« Un enfant de 13 ans qui meurt aurait dû faire plus de bruit » 

Cela commence par un regard déplacé et finit au journal télévisé, avant de retrouver l’ombre des cités : depuis toujours dans les quartiers populaires, des jeunes adolescents s’affrontent, pour des motifs aussi variés qu’apparemment insaisissables. Derrière chaque jeune tué, sous le drame intime, une fresque sociale reste à dérouler, souvent jugé trop fastidieuse dans le temps de l’événement. Alors on oublie, avant le prochain « fait divers ». Dans A la base c’était lui le gentil, le journaliste Ramsès Kefi, raconte les « rixes entre bandes » survenues ces dernières années dans la banlieue de l’Est parisien, où quatre jeunes ont perdu la vie. A rebours du temps médiatique, il revient sur les lieux et nous livre, près de quatre ans après son travail pour le journal Libération, un « reportage littéraire ». Les récits des adolescents, professeurs, éducateurs, élus locaux se croisent au cœur d’un texte vivant organisé en courts chapitres, dans un style qui « donne à voir » à travers des formules lumineuses et une langue imagée, la réalité de territoires que l’on n’imaginait pas toujours pouvoir être touchés par ce type de violence. Ce texte de la nouvelle collection « XXI bis » créée par la revue XXI, consacrée à des « reportages littéraires », souligne l’intérêt actuel pour la non-fiction et la nécessité de l’écriture au long court et de la mise en récit d’histoires vives et vraies, à distance du pur présent. 

Ramsès Kefi | À la base, c’était lui le gentil. XXI, 96 p., 9 €

Le cimetière de Neuilly et les tours Aillaud à Nanterre, Jürg Kreienbühl
Le cimetière de Neuilly et les tours Aillaud à Nanterre, Jürg Kreienbühl (1981) © Fabrice Gousset / Courtesy Loeve&Co

Comment en êtes-vous venu à travailler sur la question des rixes entre bandes ?

En 2018, alors que j’étais journaliste à Libération, j’ai travaillé sur l’histoire d’Aboubakar, un adolescent de treize ans originaire de Bagnolet, tué dans une rixe aux Lilas le 14 octobre de cette année-là. J’avais enquêté deux semaines sur le sujet, ce qui m’avait permis d’obtenir des contacts, de nouer des liens sur le terrain. Entre 2018 et 2022, certaines de ces personnes continuaient de m’écrire pour m’informer d’évolutions tragiques : au cours de cette période, il y a eu deux morts supplémentaires. Le déclic s’est produit en janvier 2022 lorsque j’ai rencontré un professeur du collège Travail-Langevin, de Bagnolet. Il était le professeur d’Aboubakar, chargé de donner le premier cours après le drame. Pendant deux heures, il m’a raconté la manière dont il avait vécu ce moment. J’en ai parlé à Elsa Fayner, directrice de la collection créée par la revue XXI, qui m’a donné le feu vert pour traiter le sujet.

Qu’avez-vous appris en consacrant plus de temps au sujet ?

La question est : que se passe-t-il après le fait divers ? Le décès survient, puis à l’agitation incroyable sur les plateaux télé succède le silence médiatique. Le professeur d’Aboubakar m’avait dit : « Un enfant de 13 ans qui meurt aurait dû faire plus de bruit ». Le traitement est parfois superficiel – j’en prends ma part aussi –, les morts deviennent anonymes, ce sont des « jeunes » dont on oublie les prénoms. Le meurtre d’un gamin, ce n’est pas un malheureux accident de voiture. C’est la conséquence d’une série de signaux envoyée par la violence, signaux souvent sous-estimés par l’État, pour ne pas dire ignorés. Il existe des mécanismes profonds, qui touchent autant à la haine des « rivaux » qu’à l’amour de son quartier ou de son code postal. 

Vous évoquez dans À la base, c’était lui le gentil une dynamique de ces rixes. Pourriez-vous nous la décrire ?

Le point de départ de la rivalité est flou. Ce peut être une histoire de match de foot, de fille ou de racket, voire une rivalité héritée. Les réseaux sociaux sont les détonateurs : un message sur Snapchat peut, dans la foulée, conduire trente ados à s’envoyer une géolocalisation pour s’expliquer. Lorsqu’on leur pose la question, ils ne savent souvent pas quoi répondre. Au Pré-Saint-Gervais par exemple, les anciens expliquent qu’il s’agit d’une histoire de casquette volée, les plus jeunes que c’est la conséquence d’un match de foot litigieux. 

Dès l’école primaire, les gamins sont exposés à ces rivalités. À la sortie, quelques « grands » – des ados – leur expliquent déjà que les minots d’en face sont des ennemis. 

C’est aussi une histoire d’émulation collective. Quelques leaders et une quantité de suiveurs se déplacent en masse, sans toujours savoir ce qui va se passer. La plupart des jeunes ne sont pas équipés mentalement pour affronter une situation qui va dégénérer. Ils y vont avec la peur au ventre et cette frousse peut être motrice d’un supplément de violence. Dans le cas de la mort d’Aboubakar, on observe une alliance de quartiers contre un autre, avec des liens de solidarité qui évoluent en fonction des rapports de force dans la rue ou à l’école. 

Est-il possible d’établir les profils de ces jeunes ?

