Nages libres et entravées

Johnny Weissmuller (1904-1984) et Alfred Nakache (1915-1983) n’ont rien en commun sauf d’avoir été nageurs et d’avoir été tous d’eux animés du désir de faire partager à autrui la liberté et la rigueur de l’activité aquatique. Deux livres permettent de le constater.

Johnny Weissmuller | L’art de nager le crawl. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Vaucaire. Séguier, 176 p., 19 €
Pierre Assouline | Le nageur. Gallimard, 256 p., 20 €

En 1924, Johnny Weissmuller battit les records du monde aux jeux Olympiques de Paris en accomplissant le 100 mètres nage libre en moins d’une minute. Puis, quelques années plus tard, grâce à Hollywood, il devint Tarzan, pour la planète entière. Dans son aimable livre L’art de nager le crawl (1931), il s’explique sur sa première carrière ou, plus exactement, il entreprend en quelques pages (ornées de belles photos) de nous expliquer la nage qui lui valut d’être cinq fois médaillé d’or olympique. 

Johnny Weissmuler
Johnny Weissmuler à Brighton Beach (New York) en 1922 © CC 1.0/Wikipedia

Pourvu d’un physique exceptionnel (1,89 m pour 85 kg, une silhouette de poisson, contrairement aux nageurs de l’époque plus petits et au torse très large, une tête et un visage « offrant peu de résistance » à l’eau, un « gros » cœur, etc.), il se soumit à une discipline rigoureuse avec de très bons entraîneurs. Puis il perfectionna son crawl grâce à une technique efficace dont il confie ici les principes fondamentaux : « expirer par la bouche et inspirer par le nez », bien plier le coude, ne pas trop compter sur le battement de jambes pour la vitesse (ce sont les bras qui la fournissent pour 75 à 90 %), garder les pieds en dedans…

Le XXIe siècle a peut-être d’autres idées sur l’apprentissage de la natation et sur l’entraînement sportif ; il n’en demeure pas moins que la perspective sympathique de Weissmuller dans L’art de nager le crawl offre une lecture bien séduisante, en suggérant une manière de rêver sa propre aisance dans l’eau et dans l’existence.

Couverture de l'Art de nager le crawl de Johnny Weissmuller par Claude Grimal

Alfred Nakache, comme Weissmuller, était un grand champion et un héros national. Son histoire remarquable a, depuis deux décennies, fait l’objet de documentaires, expositions, livres, hommages, qui ont rappelé qui il fut, ce qu’il fit et ce qui lui fut fait, choses qui s’étaient un peu oubliées en dehors de Toulouse, la ville où il passa une grande partie de sa vie. Une biographie historique, Le nageur d’Auschwitz, sobre et bien informée, de Denis Baud (2009) aux éditions Loubatières, a prolongé et pensé relativement à son époque l’existence de cet homme que le bon documentaire Alfred Nakache, nageur d’Auschwitz de Christian Meunier (2001) avait déjà fait connaître un peu mieux au public d’aujourd’hui. Plus récemment, en 2021, une biographie romancée de Renaud Leblond, Le nageur d’Auschwitz, a célébré le champion. Aujourd’hui paraît Le nageur, sous titré « récit », qui bénéficie des travaux antérieurs (cités en bibliographie) et utilise les techniques journalistiques et romanesques avec la fougue habituelle de son auteur, Pierre Assouline.

Alfred Nakache, né dans une famille juive de Constantine, se distingua vite par ses talents natatoires et fut envoyé à dix-sept ans à Paris parfaire sa formation. Il accumula à partir de 1935 les titres de champion de France, devint professeur d’éducation physique au lycée Janson-de-Sailly, se maria… Mais étaient venues la guerre et l’Occupation; il n’eut plus le droit d’enseigner et fut déchu de la nationalité française. Fin 1940, il passa en zone libre avec son épouse enceinte. Il s’installa à Toulouse où il ouvrit une salle de gymnastique mais ne mit pas un terme à sa carrière de champion, jusqu’à ce que la propagande collaborationniste, les lois de Vichy, la milice, l’occupation de la zone sud, la Gestapo ne s’en chargent et n’interrompent une existence familiale, professionnelle et sportive qu’il parvenait à maintenir grâce à une formidable détermination et au soutien de certains dans le milieu de la natation.

En 1943, il fut arrêté avec sa femme et leur toute petite fille. Ce qui lui était reproché était un délit de « propagande anti-allemande », accusation vague, visant peut-être le fait qu’il avait entrainé dans son gymnase de jeunes combattants de l’Armée juive. L’historien Denis Baud suggère plusieurs hypothèses quand aux origines de cette arrestation, Assouline privilégie la dénonciation d’un nageur « concurrent » qui était milicien. À son arrivée au camp d’Auschwitz, Nakache fut reconnu par l’officier de sélection qui l’affecta à l’hôpital, tandis que son épouse et leur enfant étaient immédiatement exécutées, ce qu’il n’apprit qu’après la guerre. Pendant son internement, sa célébrité lui valut admiration et maltraitance. Les deux épisodes les plus connus, relatés par un autre détenu dans le documentaire Alfred Nakache, nageur d’Auschwitz, sont ses « baignades » forcées dans le réservoir anti-incendie du camp où les SS s’amusaient à jeter des objets et à les lui faire récupérer. Plus connue encore est l’anecdote des « longueurs de bassin » qu’il réussit à accomplir avec cet autre détenu pendant quelques dimanches (jours de « repos » à Auschwitz) d’août 1944, tandis que des camarades faisaient le guet et constituaient un « mur » pour les dissimuler aux regards des gardes.

Page du Miroir des sport (15 septembre 1941) © Gallica/BnF

Il fut ensuite transféré à Buchenwald, et, après la libération du camp, rapatrié à Paris. Il demeura presque entièrement mutique sur ces années atroces tandis que la presse s’empressait de le surnommer « le nageur d’Auschwitz ». Rentré à Toulouse, il retrouva un poste d’enseignement et reprit l’entraînement : il avait trente ans.

En dépit de ses terribles douleurs psychiques et de ses amoindrissements physiques, il recommença à battre des records, puis réussit la sélection pour les Jeux olympiques de Londres de 1948 (« ses » précédents jeux Olympiques avaient été ceux de Berlin en 1936 où son équipe avait été quatrième au 4 fois 200 m ). Il ne gagna pas, mais en étant présent il savait qu’il passait le relais à la génération suivante et assumait le rôle de mentor sportif qu’il avait toujours aimé, et qu’il allait tenir, souriant et sérieux, jusqu’à la fin de son existence.

À soixante-sept ans, il mourut en nageur, d’une crise cardiaque, lors du kilomètre matinal et journalier qu’il effectuait à Cerbère près de Banyuls où il s’était retiré.

Quel sportif c’était ! 15 fois champion de France, 9 fois recordman de France, 3 fois recordman d’Europe, 1 fois recordman du monde.

Et quel homme c’était ! Simple, courageux, généreux. Et drôle : voyez-le dans le documentaire de Christian Meunier mimer tout en nageant « Le lac des cygnes », un numéro qui, paraît-il, réjouissait les enfants.