Olivier Le Lay propose une nouvelle traduction magistrale de Mars, récit autobiographique de Fritz Zorn, dans lequel l’auteur suisse germanophone tente, par le langage, de comprendre et conjurer le mal qui l’accable : son cancer. Depuis plus de vingt ans, Olivier Le Lay s’attache, par ses traductions brillantes, à faire découvrir aux lecteurs francophones des textes exigeants de langue allemande. EaN s’est entretenu avec lui.
Olivier Le Lay est né en 1976 à Saint-Brieuc, où il vit encore aujourd’hui. Reçu en 1996 à l’École normale supérieure, il devient au début des années 2000 traducteur littéraire de textes de langue allemande. En vingt-deux ans de carrière, il a traduit une quarantaine d’œuvres de grands auteurs contemporains, dont Peter Handke et Elfriede Jelinek. Il a également retraduit plusieurs chefs-d’oeuvre du XXe siècle tel que Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin – traduction pour laquelle il a reçu le Prix Jules Janin de l’Académie française – et Mars de Fritz Zorn aujourd’hui.
Fritz Zorn écrit Mars en 1976. Il a alors 32 ans, est atteint d’un cancer qui l’emportera à la fin de cette même année, quelques mois avant la publication de son livre. Un livre dans lequel il s’attache à établir la généalogie de ce mal qui l’accable. Il a grandi dans un milieu bourgeois de la rive dorée de Zurich, dans une famille où on apprend à ne jamais former d’opinion, à ne jamais montrer un quelconque sentiment, et à être embarrassé par son corps, tabou absolu. Cette éducation est la racine des maux qui le rongent, de la dépression qui l’a accablée 15 ans durant, de sa solitude absolue, de son incapacité à l’amour et in fine de son cancer. Dans Mars, Fritz Zorn parvient par la langue à comprendre et finalement conjurer ce mal.
Quelle a été votre première rencontre avec Mars de Fritz Zorn ?
Ce qui m’importe, c’est le rapport physique, sonore à ce matériau qu’est la langue.
J’ai découvert ce texte à vingt-sept ans et ai été immédiatement frappé par l’évidence d’un ton, d’un souffle, d’une voix, c’est-à-dire d’une expérience rendue sensible par le langage. J’avais la certitude que j’étais face, non pas à un témoignage – ce que c’est aussi – mais à une œuvre littéraire, une œuvre tournée certes toute entière contre l’ordre social bourgeois conservateur suisse, mais qui travaille la plasticité de la langue. Ce qui m’importe, c’est le rapport physique, sonore à ce matériau qu’est la langue. J’ai besoin de sentir qu’un auteur joue sur les « différences de potentiel » – pour reprendre la formule de Gilles Deleuze – par rapport à une langue normale ou normée afin de tordre et déporter la langue. C’est ce qui m’intéressait dans Mars : voir ce que Fritz Zorn faisait à la langue et ce que la langue faisait de lui.
Mars avait été traduit une première fois en français par Gilberte Lambrichs en 1979 pour Gallimard. Pourquoi une nouvelle traduction vous semblait-elle nécessaire ?
Je tiens tout de suite à dire qu’à mes yeux aucune traduction n’annule la précédente. L’histoire de la traduction est faite d’œuvres qui entrent en écho et se complètent. Toute traduction est le reflet d’un moment de l’histoire de la pensée, est prise dans un contexte intellectuel, social et politique. Gilberte Lambrichs fait cette traduction à la fin des années 1970, celle-ci est marquée par les sciences humaines et la psychanalyse. On la qualifierait peut être aujourd’hui de scientifique ou d’universitaire. Gilberte Lambrichs s’attache à cerner au plus près le sens du texte – ce qui est précieux car c’est une traduction précise – sans se soucier en revanche de sa portée littéraire, c’est-à-dire de la langue qu’emploie l’auteur, de sa singularité, de sa matérialité. La lecture de Gilberte Lambrichs me semble être cérébrale, ma proposition est sans doute une lecture plus physique du texte.
Car dans Mars, c’est par la langue que Fritz Zorn cherche à se libérer de son mal.
Et ce qui m’a accompagné, moi, durant ces mois de travail, c’est cette rage, ce souffle, en aucun cas quelque chose de mortifère qui finirait par déborder de noirceur sur ma propre vie. C’est un texte qui vous porte. On termine épuisé, mais apaisé.
Fritz Zorn s’attache à établir la généalogie du mal qui l’accable et façonne, dans le mouvement même de cette recherche des causes de son mal, une langue qui est au plus près de son objet, une langue apte à cerner, critiquer et finalement détruire le mal. Il y a cette idée, très forte, qui veut que le mal puisse être anéanti à partir du moment où il est précisément nommé, comme dans le conte Rumpelstilzchen des frères Grimm. Mars est en ce sens l’histoire d’une libération par le langage. Et cette importance de la langue passe chez Zorn par une composition profondément musicale, qui procède par répétition, altération et reprise. Il ne dit pas les choses de nouveau, mais les dit à nouveau, en précisant à chaque fois. Dans l’excellente préface qu’il a rédigée pour cette édition, Philippe Lançon parle, à juste titre, d’un texte qui progresse «en spirales». J’ai rarement vu une œuvre littéraire dont le mouvement et la langue suivent et reproduisent à ce point les linéaments, les tours et les détours de la pensée.
On a bien souvent présenté Mars comme un récit sombre, mais votre traduction montre que ce texte est parfois drôle, qu’il est aussi un cri de vie.
C’est un texte qui s’arc-boute contre la mort, qui la chasse, la congédie, c’est un texte de combat. Le sang circule dans les phrases. On s’est assez peu demandé : pourquoi a-t-il écrit cette œuvre ? Il ne l’écrit pas seulement pour lui, il l’écrit aussi pour les autres. Cette œuvre est un geste de partage. Lorsqu’on traduit, on se rend le plus vide possible pour être traversé par la langue, les harmoniques, la scansion d’un autre, on est en permanence dans le dépouillement de soi afin d’être investi par un élément étranger. Et ce qui m’a accompagné, moi, durant ces mois de travail, c’est cette rage, ce souffle, en aucun cas quelque chose de mortifère qui finirait par déborder de noirceur sur ma propre vie. C’est un texte qui vous porte. On termine épuisé, mais apaisé.
Comment procédez-vous pour traduire un tel texte ?
Tous les matins, j’apprends par cœur trois pages du texte allemand, comme un comédien apprendrait son texte. Je mémorise l’attaque, la chute des phrases, la ponctuation, j’ai alors un premier canevas purement physique du texte. Ensuite je sors marcher, longtemps. Pendant que je marche, se met en place mentalement un début de traduction en français, que j’écris, en rentrant, d’une seule coulée à la main. Ceci fait, je m’intéresse plus précisément à ce qui se passe à l’intérieur des phrases, aux frottements sonores, aux allitérations, assonances, à la chimie du texte. Cela me donne un second canevas. Je le saisis à l’ordinateur, en retouchant quelques points sémantiques. Une étape essentielle est la lecture le soir. Pour bien traduire, il faut lire du français, au minimum deux heures par jour. Je lis ce que j’appelle des « lectures conniventes », c’est à dire des textes qui, à mes yeux, entrent en résonance avec celui que je suis en train de traduire, soit de façon évidente, soit souterrainement. Il m’arrive également de demander à des germanophones – ce fut notamment le cas pour Berlin Alexanderplatz – de me lire le texte à voix haute pour bénéficier d’une autre approche sonore.
Est-ce par la lecture que vous êtes devenu traducteur ?
Oui. Les découvertes de l’adolescence ont joué un rôle cardinal. Ma première grande lecture, c’était à quatorze ans : Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier. J’ai alors eu le sentiment que les portes du récit s’ouvraient tout grand, d’y entrer sans plus en sortir. Puis, lors de mes années d’hypokhâgne-khâgne, j’ai découvert ce que j’appelle «la lignée des stylistes», qui m’accompagnent aujourd’hui encore : le cardinal de Retz, Saint-Simon, Chateaubriand, Proust, Julien Gracq et André Pieyre de Mandiargues. Puis, il y eut ce choc que fut la découverte du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Étudiant à Paris, j’ai lu beaucoup de littérature de langue allemande. J’ai alors commencé à traduire des textes qui me plaisaient rythmiquement, sonorement, aussi bien Kafka que les Tableaux de voyage de Heinrich Heine, une grande lecture pour moi. Puis un jour, j’ai montré mes traductions à Jean-Pierre Lefebvre, qui était mon professeur à l’École normale supérieure. J’ai eu la chance de travailler avec lui et de connaître Bernard Lortholary et Georges-Arthur Goldschmidt. Ce sont à mes yeux les trois plus grands traducteurs de l’allemand de l’après-guerre.
Vous avez, très tôt dans votre carrière de traducteur, traduit Peter Handke et Elfriede Jelinek, deux Prix Nobel de littérature. Que vous ont-ils appris ?
Peter Handke m’a parfois dit que ma qualité première, c’était le son, le rythme, la musique, mais que, dans certaines circonstances, je ne me resserrais pas assez sur l’image et introduisais, par facilité, de légers clichés de langue. Lui voulait que l’image soit conservée dans toute sa justesse pour ne pas faire obstacle à la sensation vraie. Il m’a ainsi appris à respecter la justesse de l’image et à épurer ma langue française. Elfriede Jelinek m’a, au contraire, appris à oser, à tordre le français. Lorsque j’ai traduit Enfants des morts, un texte qu’elle considère comme son opus magnum, elle m’encourageait à travailler par compensation. Je lui disais par exemple que je ne pouvais rendre tel néologisme, tel jeu sur la langue, tel frottement sonore dans cette phrase en français, et elle me répondait que ce n’était pas grave, qu’il fallait que je crée moi-même un jeu de mots un peu plus loin. Elle voulait que j’éprouve les capacités de ma propre langue pour, à l’arrivée, avoir un texte qui serait le nôtre.
Vous avez traduit des auteurs assez différents et des textes empruntant à divers genres littéraires …
Je choisis les textes que je traduis, peu nombreux : ce sont des textes dont la langue m’interroge. Il y a aussi une dimension de défi.
Oui, même s’il m’est plus facile de traduire des langues du déploiement. C’est pour cela que je n’ai jamais traduit de poésie, en particulier de poésie contemporaine. Je pense être davantage un traducteur de roman. Je me sens pleinement chez moi par exemple avec un auteur comme Reinhard Kaiser-Mühlecker, que je tiens pour un grand écrivain. Sa langue est riche, protéiforme, caractérisée à la fois par un souffle épique, une très grande puissance rythmique, mais aussi par une forme de lyrisme tenu. Pour traduire son roman Lilas rouge, j’ai eu besoin de très nombreuses lectures conniventes, notamment Un roi sans divertissement de Jean Giono et Aimé Pache, peintre vaudois de Charles-Ferdinand Ramuz.
Je choisis les textes que je traduis, peu nombreux : ce sont des textes dont la langue m’interroge. Il y a aussi une dimension de défi. Lorsque j’ai lu Adieu sans fin par exemple de Wolfgang Hermann, un texte qui raconte le deuil d’un père, je me suis demandé : comment restituer la force, la lumière, la portée de ce récit ? J’ai d’abord eu le sentiment que je ne serai pas à la hauteur. Car lorsqu’on traduit Wolfgang Hermann, on est sur un fil, il faut être au plus près de la justesse de l’image, sinon on bascule dans l’insignifiant ou dans le kitsch. Avoir traduit Peter Handke auparavant m’a aidé dans cette traduction. Le compagnonnage est un aspect important pour moi. Je suis les auteurs sur un temps long : je traduis Arno Geiger depuis 15 ans, j’ai traduit de nombreux ouvrages de Peter Handke et je vais suivre Reinhard Kaiser-Mühlecker, Wolfgang Hermann ou Anja Kampmann longtemps encore. Je n’aime pas beaucoup être seul avec moi-même, alors m’abolir complètement, me dissoudre dans les mots et l’univers d’un autre durant des mois, c’est un soulagement immense.
Quelle relation entretient-on à la langue allemande et peut-être plus encore à la langue française lorsqu’on est traducteur ?
Ma connaissance de l’allemand est livresque car je lis énormément de littérature germanophone contemporaine. Mais ce qu’il faut rendre dans une traduction, ce n’est pas la lettre d’un texte, c’est son mouvement, c’est à dire ce que l’écrivain fait à sa propre langue. Il faut reproduire cela d’une façon ou d’une autre en français par rapport à notre langue et donc éprouver les capacités du français, les déporter, les sonder. Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant d’interroger la langue source que d’interroger la langue cible, c’est à dire pousser le français jusqu’à ses limites. Si on colle au texte, on aboutit à un mot à mot qui n’a pas de sens, une trahison complète. Vous créez une étrangeté qui n’est pas présente dans la langue originale.
Le rôle du traducteur est, aujourd’hui encore, rarement mis en valeur, comment le vivez-vous ?
Je pense malheureusement que beaucoup de gens continuent à lire des textes de langue étrangère sans prêter attention au fait que le texte français a été écrit par un traducteur ou une traductrice. L’invisibilisation des traducteurs est insupportable quand on sait ce qu’est ce métier et ce qu’est le travail sur la langue. Certaines traductions s’inscrivent dans l’histoire de la langue française. Lorsque Philippe Jaccottet traduit L’Homme sans qualités de Robert Musil, il ajoute aussi une oeuvre au patrimoine littéraire
Propos recueillis par Isaure Hiace.