Batia Baum, enseignante et traductrice du yiddish, est décédée le 24 juin dernier. Son amie Carole Ksiazenicer-Matheron lui rend hommage en nous rappelant son rapport au yiddish, sa pratique extraordinaire de la traduction, son rôle essentiel dans la survie de cette langue et dans le passage par son truchement d’œuvres d’une grande diversité.
Dimanche 25 juin, comme tous les adhérents de la Maison de la culture yiddish, j’ai reçu par mail l’annonce du décès de Batia Baum. En voici un extrait :
« Elle était de ceux pour qui leur profession n’est pas une partie de leur vie, mais une mission à laquelle ils se donnent corps et âme. Pendant plus d’un demi-siècle elle s’est consacrée à la tâche de révéler aux lecteurs francophones les profondeurs de la littérature yiddish. Elle a forgé une conscience particulière de la traduction. Jour et nuit elle réfléchissait au sens des œuvres qui l’occupaient, interrogeant chaque mot, chaque image ou symbole. Elle recherchait et appréciait le conseil de spécialistes dans différents domaines, n’arrêtait jamais de polir et de perfectionner les fruits de son effort. Tout cela enrichissait les commentaires de l’enseignante inspirée qu’elle était par ailleurs.
Les œuvres traduites vivaient en elle : elle était leur porte-voix, profitant de toute occasion de les faire connaître. C’est ainsi qu’elle les a lues devant les publics les plus divers, se produisant en d’innombrables occasions, à chaque fois avec la même ardeur, la même conviction, jusqu’à ses derniers jours. Son authenticité s’imposait à tous ; une lumière intérieure émanait de sa personne. »
La traduction pour Batia était, comme elle le formulait si justement elle-même, une lecture augmentée, une interprétation novatrice et au fond une parole intime, attachée à dire l’être propre fracturé par une violence originaire.
Batia Baum, l’incomparable traductrice du yiddish, notre amie très chère, nous a quittés le 24 juin dernier. Sa figure lumineuse est associée à mes plus anciens souvenirs liés à l’apprentissage de cette langue. Elle faisait partie comme moi des premiers participants au séminaire d’étude intensive de la culture yiddish organisé par Vera Salomon et Yitskhok Niborski au début des années 1980. Je l’ai mieux connue à Oxford, en 1983, où nous suivions un cours d’été intensif et où la découverte de la littérature yiddish et la conscience de la nécessité de la traduire sont allées de pair. Au fil de nos conversations consacrées à nos premières découvertes de textes essentiels, parmi lesquels les nouvelles de Lamed Shapiro et de Bashevis Singer, j’ai commencé à recueillir quelques bribes d’information sur les premières années de son existence, si différentes de nos enfances bien protégées des années 1950-1960. Batia a été une enfant cachée, son père, résistant juif polonais, a été arrêté et fusillé en mars 1942, lorsqu’elle n’avait que quelques mois. Elle vivait cachée dans un grenier, en compagnie de sa mère, juive polonaise elle aussi, qui ne parlait que yiddish, et d’une cousine dont les parents avaient été déportés et qui était la seule à pouvoir faire l’intermédiaire en français. Sa mère lui interdisait de parler yiddish dans la rue en la frappant sur la bouche. Batia décrit le yiddish de ces années-là comme une langue secrète et dangereuse, qu’elle a dû refouler au plus profond d’elle-même, liée à une terreur primordiale dont les années d’après-guerre ont mis longtemps à la débarrasser, causant chez l’enfant un mutisme traumatique, une existence hors-la-langue, dont seul le théâtre, beaucoup plus tard, l’a finalement délivrée.
C’est dire que la traduction a toujours été associée chez Batia à une forme de violente nécessité de dire, de faire passer non seulement l’entre-deux-langues mais aussi l’indispensable franchissement du silence, du vide creusé par l’Histoire et les années d’enfance. La traduction pour Batia était, comme elle le formulait si justement elle-même, une lecture augmentée, une interprétation novatrice et au fond une parole intime, attachée à dire l’être propre fracturé par une violence originaire.
À cette époque, Batia nous parlait souvent de son amour du théâtre et en particulier du texte de Peretz, La nuit sur le vieux marché. Nous savions qu’elle le traduisait de façon là encore presque secrète, intime, cachée. Elle ne cessait de reprendre le texte, de prolonger le processus du traduire, de réécrire, de polir et d’ajuster la version traduite, qui devenait une sorte de work in progress, une légende quasi mythique, pleine d’aura et de séduction. La pièce de Peretz elle-même ressemblait à un mystère, à un rêve, et il m’a fallu longtemps avant de la lire vraiment et de tenter de la comprendre pour elle-même, en dehors de son statut de signe, d’emblème de la séduction romantique liée à la langue, à cette notion de mort dans la vie qui accompagne sa puissante poussée résurrectionnelle.
