Et George Harrison se fit une place au soleil

En avril 1969, un jour qu’il s’est mis au vert, George Harrison jette les bases de ce qui deviendra « Here Comes the Sun ». La paperasse, les contrats à signer, l’habitus professionnel des hommes d’affaires que les Beatles sont devenus – très peu pour lui. Et si aller au bureau d’Apple Corps lui pèse comme d’aller à l’école, alors où mieux sécher les cours que dans un jardin du Surrey ?


Here comes the sun © CC BY-SA 2.0/Debaird/Flickr

Au sortir d’un hiver particulièrement long et gris, le soleil est de la partie. Un astre (anglais) est né. Tout en s’intégrant parfaitement dans le moule mélodique, reconnaissable entre mille, des Beatles, le tube porte la griffe Harrison et lui permet de sortir, enfin, de l’ombre portée de Lennon et de McCartney, les deux compositeurs de référence d’un groupe sur le point de se dissoudre. Objet de covers innombrables, « Here Comes the Sun » est toujours le morceau de musique le plus téléchargé au monde.  

Dans le jardin anglais, écrit Michael Edwards, « comme dans la poésie anglaise, le désir d’imiter le réel est inséparable du désir de le recréer » (Le génie de la poésie anglaise, 2006). C’est dans la résidence de campagne de son ami, le chanteur et guitariste Eric Clapton, qu’une création nouvelle sort tout armée de la guitare de George Harrison. À Ewhurst, bucolique village du Surrey, il fait beau – étonnamment beau pour l’Angleterre. Et l’arrivée du soleil, aux abonnés absents depuis trop longtemps, est à saluer d’une pierre blanche. Semblable en cela à tous les autres tubes, « Here Comes the Sun » fait ce qu’il dit, et dit ce qu’il fait : 

Here comes the sun, doo-doo-doo-doo
Here comes the sun, and I say
It’s alright

Paraphrasant Serge Gainsbourg, le soleil est venu nous dire qu’il ne va plus s’en aller au vent mauvais. La chanson, elle, semble nous raconter qu’elle est arrivée toute seule, sans effort apparent. Merveille des merveilles que cette génération artistique quasi spontanée – comme s’il suffisait de quelques rayons inopinés pour faire sortir l’air de terre, telle une évidence. Last but not least, le tube s’avance masqué : cachant bien son jeu sous des dehors d’humble simplicité, le morceau s’affirme de plus en plus complexe du point de vue du rythme. Ce faisant, il annonce à mots couverts toutefois, sans tambours ni trompettes, qu’il faut désormais compter avec son auteur : Here Comes George Harrison / Harrisun (!) L’avènement de l’un vaut couronnement de l’autre (et vice versa)[1].

Here Comes the Sun (Art found at Disney Spring) (Détail) © CC BY 2.0/Steven Miller/Flickr

Pour Harrison, l’année 1969 s’ouvre sous de mauvais auspices. Fin janvier, il annonce aux trois autres membres du groupe son intention de faire bande à part. Essentiellement parce que Lennon et McCartney font grise mine en découvrant ses propositions musicales. Revenu des États-Unis, où l’accueil réservé à ses compositions fut tout autre, Harrison remâche son dépit et sa profonde frustration artistique. Des ennuis de santé personnels s’ajoutent à l’annonce que sa mère souffre d’un cancer en phase terminale. Un inespéré rayon de soleil, toutefois, dissipe la morosité ambiante. Et la chanson de célébrer un pur moment d’épiphanie. Surgissement d’un soleil resté trop longtemps absent. Une première fois, un instant magique s’y trouve à la fois performé et célébré, avant que d’être répété à l’infini (le mot sun est repris vingt-cinq fois, soit six fois avant le « pont » de la chanson, et quatre fois à sa suite). Le soleil qu’on croyait mort et enterré renaît de ses cendres dans un espace-temps d’une portée universelle.

