Mars de Fritz Zorn eut un immense retentissement dès sa parution en 1977, et pas seulement en Allemagne. Cette gifle administrée par un mourant à sa famille et à la société tombait à pic alors que les fumerolles de 1968 couvaient encore, qu’une partie de la jeunesse désappointée et révoltée versait dans le terrorisme tandis que les démocraties européennes avaient abandonné sans grand regret au Diable communiste les pays situés derrière le rideau de fer. Le fameux « Familles, je vous hais ! », lancé jadis par André Gide et remis au goût du jour dans ces années-là par une génération soucieuse de s’affranchir des pesanteurs sociales, y trouvait sans la moindre peine son écho. La retraduction de Mars près d’un demi-siècle plus tard se fait dans un contexte où de nombreux livres racontent sévices et brimades subies dans l’enfance, tandis que s’exprime à nouveau un peu partout, en dépit des menaces, l’espoir d’une société plus juste, plus égalitaire, plus respectueuse de l’individu et de ses choix. Dans ce nouveau paysage social et littéraire, le brûlot de Fritz Zorn méritait sans doute d’être ranimé.
Lorsque Fritz Angst choisit pour pseudonyme littéraire Fritz Zorn, et décida d’appeler Mars le héros et narrateur de son seul et unique récit, il transforma la peur (Angst) en colère (Zorn), et revêtit les habits d’un dieu de la guerre aussi capable de déchaîner la violence que de protéger les hommes contre toutes sortes de fléaux – dont les maladies. Tout a été dit sur cette plaisanterie à la fois morbide et édifiante d’un jeune auteur cultivé qui, confronté à sa propre mort, décida d’examiner lucidement son parcours et de se battre pour sa survie avec les armes dont il disposait : entre rébellion et dérision, son écriture ciselée allie la rage au sarcasme, l’élégance au cri de douleur.
Elle nous parvient cette fois dans la traduction d’Olivier Le Lay, mieux adaptée à notre monde et à notre temps, et aussi plus vigoureuse, plus proche de l’esprit et du rythme de la langue de Fritz Zorn : parce que notre oreille et notre vocabulaire ont changé depuis quarante ans, les mots français ne doivent pas rester figés dans une époque révolue s’ils veulent rester fidèles à un texte toujours actuel.
La famille, les enfants soumis à une éducation trop rigoureuse qui brouille les relations avec leurs parents, freine leur épanouissement et impacte durablement leur vie d’adulte, sont depuis longtemps entrés dans la littérature, au moins depuis les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782), ou l’Anton Reiser de Karl Philipp Moritz (1785) pour le domaine allemand. Outre les nombreux livres plus ou moins autobiographiques qui dépeignent des enfants martyrs, battus, violés et malheureux, il y a ceux qui montrent comment la pression continue exercée par les parents et les adultes en général peut se révéler tout aussi castratrice, quand bien même elle se voudrait bienveillante. Chez un enfant bridé, brimé, et finalement brisé, toutes les blessures risquent de se transformer en traumatismes qui pousseront un jour la victime vers le cabinet du « psy » – ou se sublimeront dans l’écriture. Le livre de Fritz Zorn, né dans une famille suisse désespérément bourgeoise et conventionnelle, en fournit un exemple cardinal. S’il fut un choc pour l’opinion en 1977, c’est parce que l’auteur de cette œuvre, traçant son chemin entre l’autobiographie et l’autofiction, accusait ses propres parents de lui avoir donné « une éducation pousse-au-cancer » – et il faut dire que ses mots étaient tout sauf symboliques, car Mars/Zorn/Angst est vraiment mort le jour même où un éditeur acceptait de publier son livre.
Mais l’auteur prend soin de distinguer ses parents en tant qu’êtres (auxquels il s’efforce de conserver malgré tout son affection) de ses parents en tant que simples entités du même nom, prisonniers d’un carcan de conventions sociales qui les empêche de penser et de juger librement. Ce qui, d’une certaine manière, les transforme eux aussi en victimes, alors qu’ils font le malheur de leur fils sans le savoir. Les rendre responsables du cancer qui tue leur enfant, c’est donc, par-delà leurs personnes, viser l’ordre social, prendre à contre-pied l’expression métaphorique « cancer de la société ». Le règlement de comptes familial oscille ainsi entre nuance et brutalité, à la différence peut-être d’autres ouvrages comme Mes parents d’Hervé Guibert (1986), auquel Philippe Lançon, qui a signé la préface, fait une brève allusion.
Qu’est ce texte, au bout du compte ? Autobiographie, testament, auto-analyse à la lumière de Wilhelm Reich, témoignage sur une époque, cri de haine envers la société ? Un peu tout cela sans doute, mais articulé et construit comme une œuvre destinée à être publiée et lue, marquant la volonté de l’auteur de transcender son expérience douloureuse par la littérature.