S’il existe des exceptions, ceux qui sont issus des milieux modestes et défavorisés sont forcément les plus concernés et exposés. Certains contextes familiaux contribuent à précipiter les jeunes dans cette violence. Parfois, ils trouvent plus d’amour en bas d’une tour que dans leur salon. Pour autant, il ne s’agit pas forcément de « parents démissionnaires ». C’est une tournure simpliste qui évite de trop réfléchir – d’autant plus que l’on trouve dans ces bastons des ados bien élevés. Sans décharger les parents de leurs responsabilités, ni tout mettre sur le dos de la pauvreté, la rue est une grande séductrice. Elle aspire plus vite que l’on ne le croit. À un âge où l’on se cherche, où l’on cherche sa personnalité, elle offre des possibilités de gagner « le respect ». 

Quelles sont les conséquences sur leur vie ?

Couverture de A la base c'était luile gentil par Ramsès Kefi

Ce type de rixes, où la réputation (et non la drogue) est le moteur principal, rythme la vie de ces adolescents pendant trois ou quatre ans, puis ils grandissent et passent à autre chose. Parfois, un déménagement, une inscription à la fac ou une rencontre amoureuse suffit à mettre fin à leur carrière de bagarreur. Ces quelques années provoquent tout de même des dégâts psychologiques. Certains sont marqués à vie, traumatisés. Mais lorsque l’on parle aux anciens, ils sont soulagés de ne pas avoir tué ou blessé gravement.

Il faut s’imaginer ce qu’est la vie d’un adolescent pris dans cette dynamique de bandes : des zones géographiques entières leurs sont interdites, et, en cas d’incursion, s’ils sont reconnus, ils risquent gros. Ils savent qu’un tel est ami avec untel, et ils peuvent tomber les uns sur les autres à tout moment. Il peut y avoir aussi des victimes collatérales. Cela crée un climat de peur et de tensions permanentes. Certains collégiens ou lycéens lâchent les cours, où ils sont susceptibles de croiser leurs ennemis. Ils préfèrent sécher plutôt que de risquer leur peau. C’est un fait : ces embrouilles gâchent des carrières scolaires. 

Dans votre livre, vous vous concentrez sur la rivalité entre trois communes : Le Pré-Saint-Gervais, Bagnolet et Les Lilas. Pourquoi ?

Pour la diversité de ces villes, blotties contre Paris. Bagnolet est l’une des villes les plus endettées de France, qui attire de plus en plus de bourgeois, alléchés par les bons plans immobiliers. Le Pré-Saint-Gervais et les Lilas, elles, comptent parmi les coins les plus prisés du 93.  De prime abord, ces deux villes n’ont pas la « « gueule de l’emploi: elles sont mignonnes, mixtes et tranquilles et leurs quartiers populaires ne sont pas des « ghettos ». Ce qui prouve à quel point les « rixes » sont un phénomène complexe. 

Certains disent que les jeunes sont de plus en plus violents, et que ces violences débutent de plus en plus tôt. Qu’avez-vous constaté ?

Pour moi, le niveau de violence ne s’est pas accru. On n’avait pas d’images, mais dans les années 1980, des mecs en attendaient d’autres au coin de la rue avec des bâtons, des opinels ou pire, des canons sciés. Les images et les réseaux sociaux ont bouleversé la donne : l’information circule plus vite, en un instant des centaines de jeunes se donnent rendez-vous pour s’affronter. Puis les vidéos des bagarres sont postées. C’est humiliant pour les victimes de savoir que des jeunes d’un autre quartier peuvent les voir se faire « défoncer » sur Snapchat. Cela leur donne des envies de vengeance, de violence.


Internet et les réseaux sociaux ont tout accéléré ; les jeunes sont plus vifs et plus éveillés sur le monde – c’est l’impression que cela m’a donné. À côté de cela, les problèmes des quartiers populaires ont été largement sous-estimés : des associations qui ferment, un policier proche des habitants – celui que l’on connaît et qui revient tous les jours – qui prend sa retraite, des points de deal qui s’installent, des professeurs et éducateurs qui déménagent… Tout cela crée un sentiment d’abandon et de déclassement qui se paie cash quelques années plus tard. 

Peinture banlieue pour A la base c'était lui le gentil de ramses Kefi
Banlieue Nord ©CC BY-SA 2.0 / Frédéric Glorieux / Flickr

Comment aborde-t-on l’écriture d’un format journalistique aussi long ?

Je n’avais jamais écrit un texte aussi long (70 000 signes). Cela implique plus de réflexion et beaucoup de questionnements pendant la rédaction. L’idée était que les lecteurs le lisent d’une traite et d’arriver à une construction narrative très claire et simple à lire. 

Avec l’équipe éditoriale, nous avons donc opté pour de petits chapitres, permettant de varier facilement les lieux, les protagonistes, les anecdotes.

L’idée de départ n’était pas de faire un récit sur l’émotion des familles, mais de raconter ce qui se passe dans ces territoires après des drames traumatisants. J’ai rencontré des protagonistes de ces rixes, accédé à des documents judiciaires, écouté ceux qui s’engagent contre ces bagarres, récolté de nombreuses anecdotes intimes. J’ai dû faire des choix, respecter la pudeur qui s’impose dans ces drames-là. Il m’était impossible de raconter certaines choses qui pourraient rouvrir gratuitement des cicatrices chez les proches. Ceux qui luttent encore pour faire le deuil ne t’ont rien demandé, tu pousses les portes et tu entres : cela oblige à davantage de précautions. 

Il faut ensuite choisir la bonne écriture, celle qui va coller au sujet, au lieu, à l’histoire des gens. Trouver une image qui résume, une formule qui englobe, qui touche au plus juste. Sans qu’on lui tienne la main, le lecteur ne doit jamais se sentir paumé. Après, le mérite revient aussi à ceux qui ont accepté de témoigner. Sans eux, ce livre n’aurait jamais existé.

Propos recueillis par Julien Mucchielli.