Le soleil est d’ici et d’ailleurs, de tous les temps et de tous les lieux. Sans vraiment se donner la peine d’identifier une interlocutrice qu’il sait de pure convention (« little darling »), et dont le genre (gender) est tout aussi générique, le « Je » de la chanson acquiesce, mais sans valider de pacte passé avec un Autre. Le « je » n’y est pas une personne ; il n’a rien de subjectif et a tout d’un lieu commun – qui parlera à toutes et tous, et pour tous et toutes. À peine esquissé, son « récit » distingue entre le temps de l’avant, marqué au sceau de l’absence (absence de soleil, de sourire, de clarté), et le présent de la tournure présentative, quasi mythique. Présentation du soleil, comme il y avait présentation des enfants en place publique, et comme il y eut présentation de l’homme. Ecce homo ecce sol[2]

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Musicalement, la démarche vampirise des airs et chansons connus. Citons, parmi les premiers à se presser au portillon : « Aquarius » et « Let the Sunshine In », de la comédie musicale Hair. De lui-même, Harrison convoque encore les Byrds, et leur ritournelle aux accents gallois, « The Bells of Rhymney », troublante de ressemblance. En revanche l’inspiration blues-folk de « The House of the Rising Sun », popularisé en 1964 par les Animals, et avant eux par Bob Dylan, brille par son absence. La veine indienne, ou disons indianisante, pointe, elle, le bout de son nez en plus d’une occasion. Des quatre Beatles, Harrison est, avec Lennon, celui que le séjour à Katmandou, la fréquentation assidue du gourou Maharishi Mahesh Yogi, auront le plus durablement marqué.

L’apport inédit d’un synthé, de type Moog – Harrison est l’un des premiers musiciens européens à en faire l’acquisition – permet d’hybrider davantage encore la composition, entre Occident et Orient. Essentiellement populaires au départ, les rythmes gagnent en subtilité, à la faveur d’un recours appuyé aux contretemps qui travaillent à ouvrir les chakras. C’est ainsi qu’à tort ou à raison « Here comes the Sun » en est arrivé à incarner la philosophie yoga dans l’imaginaire collectif. 

Tournant le dos à la grandiloquence, Harrison, qui passe pour le plus discret des Beatles, n’en renonce pas pour autant à styliser la forme et le fond. Ritualisée, au même titre que le sera le non moins célèbre « Winter is Coming » de la série Games of Thrones, « Here Comes the Sun » en prend par avance le contre-pied ; au dérèglement climatique prophétisé par George R. R. Martin, à l’imminence d’une rétractation des temps, il substitue une promesse à cueillir au vol. La pastorale harrisonienne, sous LSD et en mode hindou, n’a d’anglaise, finalement, que sa maîtrise de la diabolique grammaire du present perfect, qui n’est pas un passé composé, mais bien plutôt un passé se prolongeant dans le présent, sans solution de continuité. 

Pochette de Abbey Road
Pochette de Abbey Road des Beatles © DR

Sur l’album Abbey Road (le dernier des Beatles), « Here Comes the Sun » occupe une place stratégique. Première piste de la face B, elle survient après le retournement de la galette ; musicalement, elle fait suite à l’interminable tunnel de « I Want You » et précède le symphonique « Because », et la détente qu’elle apporte fait qu’on plane. Le feel good factor est à son comble ; les Beach Boys californiens n’ont qu’à bien se tenir. Pièce maîtresse du soft power de la contre-culture, le soleil n’a nul besoin de briller de tous ses feux ; il lui suffit de venir, et d’ailleurs il vient, pas de panique, il vient. Et c’est bien (It’s alright). Ou, pour le dire dans la langue de Shakespeare qui n’en était pas à un double entendre sexuel près : it comes, soit la montée en puissance d’un orgasme auriculaire, de type viral (Peter Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box, 2008). 

Sun, sun, sun, here it comes
Sun, sun, sun, here it comes
Sun, sun, sun, here it comes
Sun, sun, sun, here it comes
Sun, sun, sun, here it comes

Par la grâce d’un air « comme ça » (Szendy), repris par des centaines d’interprètes, dont Nina Simone et Richie Havens, pour citer les plus marquants, George Harrison sera sorti de l’ombre. Toute sa carrière solo, Harrison la construira à partir d’un point central nommé désir de soleil. Parlant des chansons signées Lennon et McCartney, il écrivait : « S’ils peuvent les écrire, je peux les écrire ». « Here comes the Sun » ou quand sonne la fin de l’éclipse.  


[1] https://www.youtube.com/watch?v=KQetemT1sWc

[2] https://www.youtube.com/watch?v=oUGRJjH0SWQ