Car pour une langue comme le yiddish, éradiquée par la violence et relativement méconnue par la République des Lettres, la traduction est à la fois une urgence et un aveu d’impuissance, un passeport pour la survie littéraire et un redoublement de la mise à mort historique. Batia et sa langue en traduction naviguaient en permanence sur cette ligne de crête, ce fil du rasoir devrait-on dire, et son effort inouï de passeuse de mots, d’images, de rythmes, comprenait la conscience aiguë de la précarité du langage face à la disparition, incarnée de façon presque organique et subliminale dans les choix linguistiques et poétiques qu’elle opérait en traduisant. Elle écrivait véritablement au vif de l’hybridité du langage, réanimant et transfusant les potentialités animiques d’une langue traduite comme « second original », à la fois ici et là-bas, morte et vivante, éternelle et transitoire, passée et présente, projetée vers un à-venir du texte, en constant inachèvement et pourtant porteur de fécondes promesses de vie.
L’extrême sensibilité à la langue chez Batia unissait le yiddish et le français dans un langage personnel qui les transcendait et organisait en permanence leur passage et leur entrelacement au sein du texte traduit, par la musique et le rythme tout d’abord, les rimes, même au sein de la prose, l’incarnation véritablement théâtrale de l’être entier de la langue yiddish dans chaque choix traductif, mais aussi par le caractère multidimensionnel des références culturelles passées dans le texte en français. Toute l’épaisseur du temps livresque juif était ainsi convoquée à l’occasion de chaque mot, de chaque phrase, de chaque assonance, jusqu’au vide même entre les mots.
Ce souffle incessant du passage entre les langues et les temps au cœur du texte était d’ailleurs à l’image des choix personnels opérés par la traductrice. Bien au-delà des commandes et des sollicitations auxquelles elle répondait toujours avec ferveur, Batia traçait des chemins de réception, de lecture et d’interprétation. C’est par son intermédiaire, son « truchement », que le public français a pu prendre connaissance de tant de chefs-d’œuvre de la littérature yiddish, ces « royaume juifs » dont nous avons goûté l’étrange familiarité dans ses préférences de langage, dans ces décisions toujours précaires qui affirment la responsabilité et la « tâche » du traducteur.
Elle écrivait véritablement au vif de l’hybridité du langage, réanimant et transfusant les potentialités animiques d’une langue traduite comme « second original », à la fois ici et là-bas, morte et vivante, éternelle et transitoire, passée et présente, projetée vers un à-venir du texte, en constant inachèvement et pourtant porteur de fécondes promesses de vie.
Ces choix de traduction(s) chez Batia étaient à l’image de la translation indissoluble entre vie et mort, entre joie et souffrance. Plaisir du texte et douleur commémorative se mêlent de façon intime par le biais d’une intrinsèque dualité, entre résurrection et hantise. La vitalité exubérante des « classiques », ces pères fondateurs de la littérature yiddish moderne, côtoie le constat funèbre de la mort d’un peuple, d’une langue, d’une culture. L’anneau magique et La haridelle de Mendele Moykher Sforim, La nuit sur le vieux marché de Peretz et ses Histoires des temps passés et à venir voisinent avec la traduction des terribles témoignages des pogroms et de l’extermination : Le tas de Peretz Markish, Le chant du peuple juif assassiné d’Itzak Katzenelson, Entre les murs du ghetto de Wilno de Yitzkhok Rudashevski, et l’effroyable prose poétique de Zalmen Gradowski, membre des Sonderkommando d’Auschwitz. Des auteurs en prose qui, sans la traduction de Batia Baum, seraient aujourd’hui tombés dans l’oubli pour la réception française, comme Alter Kacyzne, Dovid Umru, Joseph Bulow se retrouvent aux côtés des plus grands parmi les poètes yiddish, grâce à la création continuée au fil des années : Aquarium vert de Sutzkever, dont c’est déjà la seconde traduction en français, et les poèmes d’Aaron Zeitlin regroupés dans Le dernier lointain. Les poétesses aussi sont présentes, avec Un bonjour du pays natal de Myriam Ulinover dans une édition de la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem, et l’achèvement de l’ultime tâche poétique de Batia, gagnée contre la maladie, les poèmes yiddish de Dvoyre Fogel, l’amie de Bruno Schulz, prochainement publiés, et dont Batia a eu entre les mains le volume fini juste avant de quitter ce monde.
Au-delà de la voix unique de la traductrice qui noue la proximité charnelle de ces textes comme remis au monde et dans la circulation infinie du sens, résonne pour nous qui avons été ses ami(e)s l’écho de la voix humaine de Batia, dont la frêle silhouette et le fin visage toujours en éveil cachaient une incroyable puissance de vie et de résistance à toutes les adversités et à toutes les pulsions d’anéantissement. Et nous voulons aussi en garder la mémoire.