La complexité du jeu entre l’amour et la haine des parents, doublé d’un sentiment d’indignité qui envahit le narrateur à éprouver et surtout à dire ce qui ose ici s’exprimer sous sa plume, évoque plus irrésistiblement encore un cousinage littéraire avec Franz Kafka. L’influence du cadre familial sur des êtres plus sensibles ou peut-être moins prompts à se rebeller que d’autres semble bien aboutir à des résultats comparables : l’enfant devenu adulte peine à vivre sa vie, a honte de lui-même, de son corps, et entretient avec sa sexualité des relations « compliquées », comme auraient justement dit les parents du récit de Zorn pour éluder tout ce qu’il ne convient pas d’aborder ! « J’étais différent, j’étais étrange, j’étais impénétrable, on ne savait pas sur quel pied danser avec moi, j’étais comme issu d’une autre planète, et la somme de ces bizarreries me faisait moins apparaître aux yeux de mes camarades comme un type méprisable que comme une manière de bête rare, de monstre dont on n’aurait pas su dire avec exactitude où se trouvait la tête et où se trouvaient les pattes, et au sujet de laquelle la seule certitude dont on disposât était qu’elle était parfaitement inoffensive et ne mordait pas. » Une autre version de la Métamorphose ?
Le livre comprend trois parties : la première, Mars en exil, est la plus longue. Zorn analyse ce que fut sa vie, jusqu’à l’apparition de la tumeur qu’il comprend d’emblée comme la matérialisation de la souffrance qu’il éprouve depuis toujours. La seconde partie, intitulée Ultima necat, rappelle que les jours du narrateur sont désormais comptés jusqu’à l’heure fatidique, et il donne libre cours à sa hargne impuissante contre ce qui l’afflige : « le produit inapte à la vie se détruit lui-même ». La dernière partie, enfin, au titre significativement emprunté à une gravure de Dürer (Le chevalier, la mort, le diable), se conclut par des mots où résonne une dernière provocation : « Je me déclare en état de guerre totale ». Des mots où s’exprime, au-delà de toute censure, de toute mesure, la volonté de vivre, ultime offensive désespérée de Mars contre sa maladie et ceux qui, selon lui, en sont responsables. Il ne sait pas encore qu’il perdra cette guerre trois mois et demi plus tard.
Si ces trois parties correspondent bien à trois séquences chronologiques de l’écriture séparées l’une de l’autre par quelques mois, il serait vain d’y chercher une quelconque progression : le récit n’avance pas en ligne droite, mais en spirale, en revenant sur ce qui a déjà été dit, non de manière purement redondante (encore que le risque existe), mais en changeant le point d’observation et en modifiant l’éclairage, comme si l’auteur, à force de tâtonnements, approfondissait chaque fois un peu plus le sens qu’il discerne dans son malheur. En déroulant son raisonnement, Fritz Zorn aborde aussi quelque chose qui s’apparente à une autre logique, plus libre, plus inattendue, qui est un peu comparable à celle du rêve et pousse le récit vers un réalisme fantasmé. Mais dans cette longue méditation de Mars, celui qui tient la plume ne se départit jamais de son effort de lucidité et garde sur ses phrases le contrôle de l’écrivain. Car Zorn se veut tel, même s’il n’a encore rien publié lorsqu’il entreprend l’écriture de Mars.
À la différence de Kafka, qui avait demandé à d’autres de le faire après sa mort, il a détruit lui-même les autres textes qu’il a écrits (dont de petites pièces pour un théâtre de marionnettes) : il n’est donc pas inexpérimenté dans le domaine de l’écriture, et souhaite que son texte rencontre cette fois les faveurs d’un éditeur. Mars est bel et bien conçu comme une œuvre littéraire, dont la composition singulière tient autant à la dimension intime et à la complexité du sujet abordé qu’à l’urgence d’écrire. Si l’auteur s’attaque à ses parents, qui lui reprennent la vie qu’ils lui ont donnée, il reste conscient que son cas, pour être extrême, est loin d’être unique : beaucoup d’autres vivent des situations similaires, sinon comparables, et son destin personnel tend du même coup à devenir exemplaire. Derrière le procès d’une famille se cache le procès d’une classe sociale, la bourgeoisie, et finalement celui de toute une société ou, comme il le dit lui-même – et le mot a fait florès aujourd’hui –, d’un « système ».
Qu’est ce texte, au bout du compte ? Autobiographie, testament, auto-analyse à la lumière de Wilhelm Reich, témoignage sur une époque, cri de haine envers la société ? Un peu tout cela sans doute, mais articulé et construit comme une œuvre destinée à être publiée et lue, marquant la volonté de l’auteur de transcender son expérience douloureuse par la littérature. Un seul livre, mais un coup de maître. Zorn reste cependant conscient que son appartenance sociale l’empêche d’être pleinement représentatif d’une génération (« seul l’individuel est mon histoire » ), ce qui atténue la portée politique du texte, mais en augmente l’aspect psychologique qui nous semble l’emporter aujourd’hui. L’équilibre entre les deux est fragile, mais maintenu : d’un côté, l’existentialisme, Sartre (plusieurs fois cité), Camus, Kafka ou Beckett ; de l’autre, une littérature plus critique et plus militante, telle qu’elle a fleuri après 1968 avec la politisation du champ littéraire. Cette écriture de la contestation est donc aussi un face-à-face grandiose et lucide avec la maladie, où se joue une nouvelle variation de l’éternel affrontement entre la vie et la mort : « Ce qui m’écrase, ce n’est pas la pesanteur du passé, c’est que je n’entrevois pas la plus petite lueur au bout du tunnel. »