La photographie ne s’est pas toujours appelée photographie. Elle porta, un temps – le temps d’avant sa naissance officielle – le nom d’héliographie, que l’on pourrait traduire par « écriture du soleil ». Retour sur sa genèse et quelques-uns de ses avatars.
D’où viennent les mots ? On peut imaginer qu’héliographie vint à l’esprit de Nicéphore Niépce quasi naturellement, pourrait-on dire, puisque sa pratique demandait de la lumière et que cette lumière fût prise d’où elle rayonnait, et rayonne encore, en quantité… astronomique. Bref, le soleil fut convoqué en chose et en mot, et permit de baptiser ce que les uns appelèrent invention, les autres découverte : crayon de la nature ou miracle de la technique. Peu importe le grain de l’idée, pourvu qu’on ait l’ivresse de la vue. Et elle fut double : un procédé de reproduction ou d’impression pour le côté pile ; une méthode d’enregistrement ou de captation pour le côté face. Nous sommes autour de 1839.
Où vont les mots ? Les lois de la création sont parfois cruelles. Au vrai, la fortune du signifiant « héliographie » fut aussi brève que le passage d’une météorite dans le ciel d’une nuit d’été. C’est qu’un autre mot-chose eut bientôt le dessus : daguerréotype. Essayez, prononcez le sésame autour de vous, et l’image produite réveillera aussitôt des rêves profonds comme des tombeaux. Elle disparaîtra néanmoins, comme sa sœur utérine, comme le calotype – soyons toutefois honnête pour ce dernier : le mot tomba dans les oubliettes, mais pas la chose, qui deviendra la base de la photographie argentique. Mais quel dommage quand on y pense. On eût pu avoir des selfies que l’on aurait nommés héliautoportraits ! L’héliogravure, le côté pile donc, dura quant à elle un peu plus longtemps. L’adjectif, héliographique, n’eut guère plus de succès : une Société, par là, qui exista une paire d’années (1851-1853) ; une Mission, par ici, à la même époque, qui fit appel à la crème des photographes, pardon, des héliographes (Le Secq, Le Gray, Mestral, Baldus et Bayard), Mission dont l’appellation ne fut d’ailleurs attestée que rétrospectivement.
Où restent les mots ? Dans les livres, les dictionnaires… et les autos. De fait, il y a sans doute quelques romans ou journaux de l’époque pour garder trace de ce soleil-là, un Goncourt ou un Zola, pourquoi pas (à vérifier tout de même). Le Littré, quant à lui, définit l’héliographie comme une « sorte de photographie », rien de plus, rien de moins. Le Nouveau Dictionnaire français (Pourret, 1882) voit plus large : la belle image trouve sa place entre l’histoire et la géographie, Héliogabale et Héliopolis… Sinon, le lecteur se consolera en faisant l’acquisition d’une Toyota Corolla couleur bleu héliographique, avec toit noir (catalogue 2023).
Les lois de la création sont parfois cruelles. Au vrai, la fortune du signifiant « héliographie » fut aussi brève que le passage d’une météorite dans le ciel d’une nuit d’été.
Et de nos jours, justement ? On peut chercher du côté de la métaphore, tel cet emploi du substantif par Alain Buisine dans son excellent Laideur de Sartre à propos d’un passage de « Venise, de ma fenêtre » : « Une fort curieuse héliographie : le soleil est ici chef coupé… » Ou retrouver la chose condensée,dans une expression ou un lieu, ou les deux, comme dans cet extrait de La chambre claire de Roland Barthes : « Pour prendre les premiers portraits (vers 1840), il fallait astreindre le sujet à de longues poses sous une verrière en plein soleil ; devenir objet, cela faisait souffrir comme une opération chirurgicale ; on inventa alors un appareil, nommé l’appuie-tête, sorte de prothèse, invisible à l’objectif, qui soutenait et maintenait le corps dans son passage à l’immobilité : cet appuie-tête était le socle de la statue que j’allais devenir, le corset de mon essence imaginaire. »
Ce qui nous offre la possibilité de revenir en arrière, de retourner sur nos pas, de rembobiner le fil du mot et de la chose, de retrouver l’idée princeps derrière l’image du même nom. C’est Victor Hugo qui écrit à Gustave Flaubert (28 juin 1853) : « Puisque vous ne voulez pas de remerciements, Monsieur, savez-vous comment je vous prouverai ma reconnaissance ? Par mon indiscrétion. Voici le nouveau paquet pour Mme C. Permettez-moi d’y joindre pour vous mon portrait. C’est un ouvrage de mon fils fait en collaboration avec le soleil. Il doit être ressemblant – Solem quis dicere falsum audeat ? »
En collaboration avec le soleil… tout un programme… qui est aussi le titre d’un excellent livre-catalogue publié par Françoise Heilbrun et Danielle Molinari à la fin du millénaire dernier. On y voit, ou découvre, ou redécouvre, Victor Hugo dans son exil anglo-normand, intéressé autant que fasciné par la chose photographique, passant commande d’un reportage sur Hauteville House à Guernesey, ou d’une série de portraits. De lui ? Oui, bien sûr, toujours de lui. Ils sont passés à la postérité. Souvenez-vous : Victor Hugo assis sur une chaise, la main au front ; Victor Hugo, les bras croisés ; Victor Hugo, le regard fixe, déterminé ; Victor Hugo, accoudé à un mur… Et puis il y a toutes ces images prises dehors, le poète au milieu des rochers, qui lutte contre les éléments, qui défie les événements, le Temps, le corps vaillant, déclinant. Presque naturellement. Comme le soleil du même nom ?
PS 1 : la lettre de Hugo à Flaubert se termine par une seconde évocation du soleil, un peu moins photogénique mais tout aussi actinique : « Je ne puis m’expliquer quelle est l’intention du bon Dieu en nous ôtant, à nous, exilés, le soleil cet été ; peut-être fera-t-il compensation en nous ôtant le Bonaparte cet hiver. Si cela est, que ce mystérieux tout puissant soit loué ! »
PS 2 : il n’y a pas moins de 455 occurrences du mot soleil dans la correspondance de Flaubert ; deux fois le mot daguerréotype et zéro calotype ! (Ceci écrit après avoir consulté le site Correspondance du Centre Flaubert et repéré, incidemment, que ce dernier semblait prendre un certain plaisir à se « chauffer les couilles au soleil ».)