Dans Rendez-vous à Kiev, Philippe Videlier raconte les vingt premières années du XXe siècle dans la capitale de l’Ukraine. Il le fait en combinant histoire et littérature selon la méthode singulière qu’il a déjà adoptée dans Dernières nouvelles des bolcheviks en 2017 ou dans Rome en noir en 2020. Le résultat est une nouvelle fois captivant.
La particularité de Philippe Videlier est de « conter la vérité comme s’il s’agissait d’une fiction », dit la quatrième de couverture d’un de ses livres. Formule qui, bien sûr, demande explication. Le romancier, spécialiste d’histoire sociale contemporaine, suit les solides principes de sa discipline en se fondant sur le savoir et l’érudition et en n’« inventant » rien… il s’en éloigne en se gardant à la fois d’effectuer une hiérarchisation entre les éléments qu’il présente et d’imposer une interprétation générale des causes et des conséquences. Il place donc sur le même plan, et de façon « libre », anecdotes apparemment futiles et événements capitaux, détails anodins et grands bouleversements. De fait, Rendez-vous à Kiev, comme ses autres ouvrages, semble plus l’œuvre d’un conteur que d’un historien, et son art moins celui du grand récit que de la composition de petits tableaux. Ce conteur se trouve aussi être un ironiste, et ses tableaux sont très enlevés. Sur le plan littéraire, ses choix « non » historiographiques lui permettent foisonnement, liberté de ton, rythme trépidant, cocasserie, qualités de l’écrivain plus que de l’historien.
Toujours est-il que Rendez-vous à Kiev se compose de deux textes : le premier, « Rendez-vous à Kiev », donne son titre au livre et plonge le lecteur dans le début du XXe siècle ; le second, « L’escalier d’Odessa », dans le XXe siècle avant de le ramener à l’histoire actuelle. Trois citations en exergue soulignent le lien que ledit lecteur doit effectuer entre passé et présent, le regard moral et politique qu’il peut projeter. La première, tristement ironique, est tirée d’une allocation de Poutine de 2022 qui reproche « à Lénine et ses camarades [d’avoir] agi de façon vraiment peu délicate avec la Russie » car « ils ont pris à celle-ci, lui ont arraché une partie de ses territoires historiques ». Une deuxième citation, de Lénine, dit la multiplicité des « forces agissantes » dans l’Histoire. La troisième, datée de 1912, est d’ Antid Oto (pseudonyme de Trotsky, né en Ukraine, et à l’époque écrivant dans la presse ukrainienne) qui rappelle la barbarie humaine. Rendez-vous à Kiev évolue ainsi entre déchirements géopolitiques, foisonnement des actions des individus et des groupes, atrocités des périodes de guerre. Dans le sanglant chaos qui est décrit, souvent avec une sorte d’allégresse critique, apparaissent des brutes imbéciles, mais aussi, surtout au début, des bolcheviks savants, passionnés, généreux, remplis d’espoirs, que le cours des choses va fracasser, à moins qu’ils n’aient eu l’habileté et la prudence, au dernier moment, de se ranger du « bon » côté, comme Alexandra Kollontaï qui composa avec le stalinisme.
Rendez-vous à Kiev, vrai, vif et grinçant, propose une revitalisante association entre histoire et littérature.
Au centre de Rendez-vous à Kiev se trouve la révolution de 1917, moment où les habitants de Kiev applaudirent à « l’Ukraine indépendante », ou Lénine promulgua un décret reconnaissant « la République Populaire d’Ukraine » et son « droit à se séparer de la Russie ». Puis il y eut des batailles entre Blancs, Rouges, Allemands, Skoropadsky l’Herman et Petliura le Suprême Ataman… Un certain Mikhaël Boulgakoff, alors jeune médecin, nota qu’en peu d’années « [l]es habitants de Kiev estiment qu’il y a eu dix-huit changements de pouvoir. [D’autres] douze ». « Pour ma part », ajoutait-il, « je peux en citer quatorze dont dix se sont déroulés sous mes yeux. » C’est-à-dire en trois ans.
Pour évoquer ces années et celles qui suivirent – et qui ne furent pas plus douces – défilent donc dans « Rendez-vous à Kiev » les révolutionnaires Trostky, le docteur Rakovsky (d’abord diplômé de la faculté de médecine de Montpellier puis, en 1919, « président du Gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans d’Ukraine »), Nestor Makhno (petit-fils de serfs ukrainiens et communiste libertaire), Alexandra Kollontaï… et les personnages de la réaction, eux moins connus, ainsi que d’autres, qui pesèrent sur les événements ou furent de simples observateurs. Bref, la galerie de personnages que conjure le livre, dont chaque membre est pris dans des luttes effroyables, donne la mesure du chaos dans lequel était plongée l’Ukraine… et dans lequel, pour d’autres raisons mais peut-être pas si autres, elle continue à l’être.
« L’escalier d’Odessa » change ensuite de ville. Il y choisit, pour poursuivre la démarche entreprise dans « Rendez-vous à Kiev », la célèbre réalisation architecturale du début du XXe siècle et son rôle dans le cinéma et l’idéologie. Rempli, lui aussi, d’informations tant esthétiques qu’historiques, de personnages modestes qui sont grands, et de grands qui sont minables et atroces, « L’escalier d’Odessa » n’évoque qu’allusivement la situation actuelle, mais son actualité ne pourra échapper à personne. Ainsi Videlier, laconique et brutal, introduit-il vers la fin du récit l’un des responsables principaux du désastre contemporain en Ukraine : « un obscur et misérable agent du KGB devenu, par nécessité et hasard, homme à tout faire de l’ivrogne Boris Elstine ». Il n’en dit pas plus. Mais peut-être, dans un prochain ouvrage, contera-t-il la suite du destin de cet « homme… connu de longue main comme un assassin » et dont le sort, pour l’instant, semble lisible à « ses [seuls] astrologues ».
En attendant que justice soit ou ne soit pas faite, Rendez-vous à Kiev, vrai, vif et grinçant, propose une revitalisante association entre histoire et littérature.