(Où l’on parle, pour commencer, de commencement) Dès la première ligne du premier chapitre des Idylles de la complicité, le narrateur déclare : « Il n’est pas toujours aisé de savoir par où commencer et même de décider si cela commence. » Certes, ça n’est jamais facile, surtout dans le monde de Carl Watson où les faits se superposent, se reflètent, repartent du début, et où les personnages rebroussent parfois chemin à la recherche d’une cause première. En vain, bien sûr : si le monde de Watson est placé sous l’égide de la causalité ou du destin (Hôtel des actes irrévocables, publié en 1997), le chaos, le hasard, la multiplicité des voix, la surimpression des images, les pièges ordinaires et les efforts de notre psychisme pour s’en dépêtrer compliquent les chaînes de cause à conséquence (À contre-courant rêvent les noyés, publié en 2020). « Je venais d’un monde où le temps était relié aux événements et à leur progression », dira le protagoniste au chapitre 9, au comble de son marasme indien.
Carl Watson résout le problème en sautant par-dessus l’obstacle : au lieu de commencer, il prend son histoire en cours, parce qu’elle est une histoire collective, et ses bords sont effrangés. Il applique au récit l’art du montage selon Dede Allen, mis au point pour Bonnie and Clyde et pour bien d’autres films : quand une scène se termine, elle continue sur son élan, quand la suivante débute, elle a déjà commencé. « Sophie se passionnait pour les tueurs en série et les vrais crimes » : voilà le véritable incipit du livre, au prologue, le début avant le début ; Sophie attendra pourtant la page 32 avant de faire son entrée, entrée retenue encore jusqu’à la page 44 : « “À plus tard, d’accord ?” Et c’est ainsi que tout commença pour nous. »
(Où l’on présente enfin l’auteur)
Avec ces Idylles, le lecteur attrapera également Carl Watson in medias res : Watson est encore trop peu connu en France, mais il n’est pas tombé de la pluie d’hier, les éditions Vagabonde ont déjà publié cinq titres, romans et nouvelles, en une quinzaine d’années, et son premier recueil de poèmes a été publié aux États-Unis en 1985. Excellent prosateur, Carl Watson ne cesse jamais d’être poète, ceci explique sans doute cela ; son art des titres (Sous l’empire des oiseaux, 2007 ; Bricolage ex Machina, 1990) suffirait pour en donner une idée, mais toutes les pages des Idylles donnent à entendre une langue en plus de suivre les errances tragicomiques de Frank Payne. « Rien d’autre ne compte sinon les obsessions individuelles, comme des vers rassasiés de mensonges derrière ton visage qui le poussent à faire de bien étranges choses devant le miroir » ; ou ailleurs « cette profonde réserve dans laquelle orchidée et mousse morte s’accrochent à des tissus vierges » ; ailleurs encore, ces singes qui « jaspinaient sans cesse dans les forêts nocturnes où grouillaient des lucioles » – un lyrisme toujours lesté de trivialité triste ou enjouée. (Ajoutons pour le plaisir ce minuscule chapitre tiré d’Une vie psychosomatique, publié en 2010 dans la traduction de Thierry Marignac : « Dépourvus de noms, ils se rencontrent tout de même quelque part dans la plaine du désir. Tout à coup, il devient possible qu’il n’y ait plus que les Autres. »)
(Où l’on tente de décrire l’ouvrage)
Les Idylles ne se contentent pas d’être un simple portrait du monde contemporain, selon l’idée couramment adoptée du roman, surtout en provenance d’Amérique (« sans fard », réaliste et prophétique) ; pourtant, les portraits sont bien là, il sont dessinés avec art. C’est parfois un portrait de groupe à l’eau-forte (Kathe et ses amis « faisaient des choses telles que se rendre dans les galeries d’art et parler de super-réalisme, de néo-expressionnismes, de post-hédonisme (on usait de nombreux traits d’union à cette époque). Il s’agissait pour la plupart de doctorants qui tâtaient de la culture populaire. Ils employaient des mots comme “problématique”, “paradigmatique”, “sémiotique” et “derridien” »). C’est parfois un portrait individuel au fusain (« Je peux dresser la liste rétrospective des charmes de Sophie : la courbe lente et pâle de son épaule, la gaucherie de sa démarche, les changements vif-argent de sa bouche et de ses yeux […]. En outre, je trouvais très sexy ses lunettes à monture noire. Elle changeait de personnalité au gré de l’inclinaison des verres »). C’est parfois un paysage peint à l’acrylique (« Une chambre bleue rappelait une autre chambre bleue, qui à son tour rappelait un verre de soda bleu Kool-Aid »), parfois un désopilant état des lieux à l’aide de papier découpé (« C’était plutôt médiocre de ma part, mais le monde en général trouvait les médiocres de plus en plus acceptables »).
Les années 1980 et 1990 sont réinventées dans ces pages comme la queue de comète des années 1970, avec des restes de stupéfiants, des psychismes fragiles, des petits boulots, des désirs d’Inde et de bohème plus ou moins volontaires ; à côté des traders de Don DeLillo, les traine-savates nourris de livres et légèrement allumés de Carl Watson continuent d’éprouver l’amour, l’esbroufe et l’inquiétude – enthousiasmes et dépressions. Il lui suffit de mentionner la présence d’une « néo-marxiste travaillant dans la publicité » pour donner une idée de l’unité de temps du roman. (Comme Giotto, Watson fait apparaître la comète de Halley dans le tableau, ce qui permet au lecteur de dater précisément, s’il le souhaite, les aventures de Frank Payne.)
Histoire d’adopter la forme sonate, exposition, développement, réexposition, Carl Watson compose ses Idylles en trois parties : Chicago, Inde, Chicago. L’écriture est d’ailleurs celle d’un mélomane, Maria Callas y est l’un des motifs, présente à l’exposition comme à la réexposition, et le roman est farci de citations de Norma, Médée, Pagliacci ou Tristan et Isolde (on trouve aussi des allusions à un poème gnostique syriaque et à un jeu télévisé). Mais ces trois temps sont aussi les trois temps du voyage initiatique, qui suppose un retour au bercail à la fois semblable et totalement autre. Le chiffre trois convient à l’auteur au point d’envisager les aventures de Frank Payne sous forme d’une trilogie, entamée avec À contre-courant rêvent les noyés, dont les Idylles sont le deuxième volet – et pourtant rien n’est simple, Watson complique sa forme sonate en ajoutant dans sa dernière partie un nouvel aller-retour Chicago-Inde-Chicago. Cette fois, la forme évoque la structure de Voyage au bout de l’enfer (violence, guerre et nihilisme mis à part) : ici aussi, comme dans le film de Cimino, il s’agit de retourner une deuxième fois en Orient, brièvement, sur un coup de tête, pour retrouver un être disparu et solder ses remords.
(Où l’on échoue à résumer l’intrigue)
L’Albertine disparue de Frank Payne, c’est Sophie (Wagner ou Walker, on ne sait trop), celle qui « change de personnalité au gré de l’inclinaison des verres ». À Chicago, l’amour entre Frank et Sophie se traduit en disputes, comme s’ils manquaient d’autres rituels (« Elle me traita de connard. Cela fut un tournant dans notre relation ») – pour le reste, eh bien, « le sexe se passait le plus souvent ainsi : nous avions toujours l’impression que quelqu’un nous observait en attendant qu’une chose intéressante se produise ». Les voyages ne servent à rien, l’Inde fait diversion mais pour un temps seulement : ils y découvrent des indigents, des beautés incompréhensibles et des plats indigestes, ils y rencontrent des escrocs (un certain Sonny Valentine, pique-assiette et mystique en espadrilles), mais bientôt la dispute revient, élevée au rang d’art total. La querelle de couple, déjà théâtrale à Chicago, façon Actor Studio, prend dans un tel décor une dimension cosmique, portant par exemple sur la question de savoir si le temps est une construction de la psyché déchue (selon Frank) ou une conséquence de la complexité et de la bifurcation (selon Sophie).
Albertine disparaît, Sophie quitte le roman après une dernière bataille page 146 ; de retour à son hôtel, Frank retrouve une chambre vide, il lui reste encore cent pages pour subir deux épisodes de dysenterie (comparés à un exercice de yoga puis à l’extase de Râmakhrishna), pour éprouver une ultime révélation, multiplier les analogies et retourner à Chicago et se demander si la disparue était ou n’était pas l’amour de sa vie. « Cette disparition constitue la résolution d’une grande intrigue en des milliers de sous-intrigues, de nouvelles intrigues, de petits récits inédits sur des sujets moins importants – plus compliqués mais moins impressionnants. »
(Où l’on revient au début)
Mais l’intrigue ne fait pas un roman, ça se saurait : tout l’art de Carl Watson consiste à choisir ses motifs et à les disposer : le motif du destin, par exemple, de la causalité opposée au chaos, au libre arbitre ou au hasard, motif exposé dès la première phrase (par où commencer ? est-ce que les choses commencent ?). À Chicago, un certain Boggs expose sa théorie : « les tatouages commencent comme des fantasmes et finissent par marquer votre destin », une image tatouée détermine une existence au lieu de décorer la peau. Plus tard, à Chicago toujours, Sophie explique à son amant « “Voilà le comble de la tristesse : tu comprends que si tu avais été au courant plus tôt, tu aurais peut-être pu changer le cours des choses ». En Inde, tout est contrarié : « Le mouvement vers l’avant ressemblait à la marche arrière », c’est un monde de correspondances et de déjà-vu, et Frank, on l’a déjà noté, regrette son pays « où le temps était relié aux événements et à leur progression ». La seule façon pour lui d’échapper à la causalité et au chaos, la seule façon d’éviter de choisir entre les deux, ce sera d’adopter « la position du présent infini ». (Il y a aussi le motif de l’absence et le motif de l’embryon, combinés en un seul objet, dans les toutes dernières pages, une sorte de boule à neige, l’auteur prenant autant de soin à créer ses accessoires qu’à dessiner ses personnages.)
Convertir un monde foutraque, cruel, fragile ou parfaitement imbécile en littérature demande beaucoup d’attention et une certaine dose d’amour propice au jeu comme à l’esprit critique, même le plus mordant ; Carl Watson possède tout cela sans aucun doute. Il sait offrir au lecteur des phrases telles que « La syntaxe des ressemblances, le discours fondé sur les adjectifs et les formes avaient sûrement quelque chose à voir avec l’irrationalité de l’histoire » – le lecteur lui en est reconnaissant.