres à franchir pour une consultation. Qu’à cela ne tienne. Quand le cœur est en jeu, plus aucune distance n’est dissuasive. Le fait est, cependant, que je ne suis pas malade du cœur. Pas aujourd’hui. Du moins pas de façon manifeste. Peut-être le serai-je demain, qui sait. Les maladies ont le chic pour se déclarer quand on ne les attend pas. Mais, pour aujourd’hui, je ne vais pas entreprendre le voyage jusqu’à l’hôpital de Hombo. Mais, tout bien pesé, je vais m’y rendre tout de même.  Pas en naviguant. Ni par voie d’air, ni par voie de mer. Mais en lisant.

Premier cardiologue de l’île, Mohamed Anssoufouddine entend ouvrir un nouveau champ de pratiques ; moyennant quoi, il a affaire à une véritable pelote d’obstacles. Tous les obstacles imaginables : le manque de matériel et de médicaments de base, y compris des médicaments aussi élémentaires que les anticoagulants (indispensables pour prévenir la formations de caillots dans nombre de cardiopathies) ; la gabegie généralisée, les filouteries de certains collègues happés par le marché des soins florissant dans la sous-région de l’océan Indien ; la méfiance de ses propres patients à l’endroit d’un médecin formé en Afrique, y compris ceux qu’il a déjà soulagés et qui sont susceptibles, du jour au lendemain, d’entreprendre une traversée coûteuse et périlleuse guidée par l’imaginaire du médecin blanc.

Peinture de coeur avec fleurs
Howth (Ireland) (2018) © CC BY-SA 2.0/Urko Dorronsoro/Flickr

Il fallait que cela s’écrivît. Non pas comme une liste d’obstacles à surmonter mais comme une série de rencontres à relater. Les rencontres par lesquelles le docteur Anssoufouddine, ce n’est pas exagéré de le dire, a effectué le second apprentissage de sa spécialité. On croit volontiers qu’il suffit d’être deux pour se rencontrer, mais, en vérité, c’est à trois qu’il faut compter. Mettons : un patient, un cardiologue et un poète. Le cardiologue prend en charge l’enfant d’une ancienne camarade de classe, atteint d’une sténose de l’aorte congénitale. L’enfant en a déjà beaucoup vu, il a traversé en kwasa pour Mayotte, il a manqué faire naufrage et a été repêché, puis transféré à Paris pour, trop tardivement, être opéré à l’hôpital Necker. Il a depuis lors réintégré la maison familiale en état d’insuffisance cardiaque et sans aucun traitement, trop faible pour seulement marcher. Sans autre perspective que d’attendre la fin. Sauf que l’île compte désormais un cardiologue qui s’emploie à changer les perspectives : si l’enfant ne peut être guéri, il peut être soigné. Le cardiologue l’examine et part à la recherche des médicaments nécessaires, ce qui implique notamment de monter un réseau complexe pour obtenir des anticoagulants depuis Madagascar. Tant et si bien que l’enfant condamné grandit. Il a maintenant douze ans et vient interroger son médecin. Il ose une question qui ne concerne plus tant, cette fois, son cœur-organe que le cœur de son être. Il s’est mis à lire et à dire, à slamer et à griffonner, il va devenir poète. Et cela, il l’annonce à celui qui a su tout à la fois le soigner en cardiologue et l’écouter en poète.

Le propre de la pratique médicale est de s’adapter à la singularité d’un cas. A l’hôpital de Hombo, il faut de surcroît réinventer à chaque fois les conditions matérielles de l’intervention. Aux urgences, cet homme chez qui l’équipe de cardiologie vient de diagnostiquer un infarctus du myocarde approche de l’état de choc. Il faut mobiliser d’urgence l’unique seringue électrique (pour un hôpital de 190 lits), il faut donc la relayer sur le champ par une méthode manuelle pour le patient diabétique qui en bénéficiait. Mais ce n’est encore que l’instrument. La Dobutamine, le médicament à injecter d’urgence pour sauver cette vie, n’est pas disponible. Non plus qu’aucun de ses succédanés. En dernier recours, il reste l’aspirine, joliment qualifiée de « thrombolytique du pauvre ». Encore ne peut-on compter sur la pharmacie de l’hôpital, la seule solution est de se précipiter dans une officine privée pour se procurer la dose nécessaire, moyennant finances.

Une telle séquence est instructive pour tous : pour les malades quant à la mise en œuvre des soins, et pour les soignants quant à l’os de leur fonction. D’autant que l’enchaînement ne s’arrête pas là.  Sauvé de son infarctus aigu, le malade est adressé à Mayotte en vue d’un acheminement vers l’île de la Réunion pour réaliser la coronographie nécessaire. Or il a d’abord affaire à une équipe de médecins soupçonneux, incrédules relativement au parcours thérapeutique réalisé dans des conditions d’inventivité qui outrepassent manifestement leurs capacités d’imagination. Ces médecins sont d’ailleurs à deux doigts de le tuer en arrêtant le traitement bêtabloquant dont son cœur a besoin. Si bien que le malade doit être sauvé deux fois : une première fois d’un infarctus aigu du myocarde grâce à la diligence de l’équipe de Hombo, et une seconde fois de la bêtise médicale grâce à l’intervention conjointe du docteur Daniel d’Anjouan et du cardiologue de la Réunion. Cette forme de bêtise, mélange d’arrogance et de défaut de compétence, n’est malheureusement pas rare. Il se pourrait même qu’elle soit plus fréquente là où la médecine étouffe sous une abondance de moyens et en perd l’art des chemins singuliers.

L’art de la rencontre, disions-nous, se joue au moins à trois : trois parts qui se redistribuent à chaque fois un peu différemment. Ainsi ce jeune homme de dix-neuf ans, arrivé très souffrant à l’hôpital après moult rebondissements, est-il finalement soigné de sa péricardite tuberculeuse. A travers les soins du corps, c’est aussi son histoire qui est touchée. Pour lui, comme pour d’autres, le retard des soins a à voir avec son origine de classe. Malgré le passage des générations, un descendant d’esclaves reste un descendant d’esclaves, et son parcours de soin est marqué par l’intervention anachronique d’un « propriétaire », l’un de ces privilégiés de la place qui ont accaparé les domaines coloniaux lors de l’indépendance. Dans ce cas comme dans tous les autres, une maladie d’organe ne saurait s’appréhender séparément : « nous autres médecins avons devant nous des individus malades mais derrière ces individus ce sont des histoires souvent séculaires, entremêlant le passé et le douloureux présent d’un pays ». Autant dire que le cardiologue ne travaille jamais tout à fait seul, sans s’associer au poète qui l’habite et qui se prête aux échos de l’histoire.

Les diagnostics sont une affaire de langue. Le clinicien de Hombo est en butte aux préjugés qui s’accumulent à l’endroit de sa spécialité, qui plus est exercée par un enfant du pays, et dépourvu en outre de l’appareillage sophistiqué en usage dans les pays riches. Reste à se concentrer sur les ressources de la langue cardiologique dont il fait entendre quelques subtilités : « c’est le langage des bruits du cœur mais c’est aussi celui des flux sanguins, les moelleux, les turbulents, les caillots alluvionnaires qui peuvent s’improviser d’amont comme d’aval ». Or, aucune langue ne saurait se parler seul. D’un côté, Anssoufouddine continue à se référer à l’enseignement de son maître sénégalais Abdoul Kane, comme à suivre les publications dans son champ ; de l’autre côté, il entreprend de former à son tour de jeunes collègues avec lesquels il partage l’art de l’auscultation fine et de l’analyse des électrocardiogrammes, ainsi que le goût des lectures transversales. Il ne s’arrête pas là. Le partage s’étend au lecteur, à la lectrice, avec une composition du livre pour le moins inhabituelle : chaque chapitre écrit est suivi d’une reproduction des documents médicaux y afférents. Et ce n’est pas rien de voir figurer les découpes cœur-poumons des radiographies, les ombres portées des échographies, les griffonnages nerveux des électrocardiogrammes. Une occasion pour le lecteur de se familiariser un peu avec le langage de la cardiologie.

Couverture de Corps errants, coeurs malades de Mohammed Anssoufouddine
Couverture de Corps errants, coeurs malades de Mohammed Anssoufouddine © KomEDIT

Le plaisir y est, le plaisir du texte redoublé de la jouissance de la belle clinique, celle qui se travaille à mains nues. Ici ou là, Anssoufoudinne laisse s’entrelacer les aventures du diagnostic avec celles du garçon joueur qu’il a été : « Ce jour-là, nous avions couru les mornes, escaladé les vallées en nous agrippant sur les lianes. Juchés sur les branches ballantes, nous nous étions disputé les mangues mûres avec des meutes voltigeuses de roussettes. Nous avions dévasté les champs… [saisi] des bananes et du manioc que nous grillions sur les berges graveleuses de la rivière, flambant sur le même brasier des brassées de crevettes pêchées sur le champ ». Médecin moi-même, je souscris entièrement à cet entrelacs. Disons-le tout net : il n’est pas de pratique clinique qui vaille sans que l’infantile vienne, d’une façon ou d’une autre, y concourir. Cette dimension anime plus ou moins souterrainement le geste clinique, en réveille la vitalité derrière la trop commode technicisation des diagnostics : « Rien qu’avec des courbes sinusoïdales, je peux voyager dans le réseau de tuyauteries secrètes du cœur. Dans ce cas d’espèce, je suis sûr qu’une artère est bouchée, totalement bouchée, par un gros caillot. Je peux même dater l’heure à laquelle cela a commencé ».  

« C’est comme ça, seul cardiologue de l’île, toute ma vie je suis d’astreinte. » Autant dire que ce n’est jamais fini. Les trois générateurs d’oxygène de l’hôpital sont en panne. S’agit-il d’une panne technique ? Il s’avère que le fournisseur les avait programmés seulement pour un an, l’État des Comores n’ayant payé que la moitié de la somme qu’il avait pourtant publiquement annoncé avoir payée. L’argent sera passé ailleurs, une fois de plus. Sans parler des circuits aberrants instaurés par certains confrères dédiés au profit. Tel médecin mauricien prescrit au prix maximum des examens complémentaires inutiles, voire dangereux. Tel autre refuse de pratiquer une intervention urgente (une pose de pacemaker sur un bloc auriculo-ventriculaire complet) tant que sa facture, exorbitante, n’aura pas été entièrement réglée. La palme de la filouterie médicale revient peut-être à celui qui se fait payer fort cher pour renouveler la même prescription, se contentant de remplacer le nom de spécialité d’une molécule (Lasilix) par le nom générique de la même molécule (Furosémide).  

Mohamed Anssoufouddine ne masque rien des dérives et des malhonnêtetés locales, qui font si bon ménage avec les relents de l’histoire coloniale. Le grand business de la santé s’appuie en effet sur le préjugé persistant de la supériorité du médecin blanc. Il ne compte plus le nombre de fois où il s’est vu assener un jugement du type : « Comment, vous qui êtes formé en Afrique, un continent à feu et à sang, pouvez-vous vous targuer d’être compétent sur des choses aussi pointues ? »  Autant dire que, par-delà le jeu ordinaire des projections, la logique  coloniale est restée à l’œuvre : « La santé dans son paradigme occidental actuel constitue dans la représentation du Comorien un don, une bienveillance du Blanc, une science à la fois miraculeuse et mystérieuse dont seul le Blanc serait maître ». Son travail de médecin, à cet égard, ne saurait s’arrêter au soin des corps. Plus exactement, le soin a aussitôt affaire à ces corps ballotés dans l’océan Indien, tantôt pour cause d’indications concrètes d’examens complémentaires non disponibles à Anjouan, tantôt au gré de l’idéalisation des soins délivrés par-delà la frontière. Les raisons s’ajoutent aux raisons, et pourtant cette errance insiste par-delà toute raison avancée. L’errance tient les corps dans ce qu’il faut bien appeler un symptôme de société. Entendons par là ce qui donne consistance charnelle, pulsionnelle, à ce qui est resté en souffrance d’articulation, de pensée. Et comme tout symptôme, celui-ci œuvre en deux sens opposés, de conservation et de véridiction : d’une part, continuant à enfouir le réel des relations de pouvoir de type colonial qui n’ont pourtant pas cessé d’être effectives ; d’autre part, attestant d’une dimension traumatique là où les relents de l’histoire tendent à se conjuguer en une dépréciation de soi et une défiance envers ses compatriotes.

Plutôt qu’à vouloir l’éviter toujours à nouveau, il s’agit donc de situer le symptôme pour qu’un travail transformatif puisse s’engager. Le docteur Anssoufouddine s’y emploie. En soignant et en écrivant. Et aussi en contribuant à la transformation des lieux : là où l’hôpital en était venu à concentrer toutes les peurs de la population, peur de l’abandon et peur  de la mort,  il s’engage dans  la construction d’un lieu hospitalier, dans les deux sens du terme : là où des soins sont dispensés, là où des liens peuvent se nouer. Le médecin du cœur, à cet égard, n’a pas fini d’être de garde !


Patricia Janody est psychiatre, philosophe et écrivaine. Elle coordonne la revue Nouveaux Cahiers pour la folie. Dernier ouvrage paru : L’odeur de Mayotte. Une clinique des frontières. Epel éd.