La mine en procès dirigé par l’historien Philippe Artières est d’abord un bel objet, dont la présentation est particulièrement soignée. Ce récit à plusieurs voix est, en même temps, un riche recueil d’archives et d’illustrations. Les documents viennent, à chaque étape du livre, compléter et préciser la manière dont la catastrophe, qui eut lieu le 4 février 1970 à Fourquières-lès-Lens, et les luttes auxquelles elle donna lieu, changèrent radicalement les modalités de la contestation sociale telle qu’elle s’était déroulée jusque-là dans les bassins miniers français.
Pourtant, au regard de la tragédie qui eut lieu en mars 1906 à Courrières, avec ses 1 099 victimes, ses 562 veuves et ses 1 133 orphelins, les 16 morts, dont 11 d’origine étrangère, et les 37 orphelins de la catastrophe de Fourquières n’apparaissent que comme un accident de plus parmi tous ceux qui ont rythmé l’histoire de l’exploitation du charbon, depuis ses origines.
De martyrs exploités dans Germinal (1885), les mineurs sont devenus à la Libération, avec Le mot « mineur », camarades… (1949) de l’écrivain communiste André Stil, des héros, des travailleurs sur lesquels repose, grâce à la bataille du charbon, la reconstruction de la France. Petit à petit, la place qu’occupent les « gueules noires » dans la vie industrielle de la France se rétrécit. Ces ouvriers, longtemps très nombreux, regroupés géographiquement, capables de mener des luttes dures et longues – comme en 1906, en 1941 et en 1963, notamment –, ne prennent pas part au mouvement de Mai 68. Ainsi, les mineurs ne sont pas à l’origine des nouvelles formes de combat qui se développent à la suite de l’explosion mortelle de février 1970, seuls certains d’entre eux s’y associent. Car dans le bassin minier, le Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT) sont, depuis longtemps, fortement implantés.
La mine en procès insiste sur le rôle joué par un certain nombre d’intellectuels, comme Jean-Paul Sartre, mais également par de jeunes ou futurs ingénieurs des mines, qui prennent fait et cause pour les ouvriers-mineurs, à l’image d’Alain Geismar et de Gilbert Castro, que Philippe Artières considère comme de véritables « lanceurs d’alerte ». Le long et passionnant témoignage de Bernard Leroy, élève de l’École des mines de Paris à l’époque, témoigne du regard critique que certains de ses « camarades » des grandes écoles commencent à porter sur leurs études. Ceux qui connaissent les conditions de travail au fond savent que leur cursus les conduit, en définitive, à être complices de l’exploitation des travailleurs. Au moment où le Secours rouge et la Gauche prolétarienne (GP) instillent progressivement leurs idées – maoïstes – au sein de la jeunesse, c’est une perspective qu’ils récusent.
Malgré le rapport du délégué-mineur à la sécurité qui accable la Compagnie et les mineurs qui l’accusent de négligences, comme à l’accoutumée les Houillères ne font l’objet d’aucune poursuite. Les autorités ne les considèrent en rien comme responsables de l’accident. En réponse à ce qui apparait, aux yeux de ces jeunes militants, comme un déni de justice, un tribunal populaire, calqué sur le modèle en vigueur en Chine, est organisé à Lens en décembre 1970. Cette « contre-justice » se fixe pour objectif de rejuger la direction de la mine, de faire connaître le plus largement possible les dangers que représente pour les mineurs l’exercice de leur métier souterrain. D’autant plus que la seule tâche qui leur est assignée est de produire le plus possible, quels que soient les risques encourus.
Si ce procès « sauvage » appartient à de nouvelles formes de lutte, les rituels post-catastrophes, propres au monde de la mine, se sont déroulés selon la tradition. Comme le montrent les photos, les funérailles officielles sont empreintes d’une grande solennité, tout comme les discours du ministre du Développement industriel et de la Recherche scientifique, François-Xavier Ortoli, de l’évêque d’Arras, Mgr Huygue, et de Joseph Valois, délégué-mineur représentant les organisations syndicales. Quant aux jeunes militants maoïstes, un œillet rouge à leur boutonnière en signe de solidarité militante, ils sont interpellés le temps de la cérémonie !
La catastrophe de Fourquières trouve un écho jusque dans les milieux artistiques, comme le montre la dernière partie de cet ouvrage. En effet, en 1971, au Salon de la jeune peinture de Paris, seize tableaux de peintres se réclamant de la « figuration narrative » trouvent leur inspiration dans cet évènement tragique. Mais il faut se souvenir que d’autres artistes, avant eux, se sont intéressés à la « réalité quotidienne des travailleurs de la mine », à l’instar du sculpteur belge Constantin Meunier (1831-1905) et, plus tard, d’André Fougeron (1913-1998), peintre se réclamant du réalisme socialiste, qui produit Le pays des mines (1951), un bel ouvrage illustré. N’oublions pas non plus que des écrivains comme Émile Zola, Séverine ou encore Jules Vallès sont, comme le juge d’instruction chargé de l’enquête sur l’accident de février 1970, descendus au fond pour être, quelques heures durant, aux côtés des « gueules noires » et pour dire la dure réalité de leur travail. Ils en sont tous revenus terrifiés par ce qu’ils ont vu et vécu, à commencer par la « descente aux enfers » qui les a conduits dans les entrailles de la terre !
Au terme de cet ouvrage, à un moment où les mines en France vivent leurs dernières décennies, peut-on dire que ces nouvelles formes de lutte ont véritablement influé sur le monde du charbon ? Ces luttes ne traduisent-elles pas plutôt la découverte par ces jeunes militants de la réalité de la condition ouvrière et leur volonté d’apporter leur pierre à son amélioration ? Elles ont, par leur caractère novateur, tenté de « populariser » la dureté du monde de la mine.
Diana Cooper-Richet est historienne. Elle a notamment publié Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France, XIXe-XXe siècles (Plon-Perrin, 